14 mars 2009. Clap de fin.

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« J'aurais pas dû ouvrir
À la rouquine carmélite
La mère sup' m'a vu venir
Dieu avait mis un kilt
Y'a dû y avoir des fuites » (Vertiges de l'amour, 1981)
Six mois plus tard, Marc Besse, journaliste aux Inrockuptibles, signe Bashung(s) Une vie (Albin Michel) et revient sur une carrière, une œuvre, un style. Un Bashung pluriel, de disque en disque, au sein d'un même album, de collaborations en mélanges. Un Bashung unifié par une même quête, incessante, immense, terrible, celle d'une musique dépassant les genres. En route vers l'Album. Unifié et brisé par une faille originelle, béante, jamais cicatrisée, ouverte dès l'épigraphe de cette bio : « There is a crack in everything. That's how light gets in » (« Dans toute chose il y a une faille. C'est par là qu'entre la lumière »), paroles de Leonard Cohen (Anthem).
Marc Besse, en Avant-Propos, définit son rapport à Bashung comme une évidence, une « urgence », il est « l’auteur de la bande-son d’une vie, la mienne ». Marc Besse a déjà publié en 2008 Gaby, oh ! Gaby - Un sax, la voix de Bashung, un chien en Espagne, des pétards, des allumettes, des frites et des moules (Scali), livre préfacé par Bashung lui-même parlant du journaliste comme de son « confesseur ».
Sans aucun voyeurisme, avec pudeur, Besse offre une plongée dans les blessures de l’homme et de l’artiste, dans sa manière de s’élever, de créer à partir de ses interrogations, de ses doutes, d’un sentiment d’abandon et de déracinement. La vie du chanteur est un support et non une fin pour Marc Besse, une des entrées multiples pour comprendre une œuvre, l’analyser, la mettre en perspective. Le biographe retrace un itinéraire, une quête inassouvie, une recherche, qui habite Bashung jusqu’à sa dernière tournée, entre pudeur et exhibition scénique, silence et chant. Ce que Jean Fauque, son parolier, appelle, dans la préface du livre, un « admirable courage du risque permanent, déployé jusqu’au sublime au cours de l’ultime tournée 2008 ».
Bashung(s), une vie repose sur huit années d’enquête, des centaines d’heures d’entretiens avec le chanteur, son entourage professionnel et familial. Un travail de fouilles pour mettre la faille en lumière, dire cette constante du risque dans la pratique de Bashung (le quotidien, la musique), ce refus du conformisme, des barrières, cette volonté de tenter, toujours.
Les chapitres (de A l’est d’Éden à L’Année du dragon) s’enchaînent et reconstituent « le puzzle » d’une vie (1947-2009). L’ennui de l’enfance, la mélancolie peu à peu surpassés par deux passions, le vélo et la musique. La radio qui donne une « bande-son à l’imaginaire » selon les propres mots de Bashung. La découverte du rock, les premiers accords de guitare sur une Lucky 7 bleue qui l’accompagnera longtemps. Puis les débuts, difficiles, les concerts avec son groupe Les Dunces (les cancres). Les auditions, les galas, les petits boulots pour survivre et le pire, une certaine forme de reconnaissance, pour ce que l’on n’est pas : un chanteur pour minettes :
« Je devenais un instrument, une baudruche. On me posait là, je chantais. »
Il s’appelle encore Baschung (le c sera supprimé plus tard) et interprète « de la confiture à sentiment, du générique de roman-photo », il a mis le pied dans une « machine à méli-mélo ». Mais comme Bashung le chantera plus tard, avec son premier immense tube, chanson d’une génération : « Ça fait frémir, faut savoir dire stop. Stop ». Il casse son contrat chez Philips et part pour un label plus libre, La Compagnie, où il compose pour Dick Rivers, travaille comme directeur artistique. Parallèlement, il travaille son identité musicale, compose, participe à l’opéra-rock La Révolution française de Claude-Michel Schoenberg, ne voit toujours pas le bout du tunnel et finit par comprendre « ce que pouvait être la force du désespoir et qu’on pouvait la canaliser comme une énergie ». Bashung « voyage en solitaire », compose, rencontre ceux qui deviendront ses paroliers fétiches, dont Boris Bergman. Ils commencent à travailler ensemble, texte, musique, « on a presque fait des cadavres exquis par prolongement successifs notes-musiques » (Bergman). Une révolution intérieure, intime, pour Bashung. 1977. L’année d’une forme de reconnaissance critique (Roman-photos) comme de plusieurs déchirures intimes. Bashung puise dans ses blessures. Ce sera Roulette russe. Alain Bashung se livre, entre les lignes, au creux des métaphores.
L’identité musicale de Bashung s’affirme avec les textes de Bergman, une écriture entre pop et noirceur, éclatant dans les jeux de mots, l’argot, les cut up. S’affiche sur les pochettes des albums, signées Jean-Baptiste Mondino. Pourtant sa maison de disque le somme de faire ses preuves. Pas assez commercial, malgré la reconnaissance critique. Il faut un tube. Ce sera Oh Gaby, dont Marc Besse retrace l’histoire, les étapes. Du titre, emprunté à Mondino (qui désignait ainsi les homosexuels) au riff de sax initial, le couplet final ajouté à la dernière minute, clin d’œil aux formules de Bashung (« Alors à quoi ça sert la frite, si t’as pas les moules / Alors ça sert à quoi l’cochonnet si t’as pas les boules ») et moquerie de l’alexandrin. On est en 1980. La France n’a plus que Gaby en tête.
Bashung s’en moque. Il veut expérimenter, encore, toujours, relancer la machine musique. Ce sera Pizza. Les débuts au cinéma, un rythme de « mineur de fond ». Le mal être refait surface, les tentations suicidaires. Nouveau « stop ». Bashung fait table rase, se sépare de Bergman, fait appel à Gainsbourg, pour l’album Play blessures, un monument. Un adieu à Gaby :
« Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu
Mort de soif dans le désert de Gaby
Respectez une minute de silence
Faites comme si je n’étais pas arrivé » (J’croise aux Hébrides)
Marc Besse raconte l’enregistrement, les cuites au bistrot du coin, l’énergie et l’inventivité que chaque artiste (é)puise en l’autre.
Le livre avance, d’anecdotes en analyses, de récit en décryptages musicaux, Marc Besse suit les mues de Bashung, son laboratoire ininterrompu. C’est dense, passionnant. On (re)découvre Bashung musicien, compositeur, acteur, « terroriste », comme le résume Christophe Miossec, dans sa manière de toujours tout prendre à rebours, d’ouvrir des portes, d’aller au fond de l’inconnu pour y trouver du nouveau. Le Bashung des paradis artificiels, des pastiches (Passé le Rio Grande), de l’engagement politique et musical. L’explosion grand public avec Osez Joséphine, « reine de France. Le pays n’est plus qu’un riff, un clip : une cavalcade d’alezan dans un cirque, ces pattes d’ef’ d’un costume rouge à paillettes, une bête à deux dos dans un Cirque d’hiver ». Les nouvelles recherches pour l’album suivant, symboliquement intitulé Chatterton, « comme pour transmettre cette idée d’un collage géant entre mille et une pièces d’un puzzle inconnu ». Les tournées, l’épuisement physique toujours plus grand, l’incapacité chronique à se poser, s’arrêter, la reprise du laboratoire avec un des albums majeurs de la musique contemporaine, Fantaisie militaire, entre perfection et doutes, confession publique ininterrompue.

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Pour cet album, Bashung doit rencontrer Joseph Racaille pour les arrangements des cordes :
« Anne Lamy a organisé leur rencontre au café Charbon, rue Oberkampf. Alain a appelé Joseph la veille du rendez-vous le 20 mai :
ʺExcuse-moi, mais comment va-t-on se reconnaître ?ʺ »
Tout Bashung est dans cette interrogation. Il ne se croira jamais arrivé ou reconnu. Il a toujours dans la tête « des montagnes de questions » (La Nuit je mens). S’il accepte l’album Climax, sorte de best of saupoudré de rencontres musicales, au tournant du siècle, c’est pour mieux rebondir, repartir vers l’inconnu. Avec l’album L’Imprudence : « La musique n’a d’intérêt que lorsqu’elle vise ce genre de destin. C’est le but ultime de tout chanteur : l’éternité, la transmission d’une envie, d’une possibilité d’aller ailleurs. Dresser cette passerelle vers une autre rive ».

Chercher, toujours, la couleur rêvée de sa musique. Ce sera Bleu Pétrole, son dernier album, la vie en a décidé ainsi. Demeurent un être solaire et noir, crépusculaire et incandescent dont subsisteront longtemps la silhouette et l’écho, des albums magistraux, « fantasmant des architectures hybrides, complexes mais ludiques » et ce livre tombeau, hommage magnifique à un artiste hors du commun. Le « roi des scélérats », pour toujours, fera hennir « les chevaux du plaisir ».
Marc Besse, Bashung(s), Une vie, préface de Jean Fauque, Albin Michel, 336 p., 20 €.Le livre comporte un cahier de photos exclusives, privées, issues des archives familiales du chanteur.
A venir également, L’homme à tête de chou de Jean-Claude Gallotta, spectacle de danse qui sera présenté à Grenoble mi-novembre avant de s’installer au Théâtre du Rond-Point à Paris du 27 novembre au 19 décembre 2009. La musique du ballet est l’album de Gainsbourg réarrangé et interprété par Alain Bashung. Il aurait dû chanter sur scène. Il a dû y renoncer en raison de son état de santé et a donc enregistré les voix, les 17 et 18 décembre 2008.
Prolonger : Occis, mort, Bashung par Sylvain Bourmeau