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Tout premier film du colombien Juan Sebastián Quebrada, il porte une histoire particulière, puisqu'il est né dans le cadre d'un exercice demandé en classe de cinéma, à la Fundación Universidad del Cine (FUC), à Buenos Aires. L'équipe de tournage se compose d'étudiants colombiens de la FUC, d'amis et de membres de la famille du réalisateur. Prenant ses sources dans la tradition du « Nouveau Cinéma argentin », tourné avec très peu de moyens et sur un temps très court, Días extraños semble puiser sa force dans le contexte qui lui a donné le jour.
Dans un Buenos Aires morcelé difficilement reconnaissable, la caméra de Juan Sebastián Quebrada s'attache à scruter la nature du lien qui tour à tour unit et séparre Federica et Carlos, jeune couple en quête de repères, tant dans la ville qu'au sein de sa relation. Le conflit, la provocation, la destruction, semblent être les maîtres mots de leur fonctionnement à deux. Lors de leurs déambulations hasardeuses dans la ville, Federica et Carlos ne croiseront que très peu d'autres personnages, tous étrangers comme eux. Días extraños offre ainsi un regard très resséré sur une réalité relativement singulière de la ville de Buenos Aires, vue et vécue par ce couple aux comportements atypiques. Isolés dans la ville et des autres, Federica et Carlos sont pris au piège de l'espace cinématographique, incapables de s'échapper ni de Buenos Aires, ni de leur relation destructrice. Oscillant sans cesse entre pulsion de vie et pulsion de mort, ils jouent avec les limites de l'autre, déjà maintes et maintes fois mises à l'épreuve et repoussées. Leurs corps prisonniers de l'espace semblent tenter de repousser les limites et les murs qui les enserrent dans cette réalité : que cela soit lors de leurs promenades dans les espaces périphériques inospilaliers de la ville, comme s'ils cherchaient à repousser l'espace de la ville à ses bordures ; ou qu'il s'agisse de leur appartement, première représentation spaciale de leur intimité, lui aussi de plus en plus dégradé, tagué, sali, au fur et à mesure des jours qui passent. Rivée sur leur deux corps, la caméra scrute leur évolution dans ces différents espaces tout en demeurant elle aussi étrangère à ce qui se joue à l'intérieur d'eux. En résulte un jeu subtil entre matérialité des corps et sentiment d'étrangeté, voire de rejet, pour le spectateur qui se trouve dans l'incapacité de s'identfier aux personnages. Le choix du noir et blanc vient renforcer cette impression, appuyant le jeu tout en nuance et en sensualité des deux acteurs, et fait ressortir les contours des limites avec lesquelles flirtent sans cesse les deux personnages.
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Días extraños livre ainsi au spectateur l'image une ville qu'il semble difficile de s'approprier lorsque l'on est étranger, une ville qui semble ici dévorer et déchirer l'espace de l'intime, jusqu'à pousser les personnages à des comportements extrêmes. D'étrangers à la ville il se retrouvent de plus en plus étrangers à eux-même. Lors d'un entretien accordé le mardi 15 mars 2016 dans le cadre du festival Cinélatino, Juan Sebastián Quebrada explique : « Cela a à voir avec comment je me suis senti moi, colombien vivant à Buenos Aires, et avec ce que ressentent beaucoup de personnes étrangères qui vivent là-bas. On se sent limité, pris au piège d'un espace réduit, avec cette impression de ne jamais « faire partie de », d'être en périphérie des choses ».
Il résulte de cet ensemble de réalités intrinsèques aux conditions de tournage un film d'une très grande force, qui, à l'image du fonctionnement du couple qui y est présenté, provoque et pousse le spectateur dans ses derniers retranchements, bien loin de sa zone de confort habituelle, et le laisse ainsi chercher lui-même ses repères. Une expérience de cinéma très dense et singulière, qui mérite hautement d'être expérimentée.
Adeline Bourdillat
Pour en savoir plus sur l'utilisation du noir & blanc dans Días extraños : Lire Entrevista con Juan Sebastián Quebrada, par Marie-Françoise Govin (en espagnol)