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Billet de blog 7 novembre 2024

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« Ann d'Angleterre » de Julia Deck : la voie royale de l'autobiographie ?

Portrait émouvant mais aussi humoristique d'une mère longtemps captive de ses secrets d'enfance et d'adolescence, « Ann d'Angleterre » se dessine comme souvent avec son autrice, sous les traits avantageux du trompe-l'oeil. God save Julia Deck !

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Parce qu’on avait pris l’habitude d’apprécier fortement les récits en trompe-l’oeil de Julia Deck, voir par exemple par ici ou encore par-là, on se languissait d’apprendre si oui ou non, la romancière obtiendrait un prix littéraire, en cet automne -une saison qui sied particulièrement bien aux atmosphères de ses livres.

Illustration 1
photo: Hélène BAMBERGER, tous droits réservés

Et, oui, le jury du Prix Medicis s’est bel et bien distingué en élisant son Ann d’Angleterre, paru en cette fin août 2024 grâce à son nouvel éditeur Le Seuil.

Car, sous ses faux airs de biographie historique évoquant la vie et éventuellement l’oeuvre d’une célébrité royale britannique, le titre de ce sixième roman cache bien son jeu. A l’instar de Propriété privée qui coiffait au poteau l’existence surtout peu tranquille d’un quartier résidentiel qui s’exposait, en réalité, à l’indiscret regard public d’autrui ouvert à tous les cancans, l’éloge de la personnalité de sa mère, assez secrète, peu banale, ne s’embarrasse pas de lauriers tressés de façon démagogique mais se présente ainsi plutôt comme un repère autobiographique d’importance pour l’autrice.

TOUT CE QUI ÉCHAPPE...

Délaissant peut-être provisoirement la comédie sociale qu'elle affectionne, le changement de ton et de style est notoire. S’il subsiste, tout de même, une pointe d’ironie acide dans certaines considérations sur le milieu médical et hospitalier à destination des personnes âgées, le récit, scindé en deux temporalités, (l’une pour narrer, au présent, l’évolution de l’accident vasculaire cérébral de sa génitrice, l’autre pour remonter les étapes de l’ancienne vie de celle-ci) explore, de manière quasi ethnologique, les modalités et rebondissements d’une destinée qui s’est d’abord beaucoup fiée au courage pour échapper au carcan qui la prédestinait à reproduire une morne existence. Il y a également de l’archéologie, et non des moindres, dans ce creuset obstiné et ces fouilles dans un passé obstinément tu. Et, entre présent et imparfait de l’indicatif autobiographique fictionnel, première et troisième personne du singulier, alternatifs, les reflets dans un miroir qui superposent les figures Mère-Fille, à partir desquelles la romancière tente de les débarrasser, tout en les évoquant, des fantasmes qui se projettent réciproquement l’une sur l’autre.

Comme souvent avec Julia Deck, c’est ce qui échappe, qui fuit, qui refuse de dire clairement son nom, d’épeler sa vraie nature, qui mérite son attention et la nôtre. Pour Ann d’Angleterre, c’est une petite phrase qui la hante obstinément alors qu’elle ne parvient pas à se souvenir d’abord de son énoncé, mais qui s’avérera de la plus haute importance et qui ne nous sera révélée qu’à la fin du roman.

Tout comme c’est l’absence du son de la radio habituellement allumée et l’absence de tout fumet, de toute odeur de cuisine qui alertent sa narratrice sitôt qu’elle franchit le seuil de l’appartement de sa mère, au neuvième étage d’un immeuble chic et moderne sur le désordre des habitudes.

... CE QUI TROMPE...

Admirable de concision, le début du récit prend le temps d’installer une feinte langueur de dimanche électoral, à l’issue duquel, tel un rituel, la narratrice va dîner chez sa mère vieillissante mais qu’elle découvre, ce jour-là gisant, inerte, sur le carrelage de la salle de bains. Car, c’est bien connu, les affres de ce qui ressemblerait de loin comme de près à une tragédie, sont d’abord paisibles. Sans doute pour mieux mettre en valeur l’accélération soudaine des faits, leur dramatisation et la course au suspense. Le « fatum » est aussitôt reconnu : « C’est aujourd’hui, c’est maintenant. C’est l’instant qu’à force d’appréhender j’ai perversement désiré pour savoir s’il se produirait un jour, à la fin, et quand, et comment, et ce qu’il adviendrait de moi par la suite, si je céderais à la terreur et me jetterais du balcon du neuvième étage, ou si, au contraire, je prendrais mes quartiers dans l’appartement pour ne plus jamais quitter l’enveloppe de ma mère. » (1)

A lui seul, le paragraphe pourrait servir de résumé condensant l’intrigue et la tonalité du livre et pourrait figurer en 4è de couverture pour convaincre ses lecteurs potentiels de se le procurer afin de suivre les méandres d’une conscience aux aguets de toutes les hypothèses qui se bousculent au moment où un événement majeur vient troubler le train-train trop paisible d’un quotidien qui s’ingénie à remiser toujours à plus tard, la question de la survie, avant un inventaire pour liquidation de l’enfance.

Malgré cet accident de santé majeur, et les prédictions trompeuses des docteurs quels qu’ils soient et furent (le généraliste en tant que médecin traitant habituel de la mère s’est fourvoyé en prescrivant, à tort, l’arrêt d’un coagulant qui a sans doute été la cause de l’AVC), la mère de Julia Deck ne recouvre pas toutes ses facultés mentales et motrices mais survivra bien au-delà des délais pessimistes annoncés : toute conversation un tant soit peu élaborée est désormais impossible, c’est donc par d’autres biais que la narratrice va enquêter pour en apprendre davantage sur sa mère. Sur son enfance, d’abord, de condition modeste, passée dans les environs de Billingham, au nord-est de l’Angleterre, dans un contexte d’industrie pétro chimique qui permet à l’autrice d’évoquer, pour l’occasion, le roman d’anticipation d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, composé pour critiquer l’actualité selon lui sordide d’une société mécanisée à l’extrême. Et Julia Deck de riposter en justifiant cette allégeance à un mode de vie moins pire que celui décrit par un autre écrivain anglo saxon, George Orwell.

De documents en souvenirs personnels, l’autrice remonte un arbre généalogique maternel pour mieux appréhender les racines d’une vie qui bifurquera radicalement lorsque sa mère entreprend de s’extraire, en toute indépendance, mais au prix d’une immense solitude, de pareille condition et de s’engager dans des études littéraires, en France.

... ET TOUT CE QUI DISSIMULE

Mais les véritables raisons de cet exil sont-elles si transparentes qu’elles voudraient le faire accroire ? Convoquant aussi deux cousines, Kate et Alice à qui elle a pris l’habitude de rendre visite à intervalles estivaux réguliers, l’enquête historique et biographique ne tarde pas à s’apparenter à une investigation quasi policière, chargée d’écarter les fausses pistes occultant une vérité qui ne sera jamais tout à fait limpide.

Dédoubler les perspectives : voilà l’autre qualité intrinsèque de la stylistique de Julia Deck. Qu’on avait déjà pu appréhender aussi bien dans Triangle d’hiver que dans Viviane Elisabeth Fauville. Duplicité des identités, effets de reflets d’une personnalité sur une autre, réconciliation des contraires d’abord savamment distingués pour mieux les confondre : Ann d’Angleterre, mi britannique mi française, donc, n’échappe pas à la règle du double fonds des choses et des êtres. Comme Kate va forcément irréductiblement avec Alice, fille et mère ne peuvent que se dévisager pour se comprendre elles-mêmes respectivement. A moins qu’une tierce personne, inattendue, celle-là et faisant irruption au détour de la fameuse phrase qui échappe à leur mémoire commune, ne vienne encore complexifier une complicité qui ne se vautre, cependant, dans le complot ?

On est indubitablement ému de parcourir, avidement, les pages de ce nouveau roman d’une autrice qui n’oublie jamais de recourir à l’humour pour désarmer l’excès de gravité qui ferait déborder le roman aux limites de la commisération. Ni d’adresser quelques discrets clins d’yeux à ses lecteurs les plus aguerris. Ce sixième opus de Julia Deck nous convainc encore une fois qu’elle est parfaitement douée pour détourner les apprêts fatigués des vieux contes pour enfants dont elle n’aime rien tant qu’ôter la pellicule trop lisse qui affadit les angles, déçoit les retournements de situation, lessive jusqu’à les rendre trop pâles, l’humeur des couleurs sombres.

La romancière affectionne les jeux de pistes, quand bien même ils mènent vers des impasses puisque le plaisir de l’énigme compte avant tout.

Comme dans Monument national qu’on a pu voir comme confondant, exprès, les figures de monstres sacrés comme Jean-Paul Belmondo, Alain Delon et Johnny Halliday, Ann d’Angleterre réclame sa part de « château » et l’obtiendra, même s’il prend les atours d’un établissement de soins et de repos pour y finir ses jours. Peut-être, d’ailleurs, s’agit-il du même manoir, même si la façade, dans l’un, est clairement fictionnel, tandis que, dans l’autre, son revers est nettement plus réaliste ? La nurse des enfants du domaine de Monument national, prénommée Anna, issue d’une famille nombreuse de banlieue, et décrite comme aimant se réfugier dans la littérature des contes, n’annonce-t-elle pas cette autre femme dont le patronyme, aujourd’hui, est ironiquement et royalement l’héroïne à raison revancharde, puisque savamment ambitieuse, qui trônera d’autant plus longtemps, on l’espère, sur les étals des libraires, maintenant que Medicis l’a, à juste titre (si on ose l’écrire)… couronnée ?

note:(1): Ann d'Angleterre, roman, Julia Deck © Le Seuil éditeur, pp. 12-13. Les autres romans de Julia Deck, évoqués par le présent article, sont tous publiés chez Minuit.

ANN D'ANGLETERRE, de Julia DECK, © Paris, Le Seuil, collection "Cadre rouge", 19 août 2024 - prix Medicis 2024. 20 € (version imprimée) ou 13, 99 € (version numérique).

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