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Billet de blog 19 novembre 2024

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Le tribunal de l'enfance neuro-troublante (6)

Voilà, on s'attaque maintenant à des jeunes filles qui bifurquent, qui contestent et qui s'émancipent...Greta, Jeanne et Boucle d'Or. Il faut définitivement les remettre à leur place, les réassigner de toute urgence ; ça suffit les hystériques et les autistes !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Après avoir vu défiler l'enfance pervertie de quelques grands hommes, attaquons-nous maintenant au sexe faible, tout aussi vicieux et corrompu.

Illustration 1

Car la « Commission chargée de la catégorisation infantile, du tri et de la mise en filière » (CCITF) ne fléchira pas ; nous resterons mobilisés pour identifier, évaluer et catégoriser. Pour appliquer la Science et les preuves, dès le plus jeune âge, sans défaillir à notre tâche. Il faut absoluement séparer le bon grain de l'ivraie, hiérarchiser, et utiliser. Voilà ! Restons droit ! Didier Salon-Macraud incarne un stoïcisme irréfragable, face au silence qui envahit l'audience ; et, brusquement, lève un poing rageur. Allons enfants !

Vu qu’on a déjà pas mal évoqué la neuroatypie autistique avec le Petit Jésus, amenez le cas suivant : la jeune Greta Thunberg, avec son visage de poupon joufflu et ses petites couettes juvéniles. Voilà donc l’icône de la lutte contre le réchauffement climatique – ça pouffe dans l’assemblée…

Illustration 2

La pauvre ; on lui aurait volé ses rêves et son enfance avec nos paroles creuses, on ne serait pas assez mature, on détruirait le futur de nos enfants – esclaffements vulgaires. Regardez-la défiler, faire la grève, et nous accuser. Quel charmant spectacle, comme ça fait du bien d’être ainsi la cible de cette vindicte puérile et inoffensive. On regarde, amusé, ses petites mises en scène. Comment osons-nous ?! Ha Ha Ha ! C’est irrésistible ; les enfants sont si mignons quand ils se moquent des adultes. Franchement, la prestation de Greta, entre l’apéro et l’entrée, ça garantit toujours le succès de nos petites sauteries. C’est si naïf et rafraîchissant, et cela fait toujours du bien de se trouver parfois bousculer par ces charmants bambins, en sachant que l’on n’aura pas de véritables comptes à rendre et que l’on ne changera rien de toute façon…
Enfin bon, il faut tout de même qu’elle reste à sa place la petite Greta, une fois qu’elle nous a fait son adorable représentation. Après c’est dodo, et on reste entre grands. 
Mais c’est qu’elle veut s'éterniser cette petite conne prétentieuse, instable et dépressive. Elle va gâcher la fête, allez au lit, tais-toi maintenant ! 
Son visage poupin devient monstrueux ; mais elle n’a donc aucune empathie ni résilience. Qu’est-ce que c’est que ces tendances destructrices, où est la joie de vivre ? Allez, profite et couche toi !
Mais elle continue à parler, comme un adulte miniature, elle s’excite, elle se met en colère. Elle nous défie ?! 
Ça suffit maintenant, on arrête de jouer. Dénonçons tous en cœur les abstraites sommations de cette parole puérile, cette enveloppe vide mandatée pour dire le Bien, l’infâme propagande de la peur, toutes ces billevesées gretasques. Abattons cette vestale fiévreuse, ce tyran de 16 ans au bord de l’effondrement psychiatrique ; ce gourou apocalyptique, cette prophétesse en culottes courtes, cette Pythie à couettes, cet enfant du déluge. Cette icône qui fait froid dans le dos, irrationnelle, illettrée, louche, ridicule, sadique, fanatisée, totalitaire… 

Illustration 3

Depuis quand une gamine pourrait s’autoriser à tenir un discours vrai face à nos compromissions, et nous mettre la tête dans notre merde. « Les habits neufs de l’empereur », c’est un conte... On revient à la réalité, là, on arrête. On ne doit pas laisser la vérité sortir de la bouche des enfants. 
Elle a le culot de dénoncer nos fictions, « le conte de fée d’une croissance économique éternelle ». Comment ose-t-elle ?  Nous faire gober que le véritable infantilisme quant aux enjeux écologiques n'est pas à imputer aux enfants, mais aux adultes ? On rêve ! Il faut arrêter de faire sa Cassandre...On ne te croit pas ! C'est pas une espèce de gamine asexuelle qui va nous faire la leçon. Et puis, rappelons-nous ; la malédiction de Cassandre est consécutive à son refus de se donner charnellement à Apollon. Dès lors, elle sera condamnée à prophétiser les catastrophes à venir, sans jamais être considérée dans ses alertes. A bon entendeur ! Greta, il faut se soumettre aux normes hétéro-patriarcales, devenir une femme respectable, car consommable...Et alors ? Bah on ne te croira toujours pas, mais au moins tu seras bien assignée...
En tout cas, elle a dû être bien traumatisée, la Greta, pour se prétendre plus mature que nous, tel un nourrisson savant, un bébé au maillot capable de « soutenir des conversations d’érudit, de tenir des discours, de donner des explications scientifiques et ainsi de suite » (S. Ferenczi). C’est quoi ce fruit à la maturité hâtive et véreuse ? Cette enfant de la colère des cieux, cette Antigone obstinée qui refuse de céder...
Mais ne nous inquiétons pas trop. Tout cela, c’est la manifestation de son autisme. Greta diverge sur plan neuronal, elle ne sait pas s’adapter, elle ne comprend pas les conventions sociales. Il ne faut pas l’accabler. Soyons bienveillants, inclusifs, et anti-validistes. Il faut juste la rééduquer, par des conditionnements cognitifs et comportementaux pour éteindre ses comportements à problème. 
Greta, c’est juste un diagnostic, une condition neuronale. 
Et puis, c’est aussi un objet marketing, façonné par sa famille, avec un probable syndrome d’aliénation parentale. 
Heureusement qu’on est désormais dans une société résolument inclusive, moderne et tolérante. Dans d’autres temps, on l’aurait tout simplement brûlée comme une sorcière. A d’autres époques, on l’aurait parquée dans un hospice d’hystériques, on l’aurait exposée, hypnotisée, possédée. 
Car, en plus elle est mal genrée. Depuis quand une jeune femme s’exprime-telle, ne cherche-telle pas à séduire et à rester passive, n’écoute-telle pas les grandes personnes responsables ? 
Qu’elle reste cantonnée dans ses obsessions autistiques et ses stéréotypies malsaines ! Elle croit pouvoir penser par elle-même : il faut surtout lui imposer une remédiation cognitive et reformater ses habiletés cognitives. 
Quoi ? ! Vous nous accusez de gaslighting ? Mais enfin, c’est Greta elle-même qui affirme et revendique son autisme, qui met en avant ses « supers pouvoirs », qui s’identifie et s’aliène à ce diagnostic ! 
Dès lors, son discours pseudo-subversif n’est que l’expression d’une neurodivergence, qu’il faut tolérer avec compassion et inclusion. C’est bien que les autistes puissent parler. 

Illustration 4

Bon, pour Greta, en joue, en ligne, à genoux, et mains sur la nuque…
Garde-à-vue au commissariat, avant adressage sur le DAR (Dispositif d’Auto-Régulation).
Et après ? on va bien lui trouver un petit emploi protégé, dans une association philanthropique écologiste, avec un habitat communautaire inclusif et des mesures de réadaptation sociale. Là, c’est bien, elle va arrêter de nous faire chier, elle pourra observer les crapauds. De toute façon, elle a grandi maintenant, elle vieillit ; et donc elle ne nous bouscule plus autant, elle n’est plus trop bankable sur le plan médiatique. Hop, une balade dans la nature, une tisane relaxante, un peu de Taï Chi, et au lit - sans oublier, évidemment son thymorégulateur. 
Et puis, rappelons-nous : les intérêts restreints des autistes peuvent aussi devenir des sources de rendement tout à fait intéressants, il faut pouvoir les canaliser et les rentabiliser. Le capitalisme vert pourrait sans doute exploiter encore un peu ce filon quelque peu tari…
Mettez-lui tout de même un peu de neuroleptiques pour éviter ses crises caractérielles et ses manifestations « hystériques » - certes, on n’a plus le droit d’utiliser cette terminologie, mais tout de même, ça fait du bien de temps en temps…

Allez, affaire classée
Au suivant ! 

Voilà une autre exaltée, hallucinée, à l’identité bien troublée, la pucelle Jeanne d’Arc

Illustration 5


Elle nous affirme, avec aplomb, qu’à treize ans, alors qu'elle se trouvait dans le jardin de son père, elle reçoit pour la première fois une « révélation de Notre Seigneur par une voix qui l'enseigna à soi gouverner ». Effrayée, elle s’isole, phénomène classique de désocialisation schizoïde, d’autant plus qu’elle subit une forme de harcèlement et de discrimination à l’égard de sa trop grande ferveur religieuse et de son refus des normes dominantes de la féminité. Elle ira ainsi jusqu’à rompre ses fiançailles, cherchant définitivement à affirmer sa marginalité et son aversion de l’ordre hétéro-patriarcal. Car la pauvre pucelle croit vivre une expérience mystique – alors qu’elle est juste envahie d’hallucinations acoustico-verbales, témoignant à l’évidence d’une entrée dans la schizophrénie… « Une toute jeune fille, confondant la voix de son cœur avec la voix du ciel, conçoit l’idée étrange, improbable, absurde, si l’on veut, d’exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver le pays » (Jules Michelet, Jeanne d’Arc, in Histoire de France, V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1998). « C’était la merveille. Dans ce qu’on méprisait, dans ce qui semblant le plus humble, dans une enfant, dans la simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France ». Jeanne d’Arc, figure qui condense l’enfance, la féminité, la paysannerie, la pauvreté, le peuple…et la rébellion. 

Illustration 6


Non contente de s’extraire des assignations sociales, elle décide de revêtir des habits masculins et se fait couper les cheveux très courts, « à la sébille » ou « en écuelle », nuque et tempes rasées, telle une lesbienne radicale. Il y a peu, elle était une gamine chaste et réservée qui aidait aux travaux des champs ou gardait des bêtes ; la voilà qui se montre, voire s’exhibe, à la fois en tant que vierge puissante et féminité paradoxale, mais aussi en tant qu’androgyne ambiguë et subversive. Ni garçon, ni fille, la Pucelle ! Dysphorie de genre caractéristique avec asexualité. 
Bon, elle se sent investie d’une mission, veut faire la guerre, bouter les anglais du royaume, etc. Pour un peu, dans son délire, elle se prendrait presque pour Jeanne d’Arc se révoltant contre l’oppression…

Illustration 7


« En somme, une fille très jeune vivant modestement dans un petit village de Lorraine, aux marges du royaume, rompt délibérément avec son destin en abandonnant famille, contrée, habitudes et perspectives offertes par la tradition (fiançailles, mariage, maternités) en partant sur les routes, en allant guerroyer, après avoir convaincu les puissants qu’elle obéissait à une mission divine » (Pierre Péju, p 169). Pas très catholique tout ça ! 
Enfin, elle finira au bûcher, telle une vulgaire sorcière. Un corps à discipliner, une donzelle à asservir, une résistance à silencier, en tant que métaphore d’une condition féminine hérétique s’émancipant de l’hégémonie patriarcale. Car on ne peut s’extraire sans conséquence de l’imaginaire dominant et des stéréotypes misogynes : les femmes sont influençables, susceptibles de céder aux tentations du Mal. Des suppôts de Satan qu’il faut asservir, ou éliminer. Au feu !, ces marginalités païennes, qui se livrent à des débauches orgiaques lors de leurs sabbats ; ces puissances de l’ombre à la sexualité débridée ; ces libertés indomptables ! 
Qu’on les brûle ces adolescentes libérées, ces jeunes filles qui disent non ! et qui prennent le maquis. Il faut redevenir sage, passive, soumise, offerte, consentante, docile, rangée…

Illustration 8


Ou sinon, qu’elles se sacrifient elles-mêmes, qu’elles s’agressent, qu’elles se fassent disparaître dans l’indifférence générale. Ainsi, entre 2021 et 2022, de brutales augmentations sont observées, chez les filles et les jeunes femmes, concernant les hospitalisations – par rapport à la période 2010-2019 : + 71 % chez 10-14 ans ; + 44 % parmi les adolescentes de 15 à 19 ans …Les données sont encore plus impressionnantes si on s’intéresse aux hospitalisations psychiatriques, pour gestes auto-agressifs (scarifications, mutilations, passages à l’acte suicidaire). Leur taux augmente de 246 % chez les filles de 10-14 ans, de 163 % chez les 15-19 et de 106 % chez les jeunes adultes. Deux tiers de ces hospitalisations sont liées à des tentatives de suicide par prises de médicaments…Allez, encore un effort pour devenir complètement folle, hystérique et psychiatrisable. Et pour que le monde continue à tourner tranquillement...

A notre époque, inclusive et bienveillante, on l’aurait attachée aux urgences, la Pucelle ; on l’aurait laissée se pisser dessus, se déshydrater ; on aurait resserré les contentions compte-tenu de son agitation, pour la calmer ; on lui aurait injecté des sédatifs à haute dose. Et elle aurait crevé à petit feu… 

Pas d’apitoiement, elle l’a bien cherché. On ne provoque pas impunément l’ordre et les conventions. Le pire, c’est qu’elle sera récupérée par le Rassemblement National, en tant qu’effigie psychotique transgenre punk pour représenter l’idéal patriotique ! 

Allez ! On doit bien sacrifier les jeunes filles.
Car elles nous troublent, nous séduisent et nous subjuguent…
Qu’on les immole, qu’on les brûle, qu’on les égorge ! 
Il faut les posséder, s’approprier leur corps, pour réaffirmer notre puissance
Gorgones, sorcières, forces archaïques, puissance du féminin…
L’infantile et le sexuel génital entremêlés, l’innocence et la séduction…Par leur ambiguïté, ces mystérieuses adolescentes en fleur brouillent toutes les catégories. Elles menacent l’ordre générationnel, hétéronormatif et patriarcal. Elles risquent de castrer la domination phallique si on ne les soumet pas. 

Illustration 9


La Jeune Fille est dangereuse ; « en dépit de sa beauté qui fascine, qui en impose, et qui suscite désir ou jalousie, on se méfie de sa sauvagerie, de ses audaces, des élans de son cœur et de son corps, de ses folies » (Pierre Péju, p78). « De l’hystérie, bien sûr, encore et toujours menaçante, non sans conséquences politiques néfastes, de l’hystérie susceptible - pourquoi pas ? - de devenir subversive ». Au fond, ces jeunes filles endossent la puissance déstabilisante de l’enfance et du féminin, pouvoir de l’instable et du surgissement. « Il importe donc, toujours, partout en en tout temps, de bien contrôler et encadrer le féminin dès sa jeunesse, de le former, de le dompter. C’est à partir de cette matière brute pleine de vie et de mystère, de cette chair vive, de cette jeune ardeur, que les institutions et traditions vont devoir fabriquer un objet socialement utile (instrument de reproduction), mais suffisamment soumis pour qu’un mâle puisse l’utiliser sans trop d’angoisse, moins pour le plaisir que pour prolonger sa lignée ou agrandir sa fortune ». 

Dès les origines de la psychiatrie, les jeunes femmes peuvent ainsi être considérées comme rebelles à tout traitement, pour des raisons plus morales que médicales. D'après Pinel, ce sont celles que leur révolte ou des « penchants pervers » empêchent de collaborer avec le médecin à l’œuvre de leur guérison. Dans les exemples que prend l'illustre aliéniste, ces indomptables manifestent un exercice non conforme de la sexualité, dépravation, onanisme ou homosexualité, qui les rend irrécupérables...« On voit ces malheureuses victimes de la débauche tenir les propos les plus dégoûtants, et se jouer de tous les moyens de répression qu’on peut prendre  : aussi ne reste-t-il plus qu’à les confiner »...

Dans les années 50-60, voici comment étaient traitées les jeunes filles hospitalisées à la Salpêtrière : « Dans le service, les enfants étaient considérés comme des moins que rien, fauteurs de troubles et surtout fugueurs potentiels. Afin d’éviter ces fugues, on habillait les filles avec des chemises extrêmement courtes, pour les traiter ensuite de perverses quand elles se promenaient les fesses à l’air. On hospitalisait, sur demande des parents, et on traitait comme des vicieuses des jeunes filles, souvent musulmanes, qui, à quatorze ou quinze ans, refusaient d’épouser un adulte de vingt ou trente ans leur aîné. Etaient considérées comme malades psychiatriques ou délinquantes les jeunes filles accusées de relations sexuelles précoces avec la personne de leur choix » (Stanislas  Tomkiewicz, Adolescence volée)

En est-on vraiment sorti ? « Après 1968, la luxation des hystériques devint une violence inacceptable, illicite, rejetée par l’ensemble du corps médical. Mais l’hystérie n’avait pas disparu pour autant, ni l’idée qu’on a le droit de tout faire avec ces femmes ou jeunes filles qui résistent à la volonté de guérir du médecin » (Stanislas  Tomkiewicz, Adolescence volée).

Actuellement, les jeunes filles sont encore maltraitées, sacrifiées....

Par ailleurs, celles qui résistent,  on pourra également les exposer à des exécutions rituelles ! Ces filles immolées permettront alors à nos guerriers de s’affirmer et de vaincre, car ils auront absorbé ce sang virginal et animal. 
Dans l’Agamemnon d’Eschyle, Iphigénie, destinée à la mort, est considérée par son père comme « une bête prélevée sur un troupeau de brebis », comme une « pouliche qui n’a pas connu le joug » et qui doit être matée. L’immoler, c’est donc maîtriser sa bestialité, la domestiquer et l’assujettir. 
Car cette enfant sexualisée ne manque pas de susciter l’effroi ; elle est menaçante, sa vitalité est cause de désordre. Insaisissable, imprévisible, subversive. Une enfance séduisante, qui conserve sa fraîcheur et sa candeur, tout en exposant déjà les attraits du féminin.
D’où la tentation de la livrer à des dresseurs, à des ogres et à des prédateurs, qui pourront l’initier et la normaliser, en la possédant – à l’instar de certaines de nos jeunes actrices…
Au moment de l’adolescence, la jeune fille est sommée de choisir : « se conformera-t-elle au modèle ? Ou choisira-t-elle les marges, les échappatoires ou quelque conduite provocatrice ? Optera-t-elle pour la fuite ou la monstruosité ? ». Se soumettre, se résoudre ? ou bien s’esquiver ? Choisir telle ou telle « carrière », plus ou moins balisée. En l’occurrence, elle pourra aussi être tentée « de s'ensauvager, de se singulariser, de se déformer en devenant boulimique, de se faire disparaître en devenant anorexique, de se sacrifier, de se tatouer, de changer de sexe, de refuser un genre, de s'inventer des devenirs sorcière, ou des devenirs monstre » - ces scripts divergents n’étant d’ailleurs pas dénués d’une certaine normativité…

Illustration 10

Cette terreur face à l’infantile génitalisée n’est pas sans évoquer la figure de Méduse. Belle jeune fille dont Poséidon s’éprend, et qu’il viole donc dans un temple dédié à Athéna - les Dieux de l'Olympe, c'est Gérard Depardieu devenu immortel...En conséquence, la victime devra, évidemment, être punie et transformée en Gorgone. La puissance conjuguée de l’infantile et du féminin doit être rabattue, diabolisée. Dès lors, Méduse présente son visage hirsute, bestiale, et sa chevelure de serpents, avec le pouvoir terrifiant de pétrifier les hommes par son regard, de les passiver et de les castrer. Un sexuel polymorphe, hybride, primitif…La figure de Méduse, c’est une représentation de l’horreur, de la fusion incestueuse avec l’animalité, avec l’origine, avec l’infantile.
Ce « continent noir », il faut alors le maîtriser, s’arroger son pouvoir ; il faut le cartographier et le coloniser. Décapitée, Méduse n’est plus qu’une effigie, une tête réduite, et sera alors réintégrée à l’ordre patriarcal ; symbole de la puissance phallique et de la domination viriarcale. Aliénation de l’enfance et du féminin…

A présent, penchons-nous sur le cas de cette petite fille échappée d’un conte, j’ai nommé Boucle d’Or.

Illustration 11

Oh, comme elle est lumineuse, presque éblouissante, cette créature hybride, créée à l’interface d’une histoire folklorique anonyme d'origine écossaise, d’une réécriture de la collection des frères Grimm, et d’un texte en prose publié en 1837 par Robert Southey ! A l’origine, Boucle d’Or est une renarde, un personnage mal humanisé, furtif et sournois.
Dès le début du conte, elle erre dans la sombre forêt, et semble s’y plaire. Personne ne l'a perdue ni semée ; elle n’est pas condamnée ni maudite. Non, elle vagabonde dans son élément, nomade, sans ancrage ni situation familiale. En communion avec ce monde qui l’accueille, elle semble complètement assumer sa part d’animalité et sa liberté sauvage. Voilà donc une enfant bien mal élevée : audacieuse, aventurière, débrouillarde, insouciante, voire effrontée. Mutine, insubordonnée, ne respectant aucun couvre-feu ni restriction de son espace d’arpentage. Elle n’est pas repérable, elle n’est pas traquée ni géolocalisée. Qui l’attend ? Qui l’assigne ? A qui obéit-elle ? 
Boucle d’Or apparaît comme un être de solitude, de plénitude et de communion. Elle est de partout et de nulle-part. Détachée, ayant la possibilité de se glisser, hors des lieux, sans foi, ni loi, elle transite. Elle est de passage, pure trajectoire, ayant seulement besoin de se ressourcer, de découvrir, avant de partir à nouveau. Sur la route encore. Elle s’élance, droit devant, bras ouverts à l’inconnu.
 Et la voilà qui fait une halte, elle trouve un abri temporaire. Elle se pose, éphémère. Tout est occasion d’essayer, de goûter, de s’immiscer. Elle surgit donc dans l’univers bien rangé d’un charmant triangle familial, au sein duquel tout doit être à sa place, en ordre pour chacun. 
Et voici que la tourbillonnante Boucle d’Or fait son intrusion tragico-comique au sein du foyer si bien tenu ; en mini Attila à couettes, elle sème la pagaille, explore, démonte les belles mécaniques instituées. Cette petite barbare en jupette menace la civilisation ! Elle se sustente, elle savoure ou recrache, sans retenue, incorrecte. Elle papillonne au gré de l’avidité de ses pulsions. Elle bouleverse, elle renverse, elle casse. Partout, Boucle d’Or, en anti-Blanche Neige, fait germer le chaos et l’anarchie. Car les trois Ours anthropomorphiques sont au fond des petits bourgeois bien étriqués, et c’est elle qui incarne l’animalité dangereusement hors cadre, sans respect pour les principes. A l’instar du film « Théorème » de Pier Paolo Pasolini, Boucle d’Or est l’étrangère qui déconstruit, qui sème le désordre et attise les désirs refoulés. « Dans une famille bourgeoise, arrive un personnage mystérieux qui est l'amour divin. C'est l'intrusion du métaphysique, de l'authentique, qui vient détruire, bouleverser une vie, qui est entièrement inauthentique, même si elle peut faire pitié, si elle peut même avoir des instants d'authenticité dans les sentiments, par exemple, dans ses aspects physiques aussi » (Pasolini, Jeune Cinéma, no 33, octobre 1968).

Illustration 12

L’intrus vient visiter et chamboule tout sur sa trajectoire. En effet, tous les membres de la famille ressentent une énigmatique attraction, se laissent séduire, succombent et renoncent à leurs assignations : la bonne très pieuse, le fils sensible et tourmenté, la mère sexuellement refoulée, la fille introvertie et le père, grand industriel capitaliste. L’étranger révèle et se donne, sans rien exiger en retour. Et puis il disparaît, de façon aussi soudaine qu’il était apparu. Mais son passage et son absence font émerger la vacuité, l’inauthenticité, les artifices normatifs de l’ordre bourgeois. Dès lors, rien ne pourra plus être comme avant. Les fausses fatalités qui écrasent l’ordre familial paraissent obsolètes, l’irruption du pulsionnel a délivré les personnages des chaînes qui les aliénaient. Au-delà du Théorème, le visiteur constitue avant tout un problème, en faisant intervenir « des évènements du dehors, ablation, adjonction, section » (Gilles Deleuze, L'image-temps. Cinéma 2, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, 378 p., p. 227).
 Dans le conte, les ursidés embourgeoisés ne peuvent supporter l’irruption de Boucle d’Or, le dérangement qu’elle apporte. Ils ne peuvent intégrer cette altérité, cette différence et cette marginalité dans le même familial. En l’occurrence Boucle d’Or trouble l’ « association un peu niaise du papa, de la maman et du fils pétris d’esprit de sérieux » (Pierre Péju, p84).

Illustration 13

Alors la famille Ourse s’indigne, et chasse l’intruse. Il faut se protéger, défendre le pré carré familial, refuser toute éventualité d’extension et d’hybridation. Il faut rester clos et sédentaire ; dans les clous. De façon immunitaire, les ours se liguent pour empêcher toute place à la petite fille errante, qui ne peut s’installer dans une structure familiale à ce point fermée sur elle-même. Elle bouscule trop la norme de cette famille, avec ses rituels obsessionnels, ses manies d’ordre, son organisation patriarcale et hétéronormée. Panique morale ! Mais on ne se laissera pas faire. On expulsera, on menacera, on fera corps ! On montrera les dents, on sortira les griffes, nous sommes les civilisés, les comme-il-faut ! 
Et puis, on peut aussi imposer notre grille de lecture du conte, notre propre ligne interprétative, de façon à réduire son potentiel subversif. Pour nous, Boucle d’Or n’est plus qu’une enfant paumée, qui cherche sa place dans la fratrie, en quête de son identité, captive d’un complexe œdipien non résolu. Selon Sigmund Freud, la pénétration dans la chaumière et la chambre à coucher n’est d’ailleurs qu’un représentant du fantasme de scène primitive. La petite veut s’insinuer dans la sexualité de ses parents ! Dégueulasse. Quant à Bruno Bettelheim, il affirme que Boucle d’Or n’est qu’une pré-adolescente complexée qui s’essaie infructueusement à un rapproché sexualisé avec la figure paternelle (bol trop chaud, lit trop grand), qui ne peut plus restaurer un lien fusionnel avec la mère (bol trop froid, lit trop doux), et qui devrait pourtant pouvoir renoncer à une position régressive infantile (la petite chaise cède sous elle). Elle est déboussolée et perdue ! Pourtant, il faudra bien qu’elle puisse le résoudre, son Œdipe, pour devenir enfin une jeune femme convenable et attendue !
 Or, le conte reste inabouti, et « soulève une question qui reste sans réponse » (Bettelheim)...ça ne se boucle pas... Quand l’histoire se termine, « il n'y a ni guérison ni réconfort, aucun conflit n'est résolu et il n'y a pas de conclusion heureuse ». Mince…
Boucle d’Or enjambe la fenêtre et se dissipe. Elle ne se fixe pas dans un devenir normé, elle reste en marge et fuit le destin post-œdipien. Vers où va-t-elle ? Où est le prince charmant ? Et ses nombreux enfants ? Son inconscient est ailleurs, en dehors du roman familial étriqué qu’on veut lui faire avaler. Elle contourne le pathétique mimétisme bourgeois ; elle reste sauvage, mal individuée, en quête d’hybridations et d’embranchements inédits. Elle préserve ses « noyaux d’enfance » (Bachelard) et sa part d’animalité, laissant pousser le tout-autre, échappant alors aux clivages des genres et des espèces. Boucle d’Or reste incandescente, une force de métamorphose, des courants d’énergie et de surgissement, une participation aux éléments en mouvement. Elle reste capable de maintenir un contact immédiat avec les phénomènes qui se soustraient aux normes familialistes. Elle fait alliance avec des êtres mal humanisés, déviants, bancals. Boucle d’Or, désire, encore, les possibilités de fuite. Elle maintient une brèche ouverte dans la fatalité œdipienne, elle ne plonge pas dans le névrotico-normal. L’insécurité reste sa condition d’existence. Elle veut continuer à goûter l’inconnu, à rester nomade, instable, insaisissable ; être de passage, capable d’évasion. Un grand coup de pied aux destinées. Manger, dormir, errer. Rêver, imaginer. Refuser le saucissonnage abrasif des pulsions, des élans, des contradictions, des expériences indicibles, des stagnations et des fulgurances…

Illustration 14


« Gracieuse marionnette, c’est ainsi qu’il faut aussi imaginer Boucle-d’Or. Son malaise et sa maladresse chez les trois ours sont une chute, un temps d’arrêt de sa trajectoire blonde de comète. C’est en partie cette beauté liée à l’extérieur et à la liberté qui est insupportable au petit ours lourd et pataud coincé dans sa dépendance de Papa-Maman » (Pierre Péju, p 132). Car Boucle-d’Or assume l’attitude active et marginale des filles qui, refusées ou écrasées, ouvrent momentanément d’autres voies, et gardant un lien vivace avec l’indétermination infantile. Là s’exprime quelque chose de « l’enfantin », « qui exige la marge, la solitude ou le détachement, l’effacement des rôles adultes et du sérieux au profit de la disponibilité et du jeu » (Pierre Péju, p 128). Boucle-d’Or est une passante, elle erre en dehors des codes, restant liée aux efflorescences sauvages et mystérieuses, accueillant les occasions sans s’installer dans un statut. Elle maintient ouverte sa puissance d’esquive et d’équivoque. Elle dérive, en-deçà des parcours œdipiens, conjugaux, maternels. Elle virevolte, s’immisce, s’écarte. Boucle-d’Or fait irruption, bondissante, égarée, inattendue ; mais contrairement à Blanche-Neige, elle ne se sédimente pas dans une féminisation normative.

Préserver l’ouverture à ce qui émerge, aux horizontalités étranges, aux possibilités transversales, à la frontière des polymorphismes pervers et du merveilleux…Entrelacement avec l’animal et le végétal, désindividuation, pertes d’identité. Familiarité spontanée avec l’inconnu, esquive des rôles et des assignations. Se jeter dans les fêlures et le non-conforme. Se dérober aux valeurs, aux convenances, aux hégémonies. Cracher à la gueule du phallocentrisme patriarcal.
 Boucle d’Or expérimente, avec maladresse et désinvolture. Tout au long de sa déambulation imprévisible, elle irradie de cet insupportable éclat de la liberté. Elle ouvre d’autres voies. Sa solitude est aussi farouche qu’heureuse ; elle ne la subit pas, comme dans une famille, au milieu des « siens » ; car « l’enfant rêveur connaît la rêverie cosmique qui nous unit au monde » Bachelard (Poétique de la rêverie, PUF, 1960, p 87).

Bon ça suffit ! Boucle d’Or doit être attachée, fixée et fidélisée. Qu’on lui trouve un foyer, qu’on la stabilise à une place, qu’on la destine ! 
A défaut de famille d’accueil, plaçons-là dans une Maison d’Enfants à Caractère Social. Avec un peu de chance, elle va tomber sur une institution maltraitante tenue par des religieuses qui vont la contraindre, la dresser, lui apprendre à être une vraie jeune fille. A la place de son errance dans l’obscure et mystérieuse forêt, elle sera hébergée en mobile homes, dans une promiscuité honteuse, exposée à d’éventuelles agressions sexuelles. L’avantage, c’est que l’encadrement éducatif sera en turnover permanent, précarisé ; ça lui rappellera sa vie de nomade, aucune chance qu’elle puisse s’attacher…Si besoin, on la ballottera ; de l’instabilité, elle en bouffera. Et là, si la bouillie est trop froide, il faudra bien qu’elle l’ingurgite. Comme le soulignait le service de la protection de l’enfance d’un conseil départemental, « le secteur de la protection de l’enfance est exigeant et n’est pas un monde de bisounours » !

Illustration 15

Dans l'assemblée, on se gausse, vulgairement. On esquisse des gestes obscènes, on se tape dans les mains, on se frotte. Les visages son échauffés, encore plus bouffis qu'auparavant ; et ça se félicite, ça se caresse dans le sens du poil...Savoir, pouvoir et domination ; on étiquette, puis on écrase - même si ça gicle, même si ça implore, même si ça pleure...Car c'est encore meilleur quand ça résiste...

Au suivant !

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