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Billet de blog 3 février 2020

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Pourquoi l’Église orthodoxe russe s’oppose à une loi sur les violences domestiques ?

Le patriarche Cyrille a réexprimé devant la première chaine de télévision son hostilité à des mesures de prévention et de lutte contre les violences domestiques. Position fondée sur des arguments doctrinaux, la volonté de conserver une emprise sur les familles, et une inquiétude sur l'arbitraire possible des services chargés d'appliquer la loi.

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Comme je l’indiquais dans un précédent billet, un projet de loi sur les violences domestiques est en instance d’examen par le parlement russe. Il n’a jusqu’à présent pas été inscrit à l’ordre du jour. Le débat est vif, l’opinion parait avoir basculé, et une enquête récente indique que 70 % des Russes seraient favorables à l’adoption d’une loi. Le projet de texte prévoit notamment, dans un objectif de prévention, la possibilité de prendre par ordonnance de police ou de justice des mesures d’éloignement de l’agresseur de la victime des violences. Il aborde et définit les différentes catégories de violences, intégrant les  violences économiques, psychologiques et sexuelles. Il couvre les violences conjugales mais également celles à l’encontre des enfants ou des ascendants. Le projet a été déposé sur le site du Conseil de la Fédération de Russie, chambre haute du parlement, le 29 novembre, et fait l’objet d’une consultation publique

Je compte publier une série de billets sur ces débats, et en particulier présenter et analyser les positions de ceux qui sont hostiles au projet, et ont pour le moment réussi à le bloquer. 

Commençons par l’Église orthodoxe russe, un des acteurs les plus viscéralement hostile à l’adoption du texte. Cette position diverge de celle d’autres églises chrétiennes : en France, à titre d’exemple, dans le cadre du Grenelle des violences conjugales Dominique Blanchet, Vice-Président de la Conférence des évêques de France, a appelé sans ambiguïté à un engagement renouvelé « contre le fléau des violences conjugales ». L’Action catholique des femmes avait fait paraitre en décembre 2008 Les violences faites aux femmes briser le silence, un important recueil de témoignage de 1400 femmes qui y avait accepté de parler des violences dont étaient victimes.

La position de l’Église orthodoxe russe a été réaffirmée le 7 janvier par le patriarche de Moscou et de toute la Russie, Cyrille, dans l'interview qu'il fait traditionnellement pour Noël sur la première chaine de télévision, Pervy kanal. Je traduis ses déclarations, telles que reproduites par RIA novosti. 

« Le concept même de violence domestique est quelque chose d'emprunté à l’extérieur, à l’étranger. L'adoption de lois afférentes en dehors de nos frontières crée, semble-t-il, dans l'esprit de nos législateurs une certaine dépendance à l'égard de ces innovations étrangères, une volonté de mettre nos lois russes en conformité avec ce qui existe en dans d’autres pays ».

« Mon point de vue est que, tout d'abord, nous devons protéger la famille. Chaque intrusion de l'extérieur dans les relations familiales a d’immenses conséquences négatives. Un policier, un militant ne peuvent restaurer l’amour entre les époux ».

« La racine du problème [des violences conjugales] ne réside pas à l'extérieur, mais à l'intérieur, dans la sphère même de laquelle l'Église est engagée. L'une des tâches de l'Église est de renforcer l'amour dans le cœur de l’être humain, qu'il soit marié ou célibataire. Et bien sûr, il est particulièrement important de le faire dans celui des époux ». 

« C'est un étonnant secret de renoncer à soi au nom d'un autre, ce n'est pas seulement une manifestation de l'amour, mais aussi la nature même de l’amour. Dans une famille habituée à ce don réciproque, et où l’on vit l’un pour l’autre, les violences physiques sont impossibles ».

Illustration 1
Le patriarche Cyrille (Kirill) de Moscou © Wikipédia commons

 Ces thèses peuvent-ils porter ?

L’argument selon lequel le concept de violence domestique est inapplicable à la Russie — on le connait ailleurs pour d’autres types de violences — est largement dépassé. L’opinion russe reconnait la réalité des violences domestiques, cette formulation est bien celle qui s’est installée dans le débat public, et avec 4,9 millions d’occurrences sur l’internet en langue russe, домашнее насилие (violence domestique) dépasse violence policière (4 millions) sur l’internet en langue française.

L’affirmation de la foi en la force de l’amour, quelque soit son pouvoir émotionnel, peinera aussi à convaincre : un des cas de violence conjugale, présent dans tous les esprits, et qui a fait évoluer l’opinion russe, est celui d’un homme qui avait tranché à la hache les deux mains de sa femme qu’il accusait d’infidélité.

La référence à l’importation de modèles étrangers est un marqueur de l’extrême droite et du conservatisme politique russe. Plus opérante, elle prend appui sur l’hostilité aux pays occidentaux. Mais elle s’épuise et ne fait en tout cas pas consensus. Et le pragmatisme russe est aussi enclin à chercher ailleurs les solutions qui y fonctionnent. 

Reste l’idée que la famille doit être protégée des intrusions de l’extérieur, sinon de celles des églises. Cyrille la développe en rappelant la période soviétique, la surveillance et le contrôle exercé par les comités d’immeubles, les organisations et une police omniprésente. L’argument peut être sincère de la part d’une institution qui a connu les persécutions. Il fait partie de la boite à outil traditionaliste. Il peut porter vis-à-vis d’une population convaincue de l’arbitraire possible de l’administration.

C’est probablement sur ce point — le respect des droits individuels — que le projet de loi devra être explicité et défendu, face à des interpellations de bonne foi, des procès d’intention ou des accusations mensongères. Et les associations qui interviendront dans la prévention et la réponse aux violences domestiques devront convaincre qu’elles ne sont pas seulement engagées dans le plaidoyer, mais aussi au service des victimes possibles ou avérées de violence, ce qui est le cas.

Un sondage récent du centre Levada indique que 40 % des Russes pensent que les églises et les organisations religieuses méritent pleinement leur confiance. Ce chiffre ne vaut pas adhésion aux positions qu’elles prennent sur le projet de loi sur les violences domestiques, mais montre que le débat reste serré. 

Et les femmes ? Elles n'ont pas de place dans le système de décision de l'Église orthodoxe, qui les ignore. Elle en ont un peu plus, à peine, dans celui du pouvoir. Elles sont majoritaires dans la population, plus encore parmi les pratiquants religieux et dans l'électorat. Le vrai enjeu est qu'elles prennent la parole, qu'elles portent leur propre voix.

RIA (7 janvier 2020) 

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