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Billet de blog 14 février 2020

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Russie : quels arguments contre une loi de prévention de la violence domestique?

Petr Olegovitch Tolstoi est vice-président de la Douma d’État. Député de Russie unie, propagandiste zélé et provocateur des traditionalistes, il vient de répéter leurs arguments contre le projet de loi de prévention des violences domestiques. Rien de nouveau, on repasse les plats, et ils sont toujours aussi indigestes. Que lui répondent les auteurs du texte ?

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Je continue ici à rendre compte du débat sur le projet de loi de prévention des violences domestiques en cours en Russie, auquel j’ai déjà consacré plusieurs billets, notamment sur la position de l’Église orthodoxe. Des déclarations récentes du vice-président de la Douma d’État, chambre basse du parlement de la Fédération de Russie, faite devant un parterre d’étudiants, et rapportées par RIA novosti, me donnent l’occasion d’y revenir. Je suis le fil des citations reproduites par le journal. 

«  Il est clair que dans notre pays, comme dans tout autre pays du monde, il y a un problème de violence dans la vie courante, de la violence domestique. Et, bien sûr, c'est inacceptable, et je pense personnellement que si un homme lève la main sur une femme, il faut s'arrêter tout de suite, rompre la relation. C’est anormal de vivre avec un tel homme »

« Quant à la loi elle-même, je suis contre cette loi parce qu'elle n'a pas de sens. Les normes qu’elles prévoit existent déjà dans le droit russe, ou sont impossibles à mettre en oeuvre ».

« Les notions de violence psychologique et de violence économique s’interprètent trop largement : tu ne félicites pas ta femme pour le bortsch que tu as mangé, c’est de la violence psychologique ; ta femme te dit qu’elle a besoin de nouvelles bottes d’hiver, tu réponds que l’argent manque, c’est de la violence économique ».

« Une ordonnance de protection pourra interdire à un mari [violent] de s'approcher de la femmes ou de l’enfant [les victimes] pendant 60 jours à moins de 150 mètres. Cela signifie qu'il doit quitter son appartement. Où va-t-il ? Dans le garage d’un ami ? Nous avons chacun un droit au logement, c’est une norme constitutionnelle ». 

« Le projet de loi vise à diviser la famille, à l’aide d’interventions extérieures, en commençant par les voisins et en terminant par des organisations non gouvernementales ».

La charge est lourde, vulgaire, machiste. C’est sa force. Il s’agit de rassembler son camp avant le combat, malgré les consignes, rapportées aussi par RIA novosti , qu’avait données par Vladimir Poutine en décembre : tout se déclarant « partagé » (смешанный) sur le projet de loi, et tout en émettant un doute sur sa nécessité, il avait appelé  à « discuter calmement avec l'opinion publique, à vérifier tout cela. Comprendre ce qui était écrit dans chaque article [du projet], en en anticipant les résultats possibles après l’adoption et l’application pratique de la loi, et ensuite prendre une décision définitive ». 

C’est ce que font les auteurs du projet, et je pioche maintenant dans un article de Meduza (Les 10 principaux mythes sur le projet de loi) et dans un interview donné à Novaïa gazeta par l’avocate Marie Davtian, une des auteurs du projet, les éléments de réponse qu’ils apportent.

1/ Le code pénal et le code des infractions administratives sanctionnent en effet déjà les violences domestiques, sans le faire de façon spécifique, c'était l'objet d'un autre billet. L’argument que le projet de loi n’apporte rien a pour objet d'éviter le débat sur l'essentiel. Ce que le projet ajoute, c’est précisément ceux à quoi se refusent ses détracteurs : des mesures permettant la prévention. Leur raison d’être va probablement de soi pour une opinion publique à juste titre choquée par de drames largement relayés dans la presse. Si vous êtes attaqué dans la rue, vous pouvez vous réfugier chez vous, si vous vivez avec lui, vous n’avez nulle part où aller. Un homme dont le caractère violent est connu peut emmener sa femme dans une forêt et lui couper avec une hache les deux mains. La police attend que le pire se produise, car elle n'a pas d'outils pour intervenir en amont et empêcher les actes violents. Ce sont des faits. Les mesures de prévention — information sur les droits, évaluation du danger par les services de police, ordonnances de protection — devraient être plus efficaces que les seuls avertissements et sanctions pour soustraire les victimes à la violence.

Reste cependant à convaincre qu’il ne s’agit pas d’un voeu pieux. À part les ordonnances de protection, l’idée de prévention reste probablement très abstraite pour l’opinion, celle d’une police au service de la prévention manque probablement encore de contenu. Et il serait sans doute utile que les Russes puissent trouver dans des échanges avec d’autres pays — la France si c’est le cas — des illustrations concrètes et pratiques de telles démarches, et des résultats auxquels elles peuvent arriver.

2/ Derrière l’idée que les notions de violence psychologique et de violence économique sont imprécises, et ne peuvent être caractérisées, il y a bien sûr le refus de l’extension du périmètre des sanctions administratives et pénales. Les auteurs du projet insistent en réponse sur le continuum de la violence, et expliquent qu'il est possible de définir la violence psychologique — insultes, harcèlement, calomnie, menaces ou promesses de représailles contre la victime ou ses proches, et de la prouver sur la base des témoignages de collègues, de proches et de voisins, d’expertises psychologiques, de l’examen des plaintes antérieures de la victime auprès de la police, etc. Ils indiquent que le projet de loi définit les violences économiques comme les situations où une personne prive délibérément une autre de ce qui lui est absolument nécessaire et répond à ses besoins fondamentaux. 

Les résistances à cet élargissement au delà des violences physiques sont multiples ; d'abord dans l’appréciation que les Russes portent sur leur société — une des questions posée par Natalia Tchernova, la journaliste, à Marie Davtian est formulée ainsi « je ne suis pas sûr que la mentalité de notre société soit prête à cela. Ne mettez vous pas la barre trop haut avec cette loi ? » ; aussi dans le système judiciaire — tout ceci est bien compliqué à faire, nous n'avons pas le temps —, peut-être est aussi un point pour lequel nous devrions partager notre expérience, nos policiers et nos juges français ont été confrontés et ont surmonté cet obstacle, semble-t-il.

Mais aussi dans une vision de la place de la femme dans le couple qui cherche à s'imposer. Arrêtons-nous sur les exemples qui reviennent en boucle. Citons aussi Alekseï Komov, membre du conseil d'administration du Congrès mondial des familles : « Ma femme demande mille euros pour un manteau de fourrure, mais je dis non, seulement sept cents. C'est de la violence économique ». Ce sont les marqueurs du pouvoir masculin, avec cette fois les mots et la monnaie des possédants — quand il pense femme et manteau de fourrure, cet homme compte en euros —, ce qui s’exprime, c’est la volonté de dominer.

Comme le répond Marie Datvian, « le pouvoir et le contrôle sont des choses agréables, ce sont des privilèges, et très souvent les hommes s’y adonnent ». On ne convaincra pas Petr Tolstoï ou Alekseï Komov. Les femmes russes peuvent se convaincre de refuser cela, pour elles, et surtout pour celles pour lesquelles la domination devient violence.

3/ L’argument de la violation par le projet de loi de la constitution de la Fédération de Russie, revient de façon récurrente, et risque que de se retourner contre ceux qui l’utilisent. Car les partisans du projet ont beau jeu de souligner que le droit au logement n’est pas supérieur à d’autres droits garantis par cette constitution, comme le droit à la vie et à l’intégrité physique. Qu’il doit être conciliés avec eux.

Ils sont également précis dans la présentation qu’il font des ordonnances de protection, de la diversité des mesures qui peuvent être décidées et de la possibilité de les adapter à chaque situation. Le tribunal pourra rendre une ordonnance obligeant l'agresseur à quitter le lieu de résidence commune pour une période strictement définie. Une telle mesure ne pourra être appliquée que si le contrevenant a la possibilité de vivre dans un autre lieu, y compris en vertu d'un contrat de travail. Si cela n'est pas possible, le tribunal aura d’autres décisions possibles. Le projet de loi prévoit également l’attribution possible d’un logement gratuit, mais pas plus de deux mois, etc. Tout cela peut sembler crédible, même le système judiciaire doit évoluer pour le faire.

4/ Venons en à la menace que ferait peser la loi sur la famille russe. Le discours est à nouveau idéologique et obtus. J’ai abordé ce point dans un autre billet. Marie Datvian, questionnée sur les discussions que les auteurs de la loi auraient pu avoir avec les associations de parents qui défendent cette position, et voient dans le projet « le rejeton d’une idéologie féministe radicale et hostile à la famille, un instrument pour changer par la force les fondements de la société russes », répond qu’ils ont effectivement tenté d’échanger avec elles. Mais que la discussion est impossible avec ceux qui croient que les violences domestiques sont normales et admissibles, que la femme est la propriété de l’homme. Qu’il vaut mieux accepter la violence que de séparer une famille. L’argument est là. Il faut leur faire dire qu’ils acceptent la violence, 90 % des russes la rejettent.

Illustration 1
Maurice Matieu. Pourquoi un homme accepte-t-il d'être battu ? © Wikipedia commons


5/ Un dernier argument, qui n’a pas été évoqué par Petr Tolstoi, mais qui reste encore un lieu commun : celui selon lequel la femme victime des violences a sa part de responsabilité. Et cela devient vite « c’est de sa faute à elle ». Qu’elle provoque, ou qu’elle a fait le choix de rester et de subir. Stéréotype pernicieux et dangereux, parce qu’il permet aux autres, femmes ou hommes, de s’exonérer de leur compassion et de leur solidarité. Marie Datvian y répond que quelle que soit la façon dont la victime se comporte, elle sera toujours exposée aux violences. Que tout peut devenir une provocation, c’est le choix de l’agresseur. Il faut aussi revenir sur cela. Personne ne peut se voir reprocher d’avoir été battu. 

Ce billet est un peu long. Merci au lecteur d’être arrivé jusqu’ici. Mon intention est simplement de restituer les débats russes, ce que je rajoute a peu d'importance. Je voulais aussi montrer que la Russie est capable de débattre, et le fait, que la presse et certains médias relaient et alimentent ces débats, que la société civile prend position, et que l’opinion publique y prête attention, évolue, et peut-être, tranchera et s’imposera — un peu en fait ce que suggère Vladimir Poutine : discutons et ensuite décidons. À court terme, je crois et j’espère que la future loi mettra au moins en place les ordonnances de protection. Nous l’avons fait en 2010 en France, si la Russie le fait en 2020, autant dire que les deux pays l’auront fait ensemble. 

Ria novosti (14 février 2020) - Ria novosti (19 décembre 2019) - Meduza (29 janvier 2020) - Novaïa gazeta (31 janvier 2020)

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