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Billet de blog 10 avril 2023

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« Loup y-es tu? » : un manifeste pour le soin

Le film « Loup y-es tu? » de Clara Bouffartigue sort en salle ce 10 mai. Rendant compte avec beaucoup de tact et de sensibilité du travail clinique et thérapeutique dans un CMPP, ce manifeste permet de mettre en lumière les pratiques institutionnelles, à la fois dans leur puissance émancipatrice et leurs fragilités. De véritables Zones à Défendre pour des Communs du soin !

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Traversant un moment intense de marasme et de désespoir, la tentation pour les soignants dans le champ pédopsychiatrique pourrait être de s’enfermer définitivement dans un repli défensif : s’accrocher à ce qui reste encore de pratiques vivantes et créatives, aux fragments d’une clinique de la rencontre, non sans une certaine résignation…Les seuls discours audibles seraient alors du côté de la complainte, de la colère, ou de la nostalgie. Et la lutte ne pourrait exister qu’à travers les regrets et les stratégies de survie, au jour le jour…
Cependant, au-delà des constats et des récriminations, il existe une voie différente, porteuse d’autres régimes d’affections, à même de préserver des horizons d’espérance et de possibles. Une résistance qui en passerait par le témoignage, par des récits de clinique et de liens, de soins et de devenir…Montrer, concrètement, ce que font les équipes, ces histoires qui se tissent, ces affects qui s’entremêlent, ces nœuds qui se délient en prenant sens, en se partageant ; ces douleurs qui cherchent des mots, ces maux en attente d’être entendus… Et puis aussi le plaisir d’être ensemble, de s’exprimer, d’être accueilli, en dépit des gouffres amers, des fêlures et des spectres qui hantent. Penser à plusieurs, se raconter, retrouver, pleurer aussi, (re)vivre les effrois et les empêchements. Il faudrait aussi rendre compte de tout cela, de ce travail des petits pas, de la délicatesse et de la présence, des silences attentifs et de l’humilité qui soignent. Mais aussi du jeu, de l’imaginaire, des émotions qui ouvrent des espaces de parole et d’empuissantement. Montrer, en acte, la dimension émancipatrice du soin institutionnel, ce qu’il y a là d’inédit, de singulier, de collectif, de subversif…La joie à faire avec l’altérité, à accueillir inconditionnellement, à souffler sur les braises des émergences interdites. Rêver ensemble, recréer, relancer, rejouer, au-delà des destins et des assignations. 
Insister, encore, sur la dimension politique d’une telle dynamique… Mais pour cela, il faut sortir de nos sidérations et de nos enfermements ; faire un pas de côté et accepter des regards tiers. 

Or, c’est justement la démarche de la réalisatrice Clara Bouffartigue dans son film « Loup y es-tu ? ».

Illustration 1

Pendant plusieurs années, celle-ci s’est immergée dans le quotidien du CMPP (Centre Médico-Psycho-Pédagogique) Claude Bernard, rencontrant les soignants, les enfants et leurs parents venant consulter « avec leur souffrance en bandoulière, sous le manteau ou sous la peau, c’est selon ». Avec un tact remarquable, respectant absolument l’intimité tout en montrant des instant de vérité, Clara Bouffartigue nous donne à toucher quelque chose de l’atmosphère institutionnelle, des rencontres, des ressentis, mais aussi, et c’est éminemment précieux, des processus, des évolutions, des jaillissements et des relances. De réunions en moments de soins, en passant par les temps et les espaces interstitiels, on se plonge dans ce qui tisse une clinique incarnée, au quotidien, mais aussi dans son épaisseur historique. On perçoit les changements, on apprécie les errances, les transitions, les franchissements…

Là, c’est tout un « écosystème » qui se met en branle, non seulement dans l’institution mais aussi en dehors, à travers notamment la dynamique des liens familiaux. Comme en témoigne Clara Bouffartigue, « j’ai été frappée par la place faite aux parents, par l’approche de l’enfant dans sa globalité qui comprend son environnement. Pour eux, il est impensable d’accompagner un enfant sans inclure ses parents dans le processus de soin ». Il faut dire que la caméra de la réalisatrice sait saisir les éprouvés et attraper à la volée la fugacité des instants féconds, là, quand quelque chose se produit et qu’on le ressent ; le kaïros du soin. Sans jamais être voyeur, le film donne à voir : la façon dont les affects se mettent en scène et se (re)composent, la confiance et les déploiements. D'après la réalisatrice, les familles, initialement, « pensent que la question qui se pose c’est le symptôme et que, quand on y aura répondu, il va disparaître. Ils découvrent vite que les choses sont beaucoup plus complexes, qu’elles sont en lien avec tout un environnement dont les parents, bien sûr, font partie. Ils vont devoir oser s’aventurer pour explorer des émotions, des vécus, des ressentis qui sont parfois très durs pour pouvoir les transformer et s’en libérer ». 

Dès lors, il s’agit de proposer « aux spectateurs de vivre une expérience tangible qui s’en rapproche dont il pourra retenir l’essentiel : l’écoute, la créativité, la patience, la bienveillance, la grande intelligence, l’absence de jugement, la permanence et les possibilités de transformation qu’elles dessinent ».

Illustration 2

Et il en ressort une vision chorale, polyphonique, du soin, esquissant tout un spectre de dynamiques thérapeutiques, sans jamais faire intrusion, sans jamais juger, sans jamais asséner. Cette immersion perlée, kaléidoscopique, multiplie les regards, au-delà de tout souci de pédagogie, d’explications didactiques ou de hiérarchisation ; en laissant la sensibilité du spectateur imaginer, reconstruire ou faire des liens. Peu importe les fonctions, peu importe les « troubles », peu importe les protocoles…Ce qui compte, c’est ce qui fait soin : le sentiment d’être reconnu, le partage d’affects, la mise en sens, ce qui, à un moment, va pouvoir se vivre autrement…Un travail de délicatesse, qui a trait à la dentelle des sentiments et à la fragilité des fêlures.
C’est donc un regard impliqué qui se voit ainsi mobilisé, faisant le pari de l’élaboration collective, de l’intelligence à plusieurs et de la sensibilité mise en commun, au delà des affirmations péremptoires, définitives et militantes. Le film en lui-même devient alors un « terrain de jeu et d’expérimentations », une véritable dramaturgie institutionnelle.

D’ailleurs, en contrepoint de ces dynamiques diurnes, une autre scène émerge à l’occasion de la nuit et des absences. Un espace onirique, fantasmagorique, à la fois flippant et enchanteur. Des émergences très expressionnistes de peur, de pleurs et de combats. Des odyssées aussi dérisoires qu’essentielles. La nuit devient alors un discours souterrain, ce qui continue à se déployer en dehors, dans les interstices. L’espace du loup, le lieu de l’Inconscient. L’institution s’anime, les lieux prennent corps, tous les résidus fantasmatiques se réveillent, se mettent en mouvement, se conflictualisent…Projections de tous les restes en attente de narration, des victoires et des angoisses, de ce qui fait notre vécu commun d’êtres humains traversés par les deuils et les errances. Un univers à la Meliès, en demi-teinte, pour illustrer l’actualité indéfectible de l’infantile, et sa force de renversement, de subversion et de création. 

Dès lors, « Loup y-es tu ? » défend assurément un certaine approche du soin, celle-là même qui « est aujourd’hui très fragilisée (…), profondément menacée par l’orientation de notre société, gouvernée par des logiques de rentabilité et d’évaluation qui vont à l’encontre des liens humains, des liens sociaux, des liens de pensées » selon les propres mots de la réalisatrice. 

Illustration 3

De façon très symbolique, la première projection-rencontre se tiendra ce 10 mai au Cinéma Jean Eustache à Pessac, en Nouvelle Aquitaine. Or, en 2019, l’Agence Régionale de Santé de cette même région a décidé brutalement, par l’intermédiaire d’un cahier des charges autoritaire, de démanteler tous les CMPP pour les transformer en plateformes d’évaluation réservées aux Troubles Neuro-Développementaux. On voit bien que ce ce type de « réformes » va absolument à l’encontre de tout ce qui est montré dans le film de Clara Bouffartigue : l’attention portée à la rencontre, à la singularité, aux histoires, à l’indicible, le refus d’appliquer à la chaînes des évaluations et des catégorisations, de proposer des protocoles désubjectivants, de rééduquer, de remédier, de corriger, de médiquer, d’orienter et de trier. Non, les CMPP revendiquent une clinique de l’engagement et de la responsabilité, une éthique des liens, une reconnaissance irréductible de la subjectivité et de l’altérité, et le souci, sans cesse remis au travail, d'émanciper et de soutenir les paroles ou les gestes qui libèrent. Voilà aussi ce dont a voulu témoigner Clara Bouffartigue à travers ce film manifeste : mettre « en lumière la valeur et les possibles de ce qui est à l’œuvre dans ces institutions ». Loin, très loin des fantasmes managériaux, scientistes, normatifs, idéologiques et gestionnaires…. Merci encore pour ce grand moment de cinéma, et pour cette démarche aussi touchante que nécessaire et politique.

Alors, diffusez ce film, partagez le, discutez le, faites le vivre, en espérant qu’il contribuera à défendre l’humanité de nos pratiques, en espérant qu’il fasse des émules et qu'il participe à résister au rouleau-compresseur des certitudes destructrices…

M’entendez-vous ?

PS : le film devrait arriver ultérieurement en région parisienne 

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