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Billet de blog 5 décembre 2022

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Déconstruire ou caricaturer les normes (8) : le retour de l’éternel…

En dépit des revendications à l'émancipation et à la déconstruction, nous ne pouvons que constater le retour en force de certains stéréotypes concernant le féminin et le masculin, même au sein des mouvements les plus progressistes. Or, face à l'urgence politique, il ne peut y avoir de lutte commune sans reconnaissance d'une implication partagée

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A travers ces réflexions sur les questions de genre, il s’agit donc de souligner ce qui apparaît comme une tendance contemporaine de fond : le retour en force de normes et catégorisations identitaires, sur un mode essentialisé, déshistoricisé et naturalisé. Plutôt que de déconstruire les stéréotypes, en abordant la réalité concrète des situations vécues par des personnes incarnées, éprouvées et affectées, on en arrive effectivement à imposer des catéchismes autoritaires, et à prononcer des anathèmes à l’égard de quiconque oserait les questionner - via notamment l’insulte suprême : réactionnaire ! Par exemple, s’interroger sur certains courants du mouvement transidentitaire ne signifie pas être transphobe, bien au contraire. Dès lors, que penser des censures, intimidations, insultes, proférées sans retenue dès qu’un discours non conforme est exprimé ? Dans quelle mesure faut-il se sentir insécure dans ses propres convictions pour interdire toute voix divergente ?

Cependant, comme le rapporte le magazine « Marianne », sous prétexte de prises de position polémiques concernant l’influence des discours militants sur « la fabrique des enfants transgenres », « la mairie de Paris-Centre vient d'annuler la tenue d'un colloque sur les nouveaux enjeux des parents lors duquel Caroline Eliacheff [pédopsychiatre] devait intervenir, le dimanche 20 novembre. « La mairie est engagée contre toutes les discriminations et contre la transphobie », justifie publiquement la ville, qualifiant les intervenants de « chercheurs aux positions controversées » ».  Mais pourquoi, alors, ne pas contre-argumenter, présenter d’autres faits, répondre aux critiques point par point à travers des témoignages ou des études contradictoires, en ouvrant le dialogue ?... Pourquoi censurer plutôt que de prendre le risque de se confronter ? Désormais, certains groupes militants en arrivent à affirmer que « seuls les trans peuvent parler des trans » - ce qui constitue à nouveau un enfermement identitaire tout à fait préjudiciable, d’autant plus si on veut effectivement lutter contre l’ostracisme et la transphobie…De surcroit, ce genre d'affirmation revient tout simplement à discréditer toute approche sociologique, ethnologique, historique, psychologique, à condamner définitivement les sciences humaines, impliquant intrinsèquement un regard décentré, en faveur de récits communautaires performatifs.

Par ailleurs, n’oublions pas que, en ce qui concerne Caroline Eliacheff, elle exprime son concernement et sa préoccupation - à tort ou à raison…- à l’égard de mineurs. Certes, il est essentiel de toujours entendre la parole des enfants, de leur laisser la possibilité de s’exprimer, d’affirmer leurs opinions et leurs désirs, en les considérant comme des acteurs à part entière de leur existence, participant indubitablement à leur monde. Mais faut-il pour autant oublier leur besoin d’être protégés, de pouvoir surseoir, de ne pas devoir se décider trop précocement, de vivre une forme d’insouciance préservée de certains choix ou responsabilités ? …Les enfants n’ont-ils pas le droit de prendre leur temps, d’hésiter, de se chercher, d’apprendre, de rencontrer, de rêver, d’imaginer sans contrainte, de faire des expériences, de jouer, avant d’exercer pleinement leur citoyenneté et d’accéder à l’autonomie ?  N’est-ce pas là une obligation sociale, éthique, générationnelle ? Affirmer le contraire ne reviendrait-il pas à dénier l’infantile, l’immaturité, la différence des générations, la croissance, à revendiquer une forme de fantasme d'autoengendrement ? L’autonomie véritable se construit pourtant à travers la dépendance et les limites imposées par autrui…Nonobstant, certains militants, à l’instar de Juliet Drouar, revendiquent tout simplement le droit de vote pour les 15 millions de mineurs en France….« Les personnes mineures nont rien. Iels sont complètement dépendantes émotionnellement, affectivement, intellectuellement et matériellement des adultes de la famille. Iels nont pas de personnalité juridique, de ressources propres, de droit de vote, la possibilité de choisir où habiter et quoi apprendre ». En effet, c’est là notre condition humaine, de nous confronter à une dépendance originaire incontournable, d’arriver au monde « incomplet », inapte pour survivre seul, en nécessité de poursuivre une ontogenèse sociale à travers une « couvaison » collective, pour le meilleur et pour le pire…Mais peut-être que, pour nos hardis défenseurs des droits, « seuls les enfants peuvent parler des enfants » …Et, au passage, tant qu'à considérer que les enfants sont déjà autonomes, pourquoi ne pas continuer à brocarder le droit à être spécifiquement protégé du fait de son immaturité et de sa vulnérabilité, pourquoi ne pas poursuivre systématiquement la mise à mal de la justice des mineurs, de l'Aide Sociale à l'Enfance, de l'obligation d'une scolarisation publique et collective, des soins pédiatriques et pédopsychiatriques...Pourquoi se préoccuper de la pédocriminalité et des violences sexuelles sur mineurs, puisque, visiblement, les enfants seraient déjà aptes à donner leur consentement, sans être influencés par des adultes malveillants ?....D'ailleurs, ce déni de l'enfance constitue souvent l'un des arguments des incesteurs : "mais iel était suffisamment mature pour faire un choix, iel a décidé tout.e seul.e, iel a pris l'initiative, iel était participant.e, "...

"Laisser faire ce qu'il veut à l'enfant qui n'a pas développé sa volonté, c'est trahir le sens de la liberté" (Maria Montessori) 

Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, certains mouvements féministes revendiquent explicitement une forme de séparatisme, au nom d’une différence irréductible, polarisée par des assignations structurelles entre dominants et dominés, ou oppresseurs et victimes. Certes, la prévalence d’un imaginaire masculin oppressif, d’une forme de virilité toxique, de normes patriarcales ubiquitaires, est incontestable – et doit absolument être dénoncée. Mais, en ce qui concerne les « identités de genre », cela justifie-t-il des clivages assez déconcertants entre, d’un côté, une naturalisation biologique, de l’autre, une ontologie purement subjectiviste et performative, ou encore l’assignation systémique par des structures de domination univoques et inamovibles ? A chaque fois s’opère finalement un déni de complexité, un réductionnisme mutilant, amenant à des dérives très problématiques.

A ce titre, j'ai été particulièrement intéressé par un entretien avec Paul B. Preciado, réalisé à l'occasion de la publication de son dernier ouvrage "Dysphoria Mundi". De fait, ce philosophe "mutant" affirme vouloir se décaler des "politiques de l'identité". "Je ne voulais vraiment pas tenir un discours sur « nous, les trans », mais traverser un espace, politiquement essentiel, mais non cartographié". Car, au-delà des minorités sexuelles, les normes disciplinaires s'appliquent finalement à tous les corps et à toutes les existences, "les bizarres, les racisés, les minoritaires, les trans, cela concerne désormais tout le monde". Ainsi, "les diverses formes de contrôle politique, digital, médical, pharmacologique débordent le cadre des minorités". Dès lors, "face à la normalisation, à la capture, à la destruction, je ne vois pas comment on peut faire autrement que de reconquérir sa fonction désirante", dans la mesure où "la destruction de tout lien collectif a été un anéantissement de la subjectivité, du lien social, de l’énergie désirante". Comment ne pas souscrire à un tel constat ? Paul B. Preciado pointe également le risque de "la réabsorption des luttes dans des logiques d’identité", ce qui correspond exactement à la ligne que je cherche à défendre. Ainsi, "la question des politiques d’identité sexuelle sature les débats, en se concentrant sur l’enjeu de la loi, mais pas du tout sur les questions du désir et de la liberté. Par exemple, cette obsession à tout réduire au consentement. Au secours. J’aimerais entendre parler du désir ; il est où le désir dissident ?". Toute dynamique révolutionnaire, authentiquement trans, devrait subvertir toutes les tendances à la normalisation, à l'évidence statutaire, à la catégorisation, à la naturalisation, à la capture par l'ordre hégémonique : "le féminisme binaire et normatif est pour moi dans un moment de régression hyperbolique" ; "ce qu’il faut combattre, c’est le masculinisme, pas les hommes. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les politiques d’identité féministes, gay ou lesbienne. C’est le corps politique". Merci !! D'ailleurs, comme le rappelle Raewyn Connell, la masculinité toxique peut aussi être incarnée par des personnes avec utérus...Et pour en remettre une couche avec Judith Butler, ce qui importe, c'est de "faire voler en éclats les catégories qui enferment les individus dans l’alternative femme/homme et qui les stigmatisent lorsqu’ils dérogent aux normes de genre".

Comment peut-on prôner la déconstruction, tout en essentialisant le féminin et/ou le masculin, en tant que substances éternelles ? N’est-il pas possible de considérer à la fois, de façon dialogique, le caractère systémique des discriminations sexuelles, mais aussi la singularité des trajectoires de subjectivation et des expériences intimes, sans négliger pour autant les déterminismes sociaux et physiologiques ?

Prenons l’exemple de Sandrine Rousseau. Celle-ci a signé récemment, avec Adélaïde Bon et Sandrine Roudaut, un ouvrage intitulé « Par-delà landrocène ». Ce terme, dont la « paternité » est attribué à Myriam Bahaffou et Julie Gorecki dans la préface de l’ouvrage le Féminisme ou la mort (1974) de Françoise d’Eaubonne, pionnière de l’écoféminisme, est censé permettre « de lier extractivisme, colonialisme, capitalisme et patriarcat », en pointant la responsabilité univoque du masculin et de la virilité dans le dérèglement climatique…Ainsi, le terme « anthropocène » ne serait pas légitime, car il affirmerait que l’espèce humaine tout entière exercerait une influence délétère sur les écosystèmes et la régulation du climat, en incluant également les femmes. Mais pourquoi, dès lors, ne pas utiliser les notions de « capitalocène », ou encore de « patriarcalocène » ? Car, à travers ce terme d’« androcène », il s’agit bien de désigner exclusivement les hommes comme des « oppresseurs, différents selon les lieux ou les époques, [qui] ont exploité et asservi la multitude pour leurs intérêts propres », sans nuance. On peut certes analyser la catastrophe écologique actuelle comme étant directement liée aux violences contre les corps féminins et racisés, et contre les écosystèmes. Néanmoins, les dérives du terme « androcène » sont évidentes, en dépit de la nécessité de déconstruire le système patriarcal. Les femmes seraient, en soi, des protectrices de l’environnement, en phase avec la nature, victimes de l’expropriation masculine, en quête d’une « sécurité écologique nouvelle » - sans aucune participation ou complicité avec le capitalisme hégémonique… Dès lors, « de Greta Thunberg aux Femen, on attaque les messager.ère.s pour tuer le message. L'Androcène se débat ». La lutte anticapitaliste et écologique a-t-elle vraiment besoin de réactiver le mythe de sociétés matriarcales intrinsèquement égalitaires, en phase avec la nature, mais polluées et souillées par le colonialisme et la prédation masculine ? A l’heure où l’impératif de faire front commun, de converger dans les luttes, parait de plus en plus urgent, est-il vraiment légitime d’induire de tels clivages entre l’Homme destructeur et la Femme protectrice, occultant d’ailleurs « lexistence passée et actuelle de sociétés matriarcales dotées dinstitutions détentrices de la violence légitime » ? « Sans nier les excès oppressifs des sociétés patriarcales récentes dont les nôtres perpétuent aujourdhui les mécanismes discriminatoires, ne serait-il pas plus fructueux de sortir du dualisme radical opposant dune part, des sociétés matriarcales égalitaires, tolérantes, sans discrimination, non coercitives, en équilibre, écologiques et démocratiques et, dautre part, des sociétés patriarcales violentes, hiérarchiques, expansionnistes, non respectueuses de lenvironnement, fondées sur la propriété privée, lexploitation et la destruction des ressources, et coercitives envers les femmes ? » (Pascal Picq). Est-ce vraiment une question de genre, ou plutôt de système socio-politique global, impliquant à la fois les femmes et les hommes, à travers une coresponsabilité et un horizon partagé ? Certes, les capitalistes les plus destructeurs des écosystèmes, de la biodiversité, mais aussi des cultures, des individus, sont indéniablement des hommes, et ce depuis l’émergence de cette économie mondialisée prédatrice, captatrice, colonisatrice, etc. Mais faut-il pour autant en faire l’essence de la masculinité ? Et par ailleurs, faut-il également penser que les femmes sont exclusivement victimes, et qu’elles ne participent pas à ce système économique suicidaire, qu’elles n’en sont pas complices, voire partie prenante, sans pour autant penser que cette « perversion de la nature des femmes » serait uniquement l’aboutissement de l’idéologie patriarcale ?

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Comme le soulignaient certains commentaires sur Mediapart, « les 7 millions de débiles qui suivent les aventures de Kim Kardashian se faisant les ongles et lorgnent sur cette callipyge à deux balles sont rarement des hommes. La pub nest-elle pas destinée prioritairement aux ménagères de 50 ans? ». « Au nom de quoi exonérer les femmes des pulsions quelles partagent avec les hommes, si ce nest pour instiller quil y aurait une tare congénitale chez le mâle blanc hétérosexuel? ». « Le problème est que le monde souffre en premier lieu de la bêtise et de la cupidité humaine, hommes et femmes confondus, qui préfèrent lavoir à l’être. La question est quen posant mal l’équation, lon a peu de chance de la résoudre et en ce sens Sandrine Rousseau a perdu davance » …

Comme le rappelle Michel Magny « la géographie des émissions se calque largement sur les structures de l’économie-monde héritée du capitalisme colonial ; de ce point de vue, lAnthropocène est bien un Occidentalocène, ou encore un Capitalocène ». De la même façon, le taux d’érosion de la biodiversité est « corrélé avec le PIB par habitant et lindice dinégalité sociale ». Là s’exprime sans ambages une « opposition irréductible entre le monde limité que constitue notre planète et les capacités inextinguibles et insatiables de lagir humain dans le système capitaliste mondialisé » - hommes et femmes confondus…

D’après Sandrine Rousseau, avec laquelle je partage pourtant l’essentiel de ses perspectives politiques, il faudrait nécessairement une sensibilité spécifiquement féminine « pour nous permettre de prendre les bonnes décisions »…Cependant, il y a quelque chose d’un peu pathétique à écouter celle-ci essayer de nous convaincre qu'Angela Merkel aurait mené une politique plus "féminine", c'est à dire plus sensible, moins froide que celle de ses congénères masculins…Ne pourrait-on pas, au contraire, oser une hypothèse choquante : si certaines femmes se font "complices" de l'ordre capitaliste / patriarcal, voire le défendent becs et ongles, faut-il imaginer, outre leur servitude volontaire, qu'elles pourraient y trouver certains bénéfices, identitaires, statutaires, matériels ? Que penser de Giorgia Meloni, Marine le Pen, Margaret Thatcher, Sarah Palin, Theresa May, Christine Boutin, Frigide Barjot, Christine Lagarde, Valérie Pécresse, Roselyne Bachelot, Nadine Morano, Élisabeth Borne, Myriam El Khomri, Rachida Dati, Ursula von der Leyen, Ayn Rand…liste non exhaustive, à compléter sans restriction.

Illustration 2

Dans « Féminisme pour les 99% », Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharva et Nancy Frazer s’inquiètent d’ailleurs de l’implication de certaines femmes dans la logique capitaliste néolibérale : « Est-ce quon peut considérer comme féministe le fait que des femmes de la classe dirigeante effectuent le sale boulot ? Lorsquelles bombardent dautres pays et soutiennent des régimes dapartheid ? Lorsquelles mènent des interventions néocoloniales au nom de lhumanitarisme tout en fermant les yeux sur les génocides perpétrés par leurs propres gouvernements ? Lorsquelles utilisent les ajustements structurels, les dettes et les mesures daustérité pour exproprier des populations sans défense ? ». « Nous sommes préoccupé.e.s par la récupération des mouvements d’émancipation, devenus des alliés ou des alibis des forces qui ont favorisé le néolibéralisme ».

« Courrier International » nous rappelle également que « ce sont aussi très souvent des femmes qui enferment leurs maris dans le giron de la dictature », à l’instar d’Elena Ceausescu, de Leila Ben Ali, de Simone Gbagbo… « Au Rwanda, Agathe Habyarimana, l’épouse du défunt président Juvenal Habyarimana [assassiné en 1994], est accusée de complicité de génocide et de crimes contre lhumanité ». Par ailleurs, Park Geun Hye fille du dictateur coréen Park Chun Hee, a véritablement mené un pouvoir dictatorial entaché de corruption et de népotisme… Merde, la Femme pourrait donc être un Homme comme les autres, sans sensiblerie et avide de domination ?

Certes, l’Histoire retient peu de figures de femmes ayant véritablement exercé un pouvoir officiel, à l’instar de l’impératrice Catherine II de Russie. Car, « l'un des problèmes que pose l'examen des femmes puissantes de l'Histoire, c'est que nous négligeons l'importance des femmes du commun et le rôle qu'elles jouaient quotidiennement dans leurs communautés et leur cercle familial » (Aneily Barnes).

Par ailleurs, les rares figures de femmes de pouvoir sont souvent entachées d’une « légende noire », à l’instar de Catherine de Médicis, dépeinte dans la mémoire collective comme l'incarnation de la noirceur, du machiavélisme et du despotisme, ne reculant devant aucun crime pour conserver son influence et son emprise. Or, la tendance historiographique actuelle tend à « réhabiliter » le rôle de cette reine et régente, qui dut faire face à un contexte historique complexe et très troublée. Ce même type de calomnie concerne également Lucrèce Borgia, à propos de laquelle Victor Hugo contribuera à alimenter « la plus glauque des légendes ». Or, il s’avère que les accusations d’immoralité portée à son encontre sont remises en question et que cette figure honnie est désormais présentée davantage comme la victime d'une époque plutôt cruelle envers les femmes….

Illustration 3

Tout cela pour souligner qu’au-delà des stéréotypes, des reconstructions, des invisibilisations, les femmes sont évidemment des actrices politiques, dotées d’agentivité, de marges de manœuvre, que ce soit dans l’espace privée ou dans la sphère publique, en dépit des structures de coercition patriarcales.

D’autant plus si l’on considère leur rôle historique prépondérant sur le plan éducatif et pédagogique, ayant largement contribué à entretenir les dominations et les privilèges…ou à les subvertir ; notamment si l’on prend en compte le rôle déterminant des femmes dans les insurrections populaires, les soulèvements politiques, de la Révolution française ("La Constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la nation na pas coopéré à sa rédaction" Olympe de Gouges), en passant par la Commune de Paris ("Jamais je nai compris quil y eût un sexe pour lequel on cherchât à atrophier lintelligence", Louise Michel), ou encore dans les mouvements plus contemporains comme les gilets jaunes ("Chômeuse en faim de droit", Montpellier, acte 13) ou les luttes actuelles contre l’oppression en Iran (« Cette génération est détachée des "istes", elle ne se bat pas pour une idéologie ou une autre, mais seulement pour la liberté », Golshifteh Farahani).

"Depuis l'origine du monde, il y a des esclaves et des maîtres, des opprimés et des tyrans, des privilèges de sexe, de race, de naissance, de caste et de fortune, et il y en aura toujours, tant que vous refuserez de pratiquer la fraternité envers celles que Dieu vous a données pour sœurs et pour compagnes" (Jeanne Deroin, extrait d’une lettre publiée en 1849 dans le journal « lOpinion des Femmes »).

Illustration 4

Bref, le retour du mythe de la femme-nature, d’une nature féminine protectrice et bienveillante qui permettrait de préserver l’humanité et le monde de la masculinité destructrice est non seulement archaïque, mais aussi condescendante, tout en venant témoigner de la persistance très actives des normes de genre. Ainsi en est-il de la notion de « Care », qui correspondrait à une forme d’éthique spécifiquement féminine, fondée sur le dialogue, la compréhension, la prise en compte des besoins d’autrui et la singularité de la situation. Pour Carol Gilligan par exemple, les femmes « sont beaucoup plus investies dans les relations de soin qui les attachent à autrui, alors que les hommes portent plus dintérêt à la construction individuelle et font davantage place à la compétition. Ils accordent ainsi de limportant aux règles qui permettent une distance affective avec les autres ». La morale féminine serait ainsi davantage axée sur les liens et l’entraide, du fait notamment des conditions spécifiques d’éducation des filles. En effet, Carol Gilligan ne naturalise pas ces différences morales, mais en fait le fruit des stéréotypes inculqués dès l'enfance par la société, qui tendraient à se cristalliser en une véritable identité associée au genre. Ainsi, les femmes ne sont pas éduquées pour croire en leur force et leur autonomie. On leur apprend, au contraire, le don de soi et l’altruisme, avec un tour de passe-passe qui permet d’effacer les conditionnements sociaux précoces ayant favorisé ces dispositions « naturelles »…

Joan Tronto, a contrario, revendique le fait que l’éthique de la sollicitude n’est pas spécifiquement féminine, mais s’inscrit dans une dynamique relationnelle et sociale. « La pensée et l'action morales sont façonnées par la manière dont les questions se présentent dans le quotidien de la personne humaine » ; ce qui peut manifestement être orienté par les stéréotypes sexistes, contribuant à construire et à maintenir des clivages à travers la spécificité genrée des situations vécues. Néanmoins, les hommes aussi auraient des dispositions pour le care, même si les injonctions patriarcales contribueraient à les occulter.

Antoinette Fouque, militante féministe et fondatrice du groupe « psychanalyse et politique », revendiquait de son côté une pensée différentialiste sensible au corps (la « chair pensante ») et à l’altérité, faisant de la gestation le « paradigme de l’éthique ». « La libido utérine est () le paradigme de la capacité à recevoir, à accepter, à tolérer, à donner lieu, à donner temps au corps étranger et à lautre, qui nen est pas un. Les femmes ne sont pas les autres de lUn, et faire un enfant, cest faire un être à venir qui nest pas non plus lautre de la mère. Cest un vrai pluriel. Dans la gestation, il y a spontanément du deux. () La création génitale est le lieu de toute création de génie ». Où l’on retrouve la valence différentielle des sexes de Françoise Héritier, en rapport avec le pouvoir reproductif des femmes…

Illustration 5

En tout cas, on voit bien que les conditionnements socio-historiques sont toujours très prégnants pour produire des normes de genre, plus ou moins différenciées selon les époques, avec cependant des stéréotypes récurrents : les femmes ont toujours tendance à être « rabattues » sur leur physiologie, notamment génitale, ce qui leur conféreraient à la fois un pouvoir menaçant, une « connexion » avec la nature et le cosmos, mais aussi une incapacité à devenir des sujets réellement autonomes, souverains et gouvernés par la raison. Par ailleurs, un clivage persiste entre une représentation du féminin cantonné à l’intériorité, à l’espace de l’intime, alors que les hommes seraient spontanément orientés vers l’extérieur et le social…Dans la sphère privée, les femmes exerceraient ainsi une forme de suprématie, de « matri-dominance », reléguant les hommes à un surinvestissement professionnel quasi existentiel…

On voit bien, à travers toutes ces normes naturalisées, que le pouvoir féminin est toujours perçu comme très inquiétant, devant être maîtrisé et contenu…

Illustration 6

D’ailleurs, les procès en sorcellerie que rapporte Mona Chollet dans « Sorcières. La puissance invaincue des femmes » ont surtout été le fait de cours civiles, masculines, et ont visé des femmes venant des classes populaires, désignées comme coupables de tous les maux de la société – ce qui constituait également une forte incitation à la docilité et à la soumission féminines…Dans un retournement du stigmate, certaines féministes revendiquent désormais cette puissance subversive, en affirmant un lien privilégié à la Terre et aux éléments, une communication avec les flux telluriques et les rythmes naturels, des connaissances alternatives hors des champs de savoir officiels, etc. On perçoit bien la dimension émancipatrice de ce mouvement de réappropriation, même si, à nouveau, l’écueil serait de substantialiser une certaine nature féminine…  

Alors même que, dans les pays occidentaux, les femmes sont désormais plus éduquées et diplômées que les hommes, et qu’elles constituent, d’après Emmanuel Todd, une « petite bourgeoisie culturelle » qui, en même temps qu’à l’autonomie, accède à l’anxiété économique, à l’anomie, au ressentiment ‑ individuel et de classe…

Par ailleurs, l’éternel féminin est souvent associé à la quiétude, à la docilité, à la paix, etc., de façon sans doute à conjurer les angoisses vis-à-vis de l’imaginaire des Amazones, des femmes guerrières, des figures de Diane Chasseresse, des impitoyables Walkyries, ou de la résistance d'Antigone. Ce qui, au final, constitue aussi une façon de désarmer le pouvoir des subalternes, d’empêcher leur révolte et leur coalition. Or, de plus en plus de femmes, à travers le monde, expriment la nécessité de se battre, et d’exercer un usage politique et émancipateur de la violence, comme en témoignent par exemple certaines dans l’ouvrage « On ne va pas y aller avec des fleurs ».

Néanmoins, les stéréotypes identitaires ont la vie dure, malgré les revendications de déconstruction et toutes les luttes contre la domination patriarcale. Dès lors, au-delà des catégorisations toujours réductrices, il convient sans doute d’en revenir aux existences, aux trajectoires incarnées, aux drames existentiels concrets, pour mettre en relief tout ce qui échappe aux carcans normatifs.

Nous sommes tous les produits des conditionnements socio-historiques, des normes, des places et identités qui nous assignent. Mais nous sommes également tout ce qui échappe, tout ce qui prend la tangente, ce qui résiste, ce qui contourne, ce qui transforme, ce qui subvertit, ce qui surprend, ce qui crée….

Mon grand-père nous a très récemment quittés, à l'âge de 94 ans. Avec sa femme, ils ont constitué pendant 66 ans un couple uni, solidaire, menant une vie simple, tissée de tendresse et de tolérance.
Ils ont eu quatre enfants, et une descendance liée par leur présence et leur amour indéfectible. La caricature de la famille patriarcale des trente glorieuses…
Certes, mon grand-père était un « homme de son époque » et de sa classe, portant indéniablement les préjugés inhérents aux conditions historiques de sa socialisation, plutôt conservateur dans ses idées et son mode de vie, incarnant une certaine masculinité socio-historique - très réservé dans l'expression de ses affects, hormis sur le plan médical, inapte à la moindre tâche ménagère, etc. -, avec cependant une grande tolérance, un véritable respect de la différence, et une certaine sobriété dans son quotidien – son empreinte carbone est d'ailleurs dérisoire au vu des canons actuels… Malgré ses habitus "bourgeois", il avait une capacité à s'émerveiller, à jouer, à résonner, à se décaler, à faire preuve d'une certaine autodérision, à entendre, à être disponible, à nouer...Ainsi que des valeurs de sollicitude et de compassion, un souci de l'autre, une décence ordinaire, qu'il a eu à cœur de transmettre, nous montrant, à l’œuvre, que les liens comptaient plus que les biens. En dépit des drames de l'existence - car il a aussi été traversé par des souffrances tragiques-, il était lié à ma grand-mère par un quotidien fait de sérénité, de petits gestes, souvent à l'écart des tumultes du monde – le privilège des nantis ?
Un amour évident, noué par les routines de la vie familiale. Sans ostentation. Sans besoin de consommer au-delà de leurs modestes besoins.
Alors oui, on pourrait dénoncer leur hétéro-normativité, leur complicité silencieuse vis-à-vis l'ordre dominant, leur indifférence à l'égard des enjeux décoloniaux et des discriminations systémiques, leur inscription socio-historique en tant que "privilégiés", leur conservatisme politique, leurs tâches aveugles à l'égard de l'oppression capitaliste et des injustices instituées…Ayant par exemple suivi sa scolarité au lycée Rollin pendant l'occupation allemande, mon grand-père était manifestement assez inconscient des mobilisations politiques de certains de ses camarades, entre ceux qui, déjà résistants, passaient de la photo de classe à la photo anthropométrique avant les pelotons d’exécution, et d'autres qui entraient dans la milice ou la Waffen-SS, ou encore les chaises vides au lendemain des rafles - comme le montre l'excellent reportage de Claude Ventura "Les garçons de Rollin". Certes. Mais considérer que, par cette "méconnaissance", il devenait inévitablement un complice de la domination me parait constituer une erreur d'interprétation. Au-delà des conditionnements spécifiques ayant orienté son individuation, il convient aussi de pouvoir appréhender mon grand-père en tant personne, dans tout sa complexité et sa façon d'être en situation, dans ses actes, et le déploiement singulier de son existence. Sommes-nous condamnés à n'être que des social-types, des stéréotypes, des représentants de notre classe, de notre genre, de notre assignation raciale ? N'est-il pas nécessaire de s'intéresser aussi à nos vies et à nos liens, à nos histoires, à nos complexes, à nos élans, à nos inhibitions, à nos désirs, à nos refoulements, etc.

On pourrait effectivement affirmer que mes grands-parents n'étaient qu'un rouage dans la reproduction de l'ordre social, ayant activement contribué à sa perpétuation en produisant des enfants et en promouvant un modèle familial aliénant, sexiste, assujetti aux structures de la domination...Cela serait cependant négliger que, entre autres, leurs enfants se sont tous engagés dans le soin, l'enseignement et la recherche, avec une culture évidente du Commun, qu'ils ont également transmis. Au-delà des catégorisations et des déterminismes sociaux, il y a aussi la réalité des personnes, ce qu'elles sont, ce qu'elles font, leur capacité à s'inscrire - ou non - dans une éthique concrète et incarnée. Il y a des salauds qui affirment publiquement des idées justes et puissantes, en contradiction avec leur être en situation - et il me parait important de ne pas "effacer" pour autant leurs discours et de considérer la pertinence de leurs positions théoriques ; et des personnes, sans convictions fortes, voire "ennemis" sur l'échiquier politique, qui auront néanmoins des attitudes morales irréprochables dans leur façon de mener leur vie, défendant ainsi une certaine conception de l'humanité en contexte.
Ainsi, au-delà d'une appréhension abstraite dans le champ socio-politique, il convient aussi de considérer les faits, les petits actes déposés au fil d'une trajectoire existentielle. Par-delà mes affects et mes aveuglements, il me paraitrait véritablement abusif de considérer que mon grand-père était un oppresseur, quand on appréhende la douceur du personnage, toujours prêt à s'émerveiller d'un rien, redevenant sans cesse l'enfant chétif et soucieux qu'il fut, marqué par les privations de la guerre. De la même façon, ma grand-mère n'était-elle qu'un exemplaire de la soumission féminine à l'ordre patriarcal ? Alors même que, sans conteste, c'est elle qui "portait la culotte", avec détermination, fermeté et indulgence. Je crois bien qu'en tant que femme, diplômée, active puis au foyer, elle a pu mener son chemin, affirmant à sa façon une certaine émancipation sereine. D'ailleurs, elle maintient un ancrage social très affirmé, à travers notamment des petits gestes essentiels, comme tricoter des layettes pour les bébés prématurés. Rien de révolutionnaire, rien de contradictoire avec l'ordre dominant hégémonique, rien qui permettrait d'affirmer un quelconque dégagement officiel vis à vis de l'aliénation féminine. Cependant, je reste absolument convaincu que mes grands-parents représentent un certain social-type, historiquement marqué, des "personnes biens", malgré leur inconscience politique et la méconnaissance de toute "l'infrastructure de leur confort". Certes, ce modèle très stéréotypé de couple, complémentaire et normé, ne peut et ne doit être un modèle pour le présent et l'avenir, au-delà du respect réciproque, de la capacité à faire avec l'autre, dans la patience et la continuité, mettant à mal les tendances à l'instrumentalisation et à la consommation de la relation. Désormais, il convient à l'évidence de déconstruire les différenciations genrées, de favoriser une égalité réelle dans les droits, dans les investissements, dans les tâches, dans les reconnaissances, etc.

Peut-être tout cela n'est-il qu'une histoire que je me raconte, bercé d'illusions entretenues par les œillères de l'amour ? Peut-être...Certains pourront, à juste titre, se gausser de ma naïveté, de mon sentimentalisme, de ma cécité, et s'en donner à cœur joie pour dénoncer cette "catastrophe d'incompréhension sociologique et politique" totalement réactionnaire...Ne vous en privez pas...Car, sur le plan intersectionnel, mon grand-père avait indéniablement tous les voyants allumés en rouge, sur le plan du genre, de la classe et de l'assignation raciale. Si on fait abstraction de sa personne, de ce qu'il était réellement, il n'aurait pas dû être autre chose qu'un prédateur, un monstre de blanchité, un suppôt du patriarcat, un agent de l'ordre, un destructeur et un accapareur, etc. 

Mais peut-être est-ce aussi dans la réalité des affections partagées, des existences singulières, que l'on peut faire émerger quelque chose d'une vérité plus ancrée dans les drames de nos vies, plus sincère et incarnée...

Essayons alors d'élargir le point de vue, et d'investir des perspectives anthropologiques et historiques plus approfondies concernant l'emprise patriarcale 

A suivre...

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