À ceux qui, en périphérie de Lyon, n'auraient jamais eu l'occasion de connaître les spectacles de la Palermitaine Emma Dante, on ne saurait jamais assez leur conseiller de se rendre au TnP de Villeurbanne, pour y découvrir un monde très personnel, reconnaissable entre tous, mais chaque fois chamarré de nouvelles propositions scéniques qu'on se remémore longtemps. Nous en avions déjà rendu compte en de précédents articles (1) mais on ne saurait se lasser de décrire ces hymnes à la vie et à l'amour que l'artiste, pluridisciplinaire, ne manque pas d'inventer jusqu'au paroxysme élégant des émotions qui les motivent.
Le titre, cette fois, est emprunté à une chanson de variétés, populaire, "Il tango delle Capinere", autrement dit "Le Tango des fauvettes" (Frédéric François, le chanteur de charme hexagonal en a proposé sa propre version, en des temps plus mélos et sirupeux que ceux d'aujourd'hui). (2)
Laquelle serine (la fauvette est l'emblème des amours passagères) : "L'amour ne sait pas se taire/ Et voici la chanson de mille fauvettes". Car oui, avec Emma Dante, l'amour se proclame haut, fort et maladroit, par hoquets successifs, courses éperdues, regards intenses, gestes fiévreux, au trot, au galop, rarement au pas ou seulement lorsque les protagonistes sont devenus trop âgés pour réussir la prouesse de cavales plus ou moins spectaculaires. Ce qui est justement le cas des deux vieillards qui ouvrent ce bal perpétuel qui, pendant une bonne heure, entraînera un seul et même binôme à remonter le temps: de la prison dorée de l'âge canonique à la fausse liberté des jeunesses jamais terminées.

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Deux malles, sur le plateau, suffisent pour figurer tout mobilier. Objet nomade s'il en est, cachette aux secrets et trésors bien gardés, fussent-ils de pacotille. Le dépouillement est toujours la mesure par laquelle Emma Dante ordonne à ses sonates scéniques de privilégier l'essentiel, honnissant le superflu, préférant l'épure sculptée par la lumière, par le son, par les frous frous de costumes que les acteurs danseurs froissent rageusement ou amoureusement, sinon amèrement parfois.
Le corps revêt une importance capitale dans l'esthétique ainsi déclinée à l'envi, au fil de spectacles qui se jouent souvent en rond: l'insularité de la Sicile semble orienter obstinément la dramaturgie de numéros qui se fixent pour objectif de "révéler les malaises et problèmes que les gens ont tendance à refouler."
Et, en effet, rien ne nous est épargné jusqu'au point de déclencher les rires (de défense?) lorsqu'on scrute la Vieille et le Vieux qu'on jurerait sortis de la pièce "Les Chaises" de Ionesco, occupés à se tenir encore un peu debout et fringants, mélangeant champagne et comprimés, rotant et pris de reflux gastriques que le masque cireux de leurs rides marquées ne met que davantage en relief. Claudiquant, les deux cacochymes s'épuisent à tenter de mettre à l'arrêt le gousset d'une ancienne montre qui leur échappe des mains: même compté, le Temps s'affole de devoir encore faire semblant de les voir valser d'un vertige l'autre. Des fantômes rôdent autour d'eux, au rythme d'une boîte à musique de laquelle ils semblent s'être évadés. Et la couleur sépia de les cerner encore dans un simulacre de corps-à-corps cassé, heurté par la fatigue, finalement oblitéré puis gagné.
Cette prouesse des interprètes, qui vont bien au-delà de la simple performance de composition, nous donne à ressentir la mer toute entière des eaux de la mélancolie qui les submergent. La danse -presque uniquement elle- tend, tisse la narration et Manuela Lo Sicco et Sabino Civilleri qui sont aussi ensemble à la ville, ne s'épargnent jamais pour figurer ce couple rajeunissant peu à peu. Le subterfuge, malin, consiste, pour marquer les différences d'âge successives, de s'arranger pour que l'un ôte un vêtement et que l'action en cours le justifie, tandis que l'autre l'aide à s'en défaire et réciproquement.
POUPÉES RUSSES
Comme des couches d'oignon débarrassées, petit à petit de leurs pelures, comme des poupées russes s'emboîtant l'une en l'autre, ces six couples aux âges distincts s'élancent dans des farandoles où l'éducation d'un enfant équivaut à un festin cannibale, où les rondes de séduction mettent à mal conventions et élégances, où robe, voile de mariée moins immaculées que dans leurs souvenirs, sont comme des drapeaux agités sur un radeau de fortune: si l'Autre, toujours le même, est une béquille, il peut aussi s'avérer toxique et, à ces jeux de l'intermittence des scènes de ménage, les rôles s'interchangent aussi fréquemment que le caprice en décide. Le prosaïsme du quotidien n'est pas oublié, il se manifeste lors de soirées où le téléviseur devient l'objet transitionnel de conflits et les mots, chiches, d'éructer plus de reproches que de lascifs roucoulements.

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Presque muette en apparence, la pièce laisse bavarder l'intimité qui creuse un nid en désordre. Au gré des circonstances, pétards et langues de belle-mère, cotillons, ballons et serpentins comme souvent chez Emma Dante, ont pour rôle d'éclaircir vivement l'espace et de cingler la griserie lénifiante de la routine. Comme les paillettes multi colorées sur une veste, une robe, permettent au regard de moins observer l'avachissement des corps. Ou comme une simple guirlande d'ampoules électriques (c'est elle qui ouvre et referme les festivités) devient la métonymie d'un ciel étoilé de plein été.
LES MOINDRES RECOINS DU PLATEAU
Moins narratifs que les précédents spectacles d'Emma Dante, ces instants de fulgurances se cousent les uns aux autres tels une couverture de patchwork (un accessoire qui apparaît toujours à un moment ou l'autre de ces opus) : bien que paraissant rompue, l'unité se resserre autour de l'idée principale qui définit la trame.
Plus que d'autres, Il tango delle Capinere nous oblige à regarder dans tous les recoins du plateau et de notre conscience. Luttant contre la manie contemporaine de "garder les yeux baissés", Emma Dante et ses artistes nous convainc, puisque besoin est, de laisser au contraire nos regards s'élever:
"... le théâtre est le lieu du rêve et du cauchemar, il faut mener une action, même forcée, afin d'éloigner tout ce qui concerne notre relation virtuelle avec le monde (...) Aujourd'hui, nous vivons dans une époque dangereuse, car je vois beaucoup d'yeux baissés. Mais si le spectateur est capable de fixer son regard, droit devant, vers un futur hypothétique, alors il peut participer à ce cauchemar, à ce rêve qu'il voit." (3)
À l'intersection de ses spectacles, Emma Dante rappelle également combien le rapport charnel, réel avec l'Autre, est essentiel. Comme si l'aphorisme de René Char en était le métronome qui instille cette nécessité et insuffle à ses danses la volupté d'une flamme :
"Il n'y a que mon semblable, la compagne ou le compagnon, qui puisse m'éveiller de ma torpeur, déclencher la poésie, me lancer contre les limites du vieux désert afin que j'en triomphe. Aucun autre. Ni cieux, ni terre privilégiée, ni choses dont on tressaille.
Torche, je ne valse qu'avec lui." (4)
Notes:
(2) Il tango delle Capinere: musique de Bixio, paroles (italiennes) de Cherubini, © & ® 1959
(3) extraits de "Enfants, animaux et idiots", par Laure Adler & Emma Dante, © Editions universitaires d'Avignon, 2018 (programme de salle du TnP).
(4) René Char, extrait de "La bibliothèque est en feu", in Commune présence, © Paris, Gallimard, 1964
IL TANGO DELLE CAPINERE, jusqu'au samedi 24 mai 2025, TnP de Villeurbanne, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, relâche le lundi, salle Jean Bouise - durée: 1 h. - spectacle en italien surtitré en français - www.tnp-villeurbanne.com - Place Lazare Goujon Villeurbanne - métro A arrêt Gratte-Ciel - bus C26, 27, 69 arrêts Verlaine 4 août ou Mairie de Villeurbanne - 04 78 03 00 -
texte et mise en scène: Emma Dante
avec Sabino Civilleri et Manuela Lo Sicco
assistanat à la mise en scène Daniela Mangiacavallo
lumière Cristian Zucaro
organisation Daniela Gusmano
traduction du texte en français Juliane Regler
traduction des surtitres Franco Vena
surtitres Cécile Marroco
régie Marco D’Amélio
spectacle en collaboration avec l’Institut Culturel Italien de Lyon
production Atto Unico
coproduction Teatro Biondo, Palermo ; Emilia Romagna Teatro Fondazione ERT – Teatro Nazionale ; Teatro di Roma – Teatro Nazionale ; Carnezzeria ;Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier ; MA scène nationale – Pays de Montbéliard
en collaboration avec Sud Costa Occidentale et l’Institut Culturel Italien de Lyon
coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone, Rome