Fin septembre 2021, se sont tenues les médiatiques « Assises de la Santé Mentale », organisées par le président de la République avec son terrible cortège de think-tank, de lobbyistes, de scientistes, de lèche-culs et de start-uppers.

Lors de cet événement, il s’agissait d’entendre des discours déjà écrits, de valider des décisions déjà prises, de définir des orientations déjà en cours, tout en revendiquant un vernis démagogique de démocratie sanitaire. L’institut Montaigne, grand organisateur de cette cérémonie avec son émanation Fondamentaliste, nous propose d’ailleurs un résumé de cette grotesque mascarade.
Voici donc « les chantiers encore à ouvrir : la réforme de l’offre et la mise en place d’une gouvernance de long terme », ainsi que les trois priorités : « le triptyque "considération, information, prévention" ; l’offre et la recherche ».
Nulle part, il n’a été fait acte de la souffrance, du mal-être, de l’abandon, de la déshumanisation des pratiques autour notamment du recours à la contention, à l’isolement, et aux prescriptions abusives de psychotropes. Nulle part il n’a été question de la violation des Droits, de la dignité… A aucun moment, n’ont été abordés le saccage des collectifs soignants, le délaissement inique des patients et des familles, l’épuisement des professionnels… Et évidemment, aucune mention n’a été faite concernant les conséquences tangibles de certaines orientations politiques sur l’émergence de nos afflictions individuelles et collectives.
Non, puisqu’il s’agit prioritairement de constituer des filières rentables, privatisées, marchandisées, innovantes, plateformisées, normatives, désinstitutionnalisées, etc.
De la détresse et du désarroi tant des soignants que des soignés, on n’en a donc cure, vous pouvez vous le carrer bien profond dans l’oignon.
Car voilà le véritable scandale : « chaque année, la psychiatrie coûte 23 milliards d’euros à l’Assurance maladie », alors que la Santé Mentale pourrait être fructifiée et rentabilisée.
Voici donc un panel de « mesures fortes » censées redonner une véritable considération à ce secteur du soin totalement délabré :
- un déploiement du programme des Premiers secours en santé mentale,
- le conventionnement normatif et paramédicalisé des psychologues, avec un forfait remboursé de 8 séances, sous contrainte d’adopter des protocoles et des méthodes validés.
- la mise en place du numéro 3114 pour la prévention du suicide ;
« À cela s’ajoutent 12 postes d’enseignants chercheurs d’ici à 2025, 20 équipes mobiles en EHPAD ». Je vous le dis, avec de telles décisions prenant enfin en compte la mesure du naufrage, ça va dépoter !
De surcroit, « la réforme de l’offre constitue donc une priorité absolue en France » - entendez par là la transformation managériale des institutions soignantes, en favorisant la privatisation, la marchandisation, la plateformisation, l’intervention lucrative de prestataires de service, la mobilisation d’une surveillance généralisée par le biais d’applications numériques, la constitution de filières avec une logistique de mise en flux, l'inscription en cohortes afin d’extraire des données pour créer des algorithmes et des publications, etc.
On apprend également que « la médecine générale peut parfaitement répondre aux besoins des patients présentant des troubles légers à modérés qui constituent plus de 85 % des troubles psychiatriques. Cette approche graduée permet également de réguler la filière psychiatrique et d’éviter de saturer la psychiatrie avec des patients qui pourraient être pris en charge de façon rapide, qualitative et non stigmatisante en médecine de premiers recours ». Franchement, pourquoi s’embarrasser de professionnels spécifiquement dédiés à l’accueil de la souffrance psychique ? Débarrassons-nous enfin de tous ces archaïsmes, et évacuons au passage la culpabilité, les stigmates, les discriminations. Ainsi, il faudra avant tout « développer les nouveaux métiers pour favoriser la coordination entre les différents niveaux de ressources et aider les médecins traitants : psychologues de soins primaires, infirmiers coordinateurs, care managers, pairs aidants, IPA, etc » - tout cela consiste évidemment à « ubériser » les prises en charge, à organiser des logiques segmentées de parcours pour ne surtout pas soigner…. Ainsi, on va créer de beaux flux autour des « ressources », « orchestrer une stratégie nationale de prévention et de promotion de la santé mentale », « produire et diffuser des référentiels communs de pratiques cliniques », « favoriser l’appropriation des connaissances et les échanges de bonnes pratiques entre professionnels », « créer des indicateurs d’évaluation de la qualité des soins intégrant le point de vue des patients », « fluidifier la coordination entre les différents acteurs de la prise en charge pour une prise en charge globale et graduée », « investir dans la e-santé et travailler à l’évaluation de la qualité et de la sécurité des applications numériques en santé mentale »…
Voici d’ailleurs une des conclusions fortes des assises de la santé mentale : « le développement des outils numériques en santé mentale est un domaine porteur de nouveaux espoirs pour les professionnels, les patients et leur famille. Ils peuvent contribuer à restaurer leurs capacités d’agir et d’autodétermination et offrir de nouveaux modes de prise en charge efficaces. Comme l’a démontré la crise de la Covid-19, c’est un levier pour accompagner les transformations innovantes et nécessaires de l’offre de soins. C’est aussi un secteur d’avenir pour notre industrie. La recherche et les innovations en santé mentale nécessitent ainsi d’être soutenus pour permettre à la France d’occuper une place de premier plan ». Ainsi, le développement de ces « services numériques innovants » apporterait indéniablement « une véritable valeur ajoutée dans le champ de la santé mentale » et constituerait un enjeu stratégique, « notamment en termes de structuration de la filière, de montée en compétence des acteurs et de maturation des initiatives émergentes »…
Y a pas à dire, ça en jette, et ça fait rêver. Si avec ça on n’est pas bien soigné, je comprends plus rien.
Car, au fond, il n’y a pas de véritables problèmes de moyens dans le champ psychiatrique, il suffit juste d’organiser, de normaliser, d’optimiser, d’imposer la qualité et les bons protocoles… Les solutions sont simples, il faut avant tout « soutenir l’innovation organisationnelle », à travers notamment « la réforme du financement de la psychiatrie : elle a pour objectif de corriger les effets pervers des modalités de tarification actuelles, historiques et hétérogènes, de réduire les inégalités entre territoire, d’unifier les modalités de financement, de garantir la qualité des prises en charge et de soutenir les efforts d’innovation des établissements. Elle constitue un support au déploiement d’une politique de santé territorialisée »
En introduisant notamment une forme de tarification à l’activité et par compartiment, il s’agira désormais de favoriser les prises en charge courtes et hors-sol, l’augmentation du turn-over, la mise en flux par filières, etc. Il s’agira surtout de mettre à mal les institutions qui proposent des prises en charge pérennes, singulières, humaines, en faveur de centres experts réalisant des bilans et des évaluations à la chaîne sans jamais se préoccuper des conditions concrètes du soin…Il s’agira d’annihiler définitivement toute possibilité de rencontres, de liens, d’engagements, d’affects, de portage, de responsabilité, d’éthique, d’altération, de résistance….
A cette fin, il conviendra également « d’améliorer la formation initiale des futurs psychiatres et pédopsychiatres » - on peut d’ores-et-déjà imaginer le canevas idéologique de ce cursus remanié…
Et après, on s’étonne que « la discipline de psychiatrie souffre d’un déficit d’attractivité qui se traduit par un nombre important de postes vacants et une répartition très inégale des psychiatres sur le territoire ». Comment – indignations outrées !- , les futurs soignants ne rêvent pas tous de devenir des experts managers coordinateurs logisticiens, générant des flux de dossiers et prélevant des données afin de les injecter dans des cohortes et des protocoles de recherche standardisées et randomisées en double aveugle ?
Par exemple, dans le champ de la pédopsychiatrie, « la stratégie nationale autisme au sein des troubles du neuro-développement transforme profondément la politique publique en faveur des enfants présentant un écart inhabituel de développement avec dans le domaine de la recherche, la création depuis 2019 de 5 centres d’excellence autisme et troubles du neurodéveloppement ; l’Éducation nationale s’est dotée d’un conseil scientifique pour penser les apprentissages. Pour pérenniser l’effort vers l’enfance et renforcer une approche transversale de cet âge de la vie, un Institut du cerveau de l’enfant (de sa conception à la vie adulte) sera créé », afin notamment de « comprendre les mécanismes cérébraux impliqués dans les apprentissages ». Voilà la vraie Science, enfin ! Au passage, vous noterez que tous les enfants non diagnostiqués et labellisés officiellement « Troubles neuro-développementaux » iront se faire voir ailleurs – ce qui a d’ailleurs déjà été imposé par l’ARS Nouvelle-Aquitaine.
En revanche, la précarité (1 enfant sur 5 vit sous le seuil de pauvreté en France), le délitement des cadres collectifs, le saccage de l’école et des institutions en charge de l’enfance, les mirages de l’inclusion pour tous, les abus et traumatismes à répétition, la maltraitance instituée, les carences, la dégradation concrète des conditions d’environnement, etc. , on s’en fout.
Voilà, ces Assises officielles se sont donc tenues à l’écart des soignants – à l’exception de certains « experts » reconnus et validés pour leur participation active et carriériste dans le lobbying Fondamentaliste- , sans implication réelle des principaux concernés, à savoir les personnes, sujets de droit en besoin de soins - hormis quelques représentants officiels de familles totalement alignés sur l’orthodoxie gouvernementale - , sans aucune prise en compte des réalités et des dérives du terrain, sans affects, sans douleurs, sans doute, sans remise en cause, sans humilité, sans décence… Une boursouflure narcissique mâtinée d'un vernis de charité absolument nauséabond. Et tout cela pour servir les intérêts de la Start-Up Nation.
De fait, ces Assises ont également consacré la généralisation d’un langage managérial hégémonique, auto-satisfait, venant littéralement imposer ses propres signifiants et tordre le réel en pervertissant le sens.

Petit florilège, non exhaustif :
- Plutôt que de parler d’abandon, il conviendra désormais de vanter l’inclusion, le virage ambulatoire, ou les placements à domicile
- Plutôt que d’évoquer une normalisation validiste, on fera les louanges de la « réhabilitation psycho-sociale »
- Plutôt que de décrire la constitution d'"asiles périphériques" (prison, rue, camps, chambres d'isolement, centres éducatifs fermés, etc.), on glorifiera désormais les mérites de la désinstitutionalisation
- Plutôt que d’évoquer les contraintes gestionnaires venant entraver la créativité des collectifs soignants, on infligera aux équipes des dispositifs innovants et des évaluations de la qualité
- Plutôt que de s'alarmer de l'ubérisation des pratiques, on glorifiera l'agilité des plateformes et le dynamisme des prestataires autoentrepreneurs
- Plutôt que de dénoncer les pratiques indignes de contention / sédation, on déclarera le packing illégal et on accusera les approches psychanalytiques de tous les maux
- Plutôt que de considérer les populations précarisées, invisibilisées n'ayant plus accès aux soins, on affirmera le "zéro sans solution", puisqu'il y a les PCPE, les RAPT et les GOS
- Plutôt que d’évoquer la violence de certaines procédures comportementales type ABA, on les nommera « Bonnes Pratiques » basées sur les preuves, en les imposant autoritairement
- Plutôt que de pointer les dérives idéologiques, les pressions intenses et les conflits d'intérêts au niveau des instances décisionnaires, on préfèrera évoquer les recommandations scientifiques de la Haute Autorisé de Santé
- Plutôt que de favoriser la prise de parole effective des « usagers », on saupoudrera quelques slogans de démocratie sanitaire et on favorisera le lobbying de certaines associations labellisées, financées et alignées
- Plutôt que d’évoquer la souffrance psychique et de s’intéresser à la psychopathologie, on n’aura désormais plus le droit que de parler de handicap neurodéveloppemental
- Plutôt que d'envisager des interventions concertées de prévention primaire, on imposera désormais le dépistage précoce systématique, avec l'instauration de filières de remédiation dès la maternelle
- Plutôt que de faire preuve d'humilité face à la complexité des processus psychiques et développementaux et de s'astreindre à la rigueur d'une véritable démarche clinique et intégrative, on imposera immédiatement des catégorisations nosographiques "validées", à partir d'évaluations standardisées et "fiables", si possible directement sur dossier, sans perdre de temps avec la rencontre
- Plutôt que d’encourager les professionnels s’érigeant face aux abus et aux maltraitances, on les sanctionnera
- Plutôt que de jeter l’opprobre sur les managers réformateurs détruisant les institutions soignantes, on encouragera leur carrière à travers des promotions bien méritées pour services rendus
- Plutôt que de s’insurger face aux conséquences de conditions d’existence précarisées sur le bien-être infantile, on diagnostiquera des troubles neurodéveloppementaux à la chaîne et on prescrira des psychotropes en masse
-Plutôt que de rencontrer, d’écouter et de se laisser toucher, on catégorisera, on standardisera, on inscrira dans un parcours, on mettra en flux…
- Plutôt que de tisser un lien avec un enfant, nécessairement au prise avec une histoire et un environnement singuliers, on appréhendera désormais un mineur en situation de handicap, à besoins pédagogiques spécifiques, ou un "élève hautement perturbateur"
Arrêtons là cette litanie.
Face à ce rouleau compresseur idéologique, il semblait cependant nécessaire de se réapproprier une langue commune, incarnée, créative, vivante, affectée, de restaurer un imaginaire collectif instituant, de redonner véritablement la parole à ceux qui éprouvent et font l’expérience, de partager, de résonner, de faire émerger, etc.

Ainsi, à l’initiative du Printemps de la Psychiatrie, du Collectif des 39, de l’Appel des Appels, se sont tenues le 11 et 12 mars à La Bourse du Travail de Paris, les (contre)-Assises Citoyennes du Soin Psychique.
Où l’on verra au prochaine épisode ce qui peut se produire lorsqu’on se réapproprie nos désirs, nos pratiques et nos mots.
A suivre donc