Ancien journaliste. Secrétaire général du Comité Européen Marseille
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« En finir avec le libéralisme économique pour relancer le projet européen »...?
C’est la proposition surprenante faite par l’économiste Michel Dévoluy, à l’occasion d’un duplex organisé par l’Union Européenne des Fédéralistes et le Comité Européen Marseille, le 14 janvier dernier, sur le thème « situation et gouvernance économique de l’Union Européenne ».
Les exportations de produits ou services vers l’Europe assurent des revenus aux hommes et femmes situés à l’autre bout du monde. Elles ont la valeur d’une « émigration sur place », disent les économistes. On ne s’attendait pas de la part d’un conseiller scientifique de l’Union Européenne Fédérale à une charge contre l’économie libérale et à une remise en cause du libre échange ! L’Europe se construit depuis plus de soixante-dix ans, en conformité avec la méthode préconisée par Jean Monnet, reprise dans le plan Schuman. Grâce au libéralisme et à l'économie libérale, les relations entre États européens sont devenues plus pacifiques, plus respectueuses des droits humains. Poutine, qui veut la peau de de cette Europe-là, l’a bien compris, lui ! Michel Dévoluy a tenu un discoursinattendu. Avant de passer au débat, animé par Noé Dethier, vice-président de l’UEF France et président de l’UEF-Auvergne-Rhône-Alpes, Michel Dévoluy a passé en revue la situation et évoqué la gouvernance économique de l’Union européenne.
Le professeur d’université transparaît dans la première partie de son exposé. Il énumère, de manière didactique, les principaux facteurs structurels qui concourent à l’inflation. Michel Dévoluy a été titulaire de la chaire Jean Monnet d’intégration économique et européenne, professeur de sciences économiques et directeur de l'Institut des hautes études européennes, IHEE, Université Robert-Schuman de Strasbourg. Puis il passe en revue les conséquences de cette inflation : [« elles ne sont pas négatives pour tout le monde ! Notamment pour les acquéreurs de biens immobiliers qui remboursent plus facilement leurs emprunts à taux fixe… ou les entreprises du secteur de l’énergie qui profitent aujourd’hui de la hausse des coûts ! D’une manière générale, l’inflation provoque la hausse des prix, pénalise l’épargne, entraîne le plus souvent une baisse de l’activité économique, une diminution de l’investissement, allant jusqu’à mettre la croissance en berne, ou la faire chuter ; elle fait aussi courir le risque de la stagflation, une hausse des prix entrainant une hausse des salaires… qui se répercute à son tour sur les coûts de production… nouvelle hausse des prix… des salaires… on entre dans un cycle infernal »].
L’inflation bat des records en Europe
Analysant l’inflation, il souligne les écarts de taux qui reflètent, insiste-t-il, « l’hétérogénéité de l’Europe ». Il donne des précisions édifiantes : « le taux d’inflation annuel est en hausse à 10,6% dans la zone euro. À 11,5% dans l’UE. Concernant l’Allemagne, la 4e puissance économique mondiale, l’inflation s’élève à 11,6% … Une inflation à deux chiffres - du jamais vu depuis 70 ans ! [l’Allemagne est au bord de la récession, selon le rapport d’octobre 2022 de la Bundesbank] ». Les taux annuels les plus élevés ont été enregistrés en Estonie (22,5%), en Lituanie (22,1%) et en Hongrie (21,9%), relève l’orateur [la Hongrie a le taux d’inflation la plus élevé de l’UE. Elle paie au prix fort le gaz russe ! Un camouflet pour le Premier ministre Viktor Orbán. Sa politique, très accommodante envers Poutine, n’épargne visiblement pas à ses compatriotes les représailles économiques de la Russie.] ». L’orateur ironise sur le taux de la Turquie, « pays candidat à l’entrée dans l’Union européenne … Inflation à 84,4% !» [ce taux, enregistré pour octobre 2022, a été ramené à 64,3% en décembre selon les données publiées le 24 janvier par la Banque centrale turque].
L’Union européenne face à son hétérogénéité et ses contradictions
« Face à la pénurie de gaz naturel venu de Russie, poursuit Michel Dévoluy, tous les États membres ne sont pas logés à la même enseigne… Le prix du gaz est plafonné en Espagne et au Portugal et ne détermine plus celui de l’électricité. C’est l’exception ibérique [ce mécanisme d'intervention sur le marché de l'électricité a été approuvé par Bruxelles. L’Espagne et le Portugal ont été décrochés temporairement du système tarifaire européen, en raison de leur manque d'interconnections avec le reste de l'Union européenne qui pénalise leurs consommateurs]… La France remet en route des centrales nucléaires et relance sa centrale à charbon de Saint-Avold… Le charbon garde les faveurs de la Pologne [La production du premier producteur européen du combustible fossile le plus polluant est suffisante pour produire de l’électricité, mais non pour assurer pour le chauffage des ménages. L’intégralité des importations servent à cette fin. “Pour faire face aux pénuries et à l’envolée des prix, le pays se voit obligé d’importer massivement du charbon de Colombie, d’Afrique du Sud ou d’Australie pour répondre à la demande des ménages“ - Jakub Iwaniuk correspondant à Varsovie du journal Le Monde ]… Pour faire face à la rupture de son approvisionnement en gaz avec la Russie, l’Allemagne procède à la réouverture de ses centrales [La coalition du chancelier social-démocrate Olaf Scholz a autorisé 27 centrales à charbon à reprendre leur production pour une période limitée, jusqu'en mars 2024]… tandis que d’autres États, comme la Hongrie, continuent d’importer le gaz russe… ». Après avoir mis en exergue « l’hétérogénéité » des situations, Michel Dévoluy fait ressortir les contradictions. « Pour résoudre la crise de l’énergie entraînée par la guerre d’Ukraine, les pays de l’UE consomme aujourd’hui plus de charbon, alors que l’Europe s’est positionnée comme leader mondial de la lutte contre le réchauffement climatique ! L'Europe représente aujourd’hui 40% des émissions mondiales de gaz à effet de serre provenant de l'utilisation de ce combustible. Quand sera-t-il en 2030 pour Allemagne, qui a décrété sa sortie du charbon pour cette année là ? Qu’en sera-t-il pour la Pologne en 2049 ? Fermera-t-elle sa dernière mine de charbon, comme elle l’a promis ? ». Le constat de Michel Devoluy est sans concession : « En matière d’inflation, en matière d’énergie, l’Europe diverge en tous sens… Avec la crise énergétique, les prix de l’électricité augmentent de manière substantielle et la position de l’UE, leader mondial de la protection du climat est clairement mise à mal. » Il en tire la conclusion que « tous les États membres de l’UE mènent une politique au mieux de leurs intérêts économiques et financiers ».
Michel Dévoluy rappelle le rôle joué par la BCE (Banque Centrale Européenne) lors de la crise sanitaire d’ampleur mondiale. « Elle a mis en place une série de mesures de politique monétaire et de supervision bancaire, afin d’atténuer l’incidence de la pandémie de coronavirus sur l’économie de la zone euro. [« Il s’agit desoutenir tous les citoyens européens, sans exception. Les périodes exceptionnelles exigent des mesures exceptionnelles ! Notre engagement en faveur de l’euro est sans limites », avait précisé Christine Lagarde pour clouer le bec des spéculateurs. Ses propos encourageaient-ils pour autant certains États à laisser filer leurs déficits publics au prétexte que « l’engagement de la BCE en faveur de l’euro est sans limite » ?] Il fait remarquer que « les crises qui frappent aujourd’hui de plein fouet l’UE, sont multiples et simultanées, mondiales et interdépendantes. Pandémie, réchauffement climatique, pénuries alimentaires, guerre d’Ukraine et crise de l’énergie… constituent une situation complexe et difficile, jamais rencontrée auparavant ». Comment l'UE réagit-elle à ces crises et aux politiques de « cavalier seul » menées par des États membres ? Que propose-t-elle ? Comment renforce-t-elle la « résilience », autrement dit la capacité à faire face aux défis, et à rendre les « transitions » durables, équitables et démocratiques (une transition se définissant comme le passage d’une situation économique à une autre) ? Disons-le toute de suite, l’économiste Michel Dévoluy n’a pas abordé ces questions. Silence radio sur toute la ligne… Et qu’en est-il de la politique de la BCE pour réduire l’inflation ? Avec quels résultats ? Que propose Bruxelles pour relancer l’économie de la zone euro et de tous les États de l’UE ? Curieusement, l’orateur ne traite pas ces questions. Là-aussi, silence radio. Il élude des aspects importants de la « situation » au cours de son exposé. L’économiste reste figé dans sa certitude : face aux crises qui les assaillent de toutes parts, les États sont incapables de d’adopter une politique commune pour avancer comme un seul homme. Au mieux, il les croit seulement capables d’avancer au pas du plus lent des chanoines. Il fait fi du travail du triangle institutionnel (Commission, Conseil européen et Parlement) et des appels à l’unité lancés aux États membres par la présidente de la Commission européenne… !
L’Europe progresse à pas de géant quand les États membres s’unissent… et ils s’unissent quand nécessité fait loi !
Lors de la crise du covid, Ursula von der Leyen a montré le danger représenté par des États laissés à eux-mêmes, sans gouverne ni unité de vue, et mis en exergue leurs avancées à pas de géant quand ils se décident enfin de mettre entre parenthèse leur pré carré et leur égoïsme. « Je n'ose même pas imaginer ce qui se serait passé si quelques grands États membres s'étaient assuré un approvisionnement en vaccins – alors que les autres seraient restés les mains vides. Ce que cela aurait signifié pour notre marché intérieur, et pour l'unité de l'Europe. Ce serait de la folie économique. Et aussi la fin de notre communauté […] Il faut normalement cinq à dix ans pour produire un nouveau vaccin. Nous l'avons fait en dix mois. Avant la fin de l’été 2021, près des deux tiers des Européens étaient vaccinés ». (Discours d’Ursula von der Leyen au Parlement européen - séance plénière du 10 février 2021). [ En 2020, des États se volaient les masques dans les ports et aéroports ! Les Français, comme d’autres Européens, n’avaient ni masques, ni tests, ni vaccins ! Beaucoup d’Ehpad étaient devenus des mouroirs, interdits d’accès aux familles et aux proches, les Français étaient confinés, beaucoup ne pouvaient plus exercer leur profession… Les faits sont les faits !
Sécurité énergétique : le 5 octobre 2022, devant les élus du Parlement européen, Ursula von der Leyen a de nouveau exhorté les Européens, confrontés aux perturbations causées par la guerre en Ukraine, à garder leur unité : « Sans une solution européenne commune, nous risquons la fragmentation. Si chaque État membre fait cavalier seul, nous aurons une fragmentation dont nous ne voulons pas. » Quoi qu’en pense le conseiller scientifique de l’UEF, l’Europe n’est pas condamnée à subir pendant des lustres une inflation à deux chiffres. Le taux annuel de la zone euro est en dessous de 10% en ce début d’année, il aura baissé au moins de moitié d’ici décembre 2023 selon les projections macroéconomiques de la BCE.]
Michel Dévoluy : « L’Europe s’est lié les mains avec le libéralisme économique »
Avant de débattre avec les participants, l’économiste Michel Dévoluy pose ex-abrupto la question : « comment en est-on arrivé là ? » Et il se livre à une critique en règle, étonnante, de la construction européenne. Selon lui, « l’Europe s’est lié les mains avec le libéralisme économique ». À ses yeux, la doctrine du Siècle des Lumières, qu’il qualifie de dogme, vicie la construction européenne, tout comme le vote à l’unanimité [Ce vote résulte d’un compromis boiteux adopté à Luxembourg en 1966. Il s’agissait de mettre fin à la paralysie des institutions provoquée par « la politique de la chaise vide » du général de Gaulle, alors président de la République. Ce dernier entendait stopper la politique d’intégration économique de la Commission européenne, décidée à la majorité. De fait, le général a remis en selle les États nations, responsables des colonisations et de deux guerres mondiales. De l’abaissement de la civilisation européenne. Elle a failli sombrer dans la "Nuit" et le "Brouillard" avant de disparaître dans le feu et le sang]. Nous avons entendu l’orateur vouer aux gémonies la concurrence libre et non faussée, ainsi que la privatisation des services publics… Pour lui, « l’Europe ne doit pas être qu’un un projet politique ou de paix, mais obéir à une vision collective non fondée sur la spéculation et le profit à court terme, d’autant plus que ce profit est toujours le plus élevé possible grâce aux prix les plus bas payés aux producteurs… Il s’agit de changer la mission de notre modèle social et politique. Tout en persuadant nos concitoyens que seule l’Europe est porteuse de cette espérance ». Quelle « Europe » ? Celle des « cercles »… ? Là encore, il ne s'attarde pas...
Émigration "sur place" grâce au libre échange
Les traités de libre échange conclus par l’Union européenne sont pourtant dotés d’un socle social pour développer un commerce exempt de dumping social. Ces traités ont mené à la signature d’un nombre croissant d’accords intégrant la dimension travail, pour interdire celui des enfants et l’exploitation éhontée des travailleurs. Pour faire reconnaître et respecter leur dignité, et protéger leur intégrité physique et mentale. La dimension du travail est intégré dans l’accord conclu à l’occasion du traité de libre échange ou dans des accords parallèles. Rien n’empêche de surveiller la bonne exécution de ces accords, de prévoir des sanctions… et de les appliquer ! Même si ce n’est pas chose facile dans un monde soumis à la loi du plus fort, aux rackets et mafias en tous genres, notamment d’États, qui freinent des quatre fers. Raison pour laquelle, plus que jamais, les Etats européens ont l’impérieux devoir de rester unis, d’agir ensemble… C’est dans l’intérêts de tous. Pour juguler le dumping mais pas seulement… Il en va aussi de la qualité de vie, voire de la survie, de travailleurs qui produisent pour les Européens ! Des représentants régionaux d’autres associations européennes*, notamment le Mouvement Européen Provence, étaient présents au duplex Lyon-Marseille, retransmis par visioconférence. La possibilité était offerte de suivre l’événement en direct pour ceux qui n’avaient pu effectuer le déplacement à la Maison des Européens (Lyon) ou au Café Coworking Marseillais, le Mandragore (Marseille). L’occasion était donnée à tout un chacun d’intervenir en direct, en tapotant sur le clavier de son ordinateur ou de son smartphone, ou d’intervenir au cours du débat en audiovisuel comme à la télé ! Mieux que le duplex annoncé… un multiplex ! Une réussite complète sur le plan technique… mais était-il judicieux de programmer cet événement un samedi, entre 18 h et 20 h !
Au cours du débat, nous avons senti de la frustration dans les interventions de certains participants à Marseille. Michel Dévoluy a refusé les perches tendues par des participants en « ligne ». Il a préféré botter en touche les questions dérangeantes, celles qui ne s’accordaient pas avec sa vision, plutôt « brouillonne », de l’Europe…
Prochains rendez-vous :
Jeudi 26 janvier à 18h30
au Café de Paris sur le Cours Mirabeau à Aix
Café-débat sur la Communauté Politique Européenne
La Communauté Politique Européenne, avancée par la France, a tenu sa première réunion à Prague le 6 octobre 2022 autour de 44 chefs d’État et de gouvernement. Quelles sont ses missions? Quels en sont les fondements politiques et intellectuels? Comment pourrait-elle évoluer? Des questions que nous proposent de débattre MM. Jean Vergès et César Rivera. Communiqué du Mouvement Européen Provence.
Samedi 28 janvier en matinée à Strasbourg
à l’Eurostudent Café, place Saint-Etienne Pour participer et vous inscrire, complétez le formulaire
« Les Jeunes Européens Strasbourg, le Mouvement européen Alsace et l’UEF Grand Est vous donnent rendez-vous le samedi 28 janvier matin pour un temps d’échange sur le fédéralisme à l’occasion du passage de Chloé Fabre dans la capitale européenne. »
* Le Mouvement Européen Provence (MEP) était représenté à Marseille par Jean Vergès, président d'honneur et ancien président, Claude Reynoird, ancien président. Pierre-Marie Vague, le président en exercice a suivi l'événement en visioconférence.
* Le Comité Européen Marseille était représenté par sa présidente Monique Beltrame (à la tribune). Le secrétaire général a suivi la conférence et le débat en ligne (visioconférence zoom)
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