Éloge de la lucidité en ces temps de connerie massive
J’ai lu Psychologie de la connerie, un ouvrage collectif sous la direction de Jean-François Marmion, psychologue, écrivain, journaliste scientifique et rédacteur en chef de la revue Le Cercle Psy.
Des noms prestigieux l’accompagnent dans cette aventure risquée : Jean-Claude Carrière, Boris Cyrulnik, Antonio Damasio, Howard Gardner, Alison Gopnik, Daniel Kahneman, Edgar Morin, Tobie Nathan, Emmanuelle Piquet. D’autres encore…
Des auteurs que j’ai lus, parfois étudié et que j’aime. Et pourtant…
D’entrée de jeu, une question m’embarrasse au plus haut point : « Un monde sans connards est-il possible ? »
Je passe sur la naïveté apparente de la question et l’optimisme relatif qui se cache mal derrière. Non, ce qui me gêne, c’est le mot connards : la connerie n’a rien ou pas grand-chose à voir avec eux, même s’ils peuvent y contribuer.
Imbécile, idiot, zinzin, con – petit ou gros –, stupide, bête, abruti, connard… Des mots qui évoquent la connerie, qui l’effleurent, sans jamais vraiment l’atteindre. Un piège dans lequel il ne faut surtout pas tomber.
Puis arrive l’expression que je redoutais plus que tout : la connerie humaine.
Quelle tragique erreur, quel terrible pléonasme ! Faut-il vraiment préciser que la connerie est essentiellement, exclusivement et tragiquement humaine ? Apparemment, oui !
Les animaux ne font pas la guerre, n’ont jamais organisé de génocides, ne sont ni islamophobes ni antisémites. Ils héritent d’un bagage génétique, mais ne connaissent ni Freud, ni Lacan, ni Françoise Dolto.
Certains ont la notion de territoire, mais pas celle de frontière au sens juridique et historique du terme. Ils ignorent tout de la géopolitique, du droit et de la philosophie. Ils ne fabriquent pas d’armes. Sauf, peut-être, les singes, qui nous ressemblent un peu trop…
Mêmes constats pour les plantes.
Cher Edgar, cher Boris, cher Jean-François, la connerie se définit par des caractéristiques et des propriétés humaines ; elle est collective, jamais individuelle : c’est un phénomène de masse. Le con, l’imbécile et l’idiot qui « font des conneries » n’entrent pas dans le périmètre de la connerie au sens où nous l’entendons : trop isolés, trop anecdotiques, ils nuisent à leur environnement, parfois très gravement, c’est certain, mais leur rayonnement est très limité.
Autre signe qui doit être intégré dans les processus de la connerie telle que nous l’envisageons : on la subit, mais elle est polymorphe et fantasmagorique, on peut passer à côté sans la voir ; elle se drape des habits de la rationalité, elle ne déteste pas le raisonnement, l’analyse, bien au contraire, il lui arrive même d’interpréter l’histoire, les sciences, les technologies, la littérature…
Affirmer (bêtement ?) que la connerie est le contraire de l’intelligence est une… connerie !
Il est difficile d’ignorer ou de feindre d’ignorer un dernier point : nous pouvons raisonnablement affirmer qu’à certains moments de notre vie nous avons été confrontés à la connerie, la nôtre !
C’est ce chemin que j’ai emprunté il y a onze ans environ dans les colonnes de Médiapart avec le blog de « Contre la connerie envahissante », car le plus grand danger de la connerie est là : elle est en expansion continue, elle gagne du terrain, elle est de plus en plus sophistiquée, insidieuse, sournoise, en un mot envahissante. Et dangereuse !
Les racines psychologiques de la connerie permettent de mieux comprendre les mécanismes individuels et interpersonnels en jeu. Sous cet angle, La Psychologie de la connerie est un ouvrage essentiel qui fait date – c’est incontestable. Mais il s’agit d’une vision microscopique, qui ne rend pas compte d’une logique de masse tout aussi irréfutable : la connerie est un authentique phénomène social.
Sa dimension géopolitique, ses origines philosophiques et historiques exigent une autre approche, avec un objectif clair : contribuer à la combattre efficacement, à condition d’être encore plus lucide.
La connerie n’est pas indifférente à la technologie. Les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle sont devenus ses vecteurs les plus puissants, démultipliant son emprise, agrandissant son territoire. La bête hideuse, jamais rassasiée, se goinfre et enfle. Son obésité morbide est facilement identifiable : rumeurs, théories du complot, fausses nouvelles, tout y passe. La terre est plate, ma tante était mon oncle.
Les démagogues et les populistes – ces apprentis dictateurs – raffolent de ses raccourcis et de ses approximations. Immigration, peur de l’autre, islamophobie, homophobie, wokisme, vaccination, antisémitisme : autant de tremplins pour la connerie, où la simple corrélation remplace sans scrupule le principe de causalité et se prive opportunément d’une analyse digne de ce nom, en profondeur. La connerie repose sur la paresse et la pauvreté intellectuelle.
L’élection de Donald Trump aux États-Unis illustre à la perfection une connerie de masse devenue envahissante. La vraie question n’est plus seulement de savoir dans quel état se trouvera le pays quand il aura terminé son mandat, mais bien dans quel état sera le monde. C’est ce que nous appelons ici le risque d’irréversibilité.
Lorsqu’il envisage sérieusement de briguer un troisième mandat – à 82 ans –, Trump s’inscrit pleinement dans cette logique. Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 1999, prévoit sa retraite pour 2036 : près de 40 ans de dictature…
Le président des États-Unis et le président de la Fédération de Russie partagent cette folle ambition. Ils sont complices, ils s’estiment et revisitent Flaubert, Bouvard et Pécuchet : « Ainsi, leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? »
Oui, comment les expliquer ? Quelles sont ces fibres secrètes ?
« Mon empire vivra mille ans ! » prophétisait Adolf Hitler. Les dictateurs se veulent éternels. Hitler, lui, restera au pouvoir douze ans – mais avec quel bilan ! La connerie, dès qu’elle s’installe aux commandes, n’a pas besoin d’éternité pour tout renverser, tout massacrer. Son règne, aussi bref soit-il, laisse une empreinte indélébile : des millions de tombes et une humanité à jamais marquée par l’irréversibilité de sa folie meurtrière.
Oui, la connerie tue. Guerres, génocides, ethnocides, féminicides. Chasses aux homos.
Le vol noir des corbeaux sur nos plaines projette son ombre menaçante sur l’Europe. En France, en Italie, en Slovaquie, en Hongrie, plus timidement en Allemagne, en Belgique et en Suède, la Connerie avance masquée, insidieuse, patiente. Elle ne craint plus de s’afficher, elle revendique ses outrances et se repaît de ses contradictions. Elle a cessé de s’excuser. Mieux, elle s’indigne qu’on ose encore la contredire.
Depuis quelques années, elle dispose de relais d’opinion puissants, nombreux, et surtout, très riches : presse écrite, télévision, radios, maisons d’édition, productions cinématographiques, experts auto-certifiés, journalistes soumis. Elle a su se parer des oripeaux du sérieux et du savoir, enrôlant dans ses rangs des gens réputés « intelligents », parfois « cultivés », toujours prompts à distiller des vérités aussi approximatives que péremptoires. Des faussaires du réel, présentés comme des savants, dont l’unique ambition est de faire progresser l’approximation en surfant sur l’ignorance et la crédulité.
Mais ici, deux écueils à éviter.
Premier écueil : Trump n’est pas Hitler, Méloni n’est pas Poutine.
L’amalgame est l’antichambre de la Connerie : confondre, simplifier à l’extrême, c’est tomber dans le piège même que l’on dénonce. Il y a plusieurs types de dictatures, plusieurs formes d’oppression, plusieurs déclinaisons de la sottise organisée. Staline et Hitler ont des points communs, mais ils ne sont pas des frères jumeaux. C’est précisément ce qui explique qu’ils se sont d’abord associés pour, ensuite, s’opposer. Il faut garder à l’esprit que la Connerie n’est jamais uniforme, elle mute, elle s’adapte, elle emprunte à l’air du temps, ce qui la rend acceptable, voire désirable.
Deuxième écueil : Les dérives dextrogyres menacent les démocraties occidentales.
Ne nous y trompons pas : ce n’est plus le droit qui encadre le pouvoir, mais le pouvoir qui façonne le droit selon ses caprices, avec un cynisme tonitruant. Et chaque recul, aussi minime soit-il, prépare le terrain à l’irréversible. Mais ce glissement ne se fait pas en un jour, ni toujours sous la même bannière. La Connerie, c’est aussi la myopie des postures, l’incapacité à voir que la destruction de la pensée critique n’est pas l’apanage d’un camp politique. L’idéologie, quelle qu’elle soit, lorsqu’elle devient dogmatique, est un incubateur parfait.
Nous aurions tort, encore une fois, d’opposer l’individu à la société, l’approche psychologique à l’approche sociologique, politique et économique. La Connerie ne se niche pas uniquement dans le cerveau d’un leader populiste ou dans les lubies d’un démagogue médiatique : elle est un système, une mécanique collective, une contagion orchestrée.
Nathalie Bulle, directrice de recherche au CNRS au Groupe d'Étude des Méthodes de l'Analyse Sociologique de la Sorbonne (GEMASS, Paris), spécialiste reconnue de Pierre Bourdieu, rappelle : « La sociologie de Bourdieu est construite autour d’une idée centrale : la réalité du monde social ne repose ni sur les individus ni sur les groupes, mais sur les relations entretenues entre ces éléments. »
Or, ces relations créent une illusion. Une illusion qui nourrit la Connerie, car elle repose sur une succession d’illusions. Un empilement de croyances, de mythes modernes, de récits simplistes que l’on nous martèle jusqu’à les rendre indiscutables.
Les réseaux sociaux, au sens le plus large, spéculent sur l’ignorance, sur la facilité, sur la crédulité, sur la vitesse, sur les fantasmes et le fétichisme fabriqués à la chaîne, puis répétés sans cesse. La technique bien connue de l’ancrage : une idée absurde répétée mille fois devient une évidence. L’individu exposé à ce feu roulant de peurs et de menaces finit par garder l’empreinte neuronale, et donc comportementale, de ce matraquage psychologique. Il ne pense plus, il réagit. Il ne comprend plus, il ressent. Et cet esprit parfaitement formaté n’est pas seul, ils sont très nombreux : nous parlons ici du concept de masse virtuelle. C’est ainsi que les idées absurdes se reproduisent. Il faut lire Bourdieu.
La réalité, les faits, la notion de vérité sont mises à mal. La branche du savoir et de la connaissance ploie sous le poids des fausses émotions et des vraies peurs. On lit peu et on lit mal. On remplace l’esprit critique et l’analyse par des impressions, des sensations qui, si l’on prenait un peu de temps, ne résisteraient pas longtemps à la réflexion. Mais tout est fait pour qu’on ne prenne plus ce temps.
Question de temps.
Question de méthode. Ou plutôt : d’absence de méthode.
La Connerie est fertilisée par ce terreau d’ignorance. L’odeur qui s’en dégage ne les gêne pas ; au contraire, c’est leur parfum commun. On se renifle, un peu comme le font les clébards, au hasard d’une rue. On se reconnaît de loin.
Si, comme le pensait Alain, « La plus haute valeur au monde, c’est l’esprit libre », alors la Connerie envahissante est incontestablement véhiculée par un troupeau d’aliénés méticuleusement endoctrinés « à l’insu de son plein gré », même s’ils revendiquent bruyamment leur sacro-sainte liberté d’expression, nouveau cheval de bataille des autocrates en quête de totems. J.D. Vance, Trump, Poutine et d’autres en sont les apôtres. Un comble ! Ils inventent un autre réel. Parfois avec talent.
La masse virtuelle est un troupeau au sens nietzschéen du terme, mais un troupeau enfermé dans un enclos numérique, entouré de barbelés virtuels et surveillé par des algorithmes ultrapuissants, eux bien réels.
Prenez garde, mes amis, vous allez devenir virtuels, vous aussi. Vous l’êtes déjà un peu, beaucoup. Trop !
La curiosité se prostitue. Elle n’est plus spontanée, elle est spéculative. Elle n’est plus gratuite, elle est orientée. Le troupeau court au point d’eau le plus proche, une flaque nauséabonde où pullulent les mouches, les tiques et les moustiques, mais peu importe. La flaque CNEWS, Pascal Praud, Ferrari, Morandini, Hanouna. Les flaques Tik Tok, X, Instagram, Facebook, jusqu’à en vomir.
Vite, vite, j’ai besoin de ma dose de conneries, sinon je coagule…
La masse virtuelle adore les selfies et se les échange : l’égocentrisme remplace l’altérité, question de valeurs. Génial de raconter une connerie et de la propager en 280 caractères maximum. D’ailleurs, 280 caractères, c’est déjà trop…
L’effet de bulle et son corollaire, l’auto-confirmation, provoquent ce que j’appellerais l’enfermement cognitif. La connerie, prisonnière d'elle-même !
Le microblogging pourrait bien m’assurer une reconnaissance… sait-on jamais, sur un malentendu, ça pourrait « le faire ». L’argent, peut-être ?
La machinerie mise en branle par ces réseaux sociaux transforme leurs gentils adhérents en moutons assoiffés, frustrés et dociles. Certainement l’outil le plus sophistiqué jamais conçu pour que la Connerie prospère. Le « temps de cerveau disponible » est surveillé de très près, nuit et jour. Du portable au réfrigérateur en passant par le fer à repasser et l'alarme.
L’intelligence artificielle arrive à point nommé pour prolonger l’emprise, jusque dans les écoles, les lycées, sous les préaux, les universités. Elle pourrait combler les vides et faire illusion.
Les professeurs sont mis sous pression par cette concurrence déloyale. Et ils ne sont pas les seuls.
La grande victoire de ce système est d’avoir transformé la Connerie en un gigantesque marché, très juteux, dopé à la technologie la plus avancée. L’enjeu est le contrôle de l’esprit, mais il faut comprendre « connerie » en langage Tech.
Nous vivons l’ère de l’enfermement cognitif, objectif final d’une société qui a longuement mûri son modèle. Musk, Zuckerberg, Bezos, Tim Cook, Sundar Pichai : voilà les architectes de cette prison virtuelle qui s’enrichit sur fond de connerie généralisée.
Ils ont réussi à accélérer le caractère envahissant de la connerie. L’informatique quantique viendra parachever l’entreprise d’ici une quinzaine d’années…
Réagissons !
Parlons d’éducation, de formation, d’apprentissage ; parlons de « culture », de connaissance, d’art, de littérature, de musique.
Dansons.
Chantons.
Écoutons Bach, Beethoven, Mozart, Chopin…La Callas, Pavarotti. Et Bruce Springsteen. Je reste plus circonspect sur Mireille Mathieu et Sheila, on ne se refait pas...
Apprenons de l’histoire, celle de Boudieu et d’autres.
Lisons Jack London, Dos Passos, Steinbeck, Balzac, Victor Hugo, Baudelaire, Flaubert, Rimbaud, Maupassant, Zola, Brecht, Jules Valles, Cervantes, Shakespeare …
Contemplons Monet, Manet, Degas, Renoir, Sisley…
Allons au cinéma revoir Harold et Maud, une merveilleuse et surprenante histoire d'amour, pleine d'humour et de tendresse, mise en scène par Hal Ashby.
Encourageons, supportons nos instituteurs, nos professeurs, nos maîtres de stages, c'est le nerf de la guerre, ne l'oublions jamais !
Aiguisons notre curiosité, allons là où elle a envie de nous conduire, sans calcul. Laissons le hasard nous guider, nous inspirer, nous surprendre.
Enrichissons-nous de nos différences.
Écoutons. Parlons. Échangeons. Écrivons. Aimons.
Respectons la nature sans laquelle la vie n’existerait pas, cessons de la maltraiter comme on maltraite les femmes.
Enfin, le plus important : rions ensemble !
Telles sont les meilleures armes à notre disposition pour lutter contre le fléau de la connerie envahissante.
Utilisons-les puisqu’elles sont là pour cela !
« L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur. »
Rêvons ensemble avec Zarathoustra.
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Éloge de l’esprit critique en ces temps de connerie massive
« Consulte ta raison ; prends sa clarté pour guide », conseille Molière dans Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux.
Cette maxime n’a jamais été aussi pertinente. Ce qui était vrai en 1661, année de création de cette pièce au Palais Royal, l’est encore davantage aujourd’hui. La surinformation médiatique, les algorithmes qui amplifient les émotions négatives et sensationnalistes, et les réseaux sociaux qui les exacerbent pour toujours plus de « buzz » nous éloignent dangereusement de cette « clarté » dont nous avons tant besoin.
Faire appel à la raison est devenu un défi, voire un luxe, mais c’est surtout une nécessité.
La lucidité dont nous parlions récemment (Éloge de la lucidité en ces temps de connerie massive* ) exige des efforts d’attention, de vigilance et d’analyse. Il est crucial de garder ses distances par rapport à un événement ou à une information, surtout lorsque les émotions qu’ils provoquent nous envahissent.
« L'émotion est une surprise de l'âme » disait Kant : bonne ou mauvaise, elle ne nous laisse pas indifférents, elle peut nous enrichir comme elle peut nous affaiblir.
Nos certitudes, nos opinions et nos impressions sont parfois chahutées, infirmées ou confirmées. Notre réaction dépend alors de notre capacité – ou de notre incapacité – à remettre en question ce qui nous semblait, hier encore, incontestable. Face à une idée qui heurte nos convictions, nos croyances ou nos habitudes, notre premier réflexe est souvent de nous crisper sur nos positions ou de nous braquer. Pourtant, prendre le temps d’analyser, sans surréagir, permet de mieux comprendre ce qui nous dérange.
Or, ce qui nous entoure, ce qui nous encercle, la connerie, nous dérange !
Rester lucide, exercer son esprit critique, c’est aussi reconnaître que nos sens, supposés nous informer et nous guider, peuvent nous tromper sans que nous en ayons conscience. Les illusions ne sont pas seulement visuelles, comme le mirage dans le désert ; elles peuvent aussi être auditives, olfactives, tactiles ou gustatives. Le froid intense, par exemple, peut brièvement être perçu comme une sensation de brûlure. Et inversement.
La paréidolie illustre bien cette capacité du cerveau à interpréter des formes là où il n’y en a pas, il suffit d’un stimulus aléatoire : voir des visages dans des objets ou des nuages, attribuer une intentionnalité à une simple coïncidence sensorielle. Nos sens ne fonctionnent pas toujours de façon séquentielle ou isolément : la perception du goût, par exemple, est indissociable de la vue, de l’odorat et du toucher. Sur ces sujets des formes et de leur perception/interprétation par le cerveau, nous invitons nos lecteurs à se référer aux travaux de Max Wertheimer, Wolfgang Köhler et Kurt Koffka sur la Gestalt-théorie.
Ce bruit inexpliqué perçu dans un buisson, en pleine forêt, au crépuscule, en est une autre illustration. Ce réflexe de vigilance, hérité de nos ancêtres, vise à nous protéger des prédateurs. Aujourd’hui encore, il nous pousse à voir du danger là où il n’y en a peut-être pas.
Nos sens peuvent nous tromper, la raison aussi, mais avec des conséquences qui peuvent être sérieuses, voire dramatiques.
Dans le domaine de la rationalité (que l’on croit « objective »), et des faits, les notions de croyances, de convictions et d’habitudes jouent la même partition que nos sens trompeurs, le dénominateur commun est le cerveau qui commande sans nécessairement nous demander notre autorisation, les mêmes causes produisent donc les mêmes effets.
Les rumeurs et les complots se créent à partir d’un fait qui n’est pas correctement perçu ni correctement interprété, au point de le déformer et de proposer une autre réalité.
Nos sens nous abusent, la raison aussi !
Prenons quelques exemples connus qui vont nous aider à mieux mesurer les risques de dérapages collectifs qui, pourtant, prennent naissance dans la sphère du « concret » et des faits. Ou de ce que l'on prend pour des faits.
Il s’agit de rumeurs qui, on le verra, deviennent très vite des complots.
1 : La Rumeur d’Orléans (1969) — Edgar Morin en a parlé dans Le Paradigme perdu
- Lieu : Orléans, France
- Date : 1969
- Acteurs : Des commerçants juifs accusés à tort
- Détails : La rumeur prétendait que des boutiques de prêt-à-porter tenues par des commerçants juifs enlevaient de jeunes femmes dans leurs cabines d’essayage pour les envoyer dans un réseau de traite des blanches. Aucune victime ni aucun fait avéré, mais la rumeur s’est propagée au point de susciter une psychose locale.
- Conséquences : Boycott de certaines boutiques, antisémitisme latent révélé, panique locale. Edgar Morin a analysé ce phénomène comme un exemple de rumeur collective irrationnelle, nourrie par des peurs et des fantasmes.
2 : La Rumeur de l’Empoisonnement des Puits (1348) — L’un des premiers grands pogroms européens —
- Lieu : Europe, notamment en France, Espagne, Allemagne
- Date : 1348, pendant la peste noire
- Acteurs : Juifs accusés d’avoir empoisonné les puits
- Détails : Alors que la peste noire ravageait l’Europe, une rumeur s’est répandue : les Juifs auraient empoisonné les puits pour exterminer les chrétiens. Cette rumeur s’appuyait sur une vieille tradition antisémite et a trouvé un terrain fertile dans une population paniquée et désorientée.
- Conséquences : Des massacres de communautés juives à Strasbourg, à Barcelone, et dans d’autres villes européennes, avec des milliers de victimes.
3 : La Rumeur du Complot des Bic (1970) — Une paranoïa scolaire en France
- Lieu : France
- Date : Années 1970
- Acteurs : Les élèves, enseignants et parents d’élèves
- Détails : La rumeur affirmait que les stylos Bic étaient remplis d’un gaz toxique destiné à abrutir les élèves. Ce mythe s’est propagé à une époque où la scolarisation massive et la standardisation de l’éducation suscitaient des peurs et des résistances.
- Conséquences : Peur irrationnelle dans certaines écoles, défiance envers le système éducatif et les nouvelles méthodes d’apprentissage.
4 : La Rumeur de Roswell (1947) — OVNI ou fantasme américain ?
- Lieu : Roswell, Nouveau-Mexique, États-Unis
- Date : Juillet 1947
- Acteurs : Armée américaine, médias, amateurs d’ufologie
- Détails : Un objet s’écrase dans le désert près de Roswell. L’armée annonce d’abord qu’il s’agit d’une soucoupe volante, avant de se rétracter et d’évoquer un ballon météo. Cette volte-face alimente la rumeur d’un complot gouvernemental pour cacher la vérité sur une rencontre extraterrestre.
- Conséquences : Naissance du mythe moderne des OVNIs, explosion de la culture conspirationniste aux États-Unis, prolifération de livres et de films inspirés de Roswell.
5 : La Rumeur du Rituel satanique dans les Crèches américaines (Années 1980) — Une hystérie collective
- Lieu : États-Unis
- Date : Années 1980
- Acteurs : Parents, éducateurs, médias
- Détails : Plusieurs crèches, notamment la McMartin Preschool en Californie, ont été accusées d’abriter des réseaux pédophiles pratiquant des rituels sataniques. Aucune preuve matérielle n’a jamais été trouvée, mais des témoignages d’enfants influencés par des techniques d’interrogatoire douteuses ont alimenté la panique.
- Conséquences : Ruine et emprisonnement injustifié pour plusieurs enseignants et directeurs d’écoles, panique morale à l’échelle nationale, remise en question des méthodes d’interrogation des enfants.
6 : La Rumeur des Armes de Destruction Massive en Irak (2002-2003) — Une rumeur d’État
- Lieu : États-Unis, Irak
- Date : 2002-2003
- Acteurs : Administration Bush, médias occidentaux
- Détails : L’administration Bush affirme que Saddam Hussein possède des armes de destruction massive (ADM), justifiant ainsi l’invasion de l’Irak. Malgré l’absence de preuves tangibles, cette rumeur est relayée par de nombreux médias et devient un argument clé pour la guerre.
- Conséquences : Invasion de l’Irak en 2003, chute du régime de Saddam Hussein, instabilité durable au Moyen-Orient, discrédit des médias et des institutions politiques.
Tous ces exemples montrent que les rumeurs, qu’elles soient populaires, orchestrées par des pouvoirs politiques ou des médias, ont des conséquences parfois dramatiques. Certaines reposent sur des peurs profondes (l’autre, l’étranger, l’inconnu, le juif, l’arabe, l’homosexuel…), d’autres sur des erreurs d’interprétation, et toutes révèlent quelque chose des sociétés qui les produisent.
Nos sens sont trompeurs, la raison aussi, mais, comme si cela ne suffisait pas, nous sommes sujets, instinctivement, spontanément, naturellement ou volontairement à ce qu’on appelle les biais cognitifs.
Les réseaux sociaux disposent, en effet, d'une boîte à outils particulièrement riche en nombre et en qualité d'instruments pour faire prospérer une quantité phénoménale de fausses nouvelles en s'appuyant sur des fantasmes et en surfant sur les incohérences, ou les illusions, des sens et de la raison.
Le biais cognitif est un mécanisme de pensée à l'origine d’une altération du jugement, un schéma de pensée trompeur et faussement logique. Nous pouvons en être victimes sans nous en rendre compte ; nous pouvons tout aussi bien y avoir recours par conformisme ou par réflexe afin de nous mettre à l’abri d’une trop douloureuse remise en cause.
Nous en avons sélectionné six, les sociologues et les psychologues en dénombrent plus de deux cents !
Les principaux biais cognitifs et leur exploitation dans la manipulation de masse, vecteur de démultiplication de la connerie massive :
1 : Biais de confirmation
Définition : Nous avons tendance à privilégier les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent.
Illustration : Un utilisateur convaincu qu’un certain parti politique est corrompu ne retiendra que les articles et témoignages qui vont dans ce sens, en ignorant les faits qui nuanceraient son opinion.
Lien avec la manipulation : Les algorithmes des réseaux sociaux amplifient ce biais en nous montrant principalement du contenu conforme à nos idées, renforçant ainsi notre vision du monde et nous enfermant dans une bulle informationnelle.
2 : Biais de disponibilité
Définition : Nous accordons plus d’importance aux informations récentes ou facilement accessibles dans notre mémoire, même si elles ne sont pas représentatives de la réalité.
Illustration : Après un attentat médiatisé, certaines personnes surestiment massivement le risque d’être victime d’un acte terroriste, alors que les statistiques montrent que c’est extrêmement rare.
Lien avec la manipulation : Les médias et les réseaux sociaux exploitent ce biais en mettant en avant des faits spectaculaires (crimes, catastrophes, scandales) qui façonnent notre perception du monde, souvent de manière disproportionnée. Le biais de disponibilité est celui qui est copieusement utilisé pour l’immigration. Avec son corollaire, le « grand remplacement ».
3 : Biais d’autorité
Définition : Nous avons tendance à accorder une crédibilité excessive aux affirmations provenant de figures d’autorité ou de personnes perçues comme expertes, même sans vérification critique. Les médias mainstream usent et abusent du biais d’autorité.
Illustration : Un influenceur ou une célébrité partage une « info » non vérifiée sur un sujet médical, et une partie de son audience l’accepte comme une vérité sans se poser de questions. Ce biais d’autorité ajouté au précédent, le biais de disponibilité, a fait le succès du professeur Raoult, il y a cinq ans lors de la pandémie de Covid.
Lien avec la manipulation : Sur les réseaux sociaux, certaines figures publiques (politiques, influenceurs, pseudo-experts) utilisent leur statut pour diffuser des idées douteuses qui se propagent rapidement, car leur parole est rarement remise en question. Inutile de lister ces experts, des dizaines qui sautent d'un strapontin à l'autre, de LCI à BFM en passant par CNews, source d'un trumpisme franchouillard assumé.
4 : Biais (ou effet) de cadrage
Définition : Notre perception d’une information est fortement influencée par la manière dont elle est présentée.
Illustration : Une publicité politique qui dit « 90 % des citoyens soutiennent cette mesure » crée une impression positive, alors que « 1 personne sur 10 est contre » aurait un effet plus négatif, bien que les deux phrases décrivent la même réalité.
Lien avec la manipulation : Les campagnes de communication (politiques, publicitaires, médiatiques) exploitent ce biais en choisissant soigneusement leurs mots et leurs chiffres pour orienter notre jugement dans une direction spécifique.
5 : Biais de faux consensus
Définition : Nous avons tendance à croire que nos opinions sont partagées par la majorité, ce qui nous pousse à sous-estimer la diversité des points de vue.
Illustration : Une personne très active sur un groupe Facebook antivaccin peut avoir l’impression que la majorité de la population partage ses doutes, alors que, dans la réalité, elle est minoritaire.
Lien avec la manipulation : Les réseaux sociaux accentuent ce biais en nous enfermant dans des cercles où tout le monde pense comme nous, renforçant l’illusion que nos idées sont dominantes et justes.
6 : Biais (ou effet) de simple exposition
Définition : Plus nous sommes exposés à une information, plus nous avons tendance à la juger « crédible », même si elle est fausse.
Illustration : Une fake news répétée plusieurs fois sur différents comptes Twitter et reprise par des médias douteux finit par sembler vraie, même sans preuve.
Lien avec la manipulation : Les campagnes de désinformation exploitent ce biais en diffusant en masse de fausses informations. Plus elles circulent, plus elles deviennent crédibles aux yeux du public. La Russie est la référence, c’est une arme d’État, une arme hybride.
Ces biais cognitifs sont au cœur des mécanismes de manipulation de masse sur les réseaux sociaux. Ils expliquent pourquoi des rumeurs absurdes prennent de l’ampleur, pourquoi les débats sont polarisés et pourquoi il est si difficile de faire changer quelqu’un d’avis une fois qu’il est enfermé dans sa bulle cognitive ou, plus grave, dans ses bulles cognitives. Allons un peu plus loin pour illustrer l’exploitation politique faite par les médias, en particulier par les médias du groupe Bolloré, épicentre de la contre-information tradi-catho :
Onde de choc après le décès de Thomas, 16 ans, jeune rugbyman poignardé dans la Drôme dans la nuit du 18 au 19 novembre. Mortellement blessé d'un coup de couteau devant la salle des fêtes communales de Crépol.
Ce bandeau, publié par TF1, est immédiatement repris par CNews qui, sans attendre les résultats de l’enquête de gendarmerie et des juges d'instruction, sans s’embarrasser des faits ni des nombreux témoignages concordants, affirme, contre toute évidence qu’il s’agit d’une agression antiblanc préméditée par des jeunes d’une cité voisine, alimentant ainsi la thèse d’un complot au service de l’argumentaire du grand remplacement. Ces allégations mensongères seront démenties par tous les enquêteurs, mais le mal est fait et laissera des empreintes durables dans les cerveaux friables ou poreux.
Dernier exemple, les chiffres de l’immigration évoqués plus haut :
Les statistiques présentées par une grande partie de la presse mainstream prennent une option systhématiquement politisée, en tout cas très typée, très orientée.
Les données disponibles (2021) montreraient une surreprésentation des étrangers parmi les auteurs de certains crimes et délits en France. Par exemple, 13 % des personnes mises en cause pour des violences sexuelles élucidées sont de nationalité étrangère, et 18 % des auteurs d'homicides sont étrangers, dont 11 % sont Africains.
Les chiffres de 2024 indiquent que les étrangers représentent également 35 % des mis en cause dans les affaires de vols violents sans arme, et 30 % des mis en cause ont une nationalité d'un pays d'Afrique.
Une lecture plus attentive, et plus critique, permettrait de constater, à partir de ces mêmes chiffres, que 87 % des personnes mises en cause pour des violences sexuelles élucidées sont des Français ; que 82 % des auteurs d’homicides sont des Français.
Les Français représentent 65 % des mis en cause dans les affaires de vols violents sans arme, et 70 % des mis en cause sont de nationalité française.
Ces informations, telles qu'elles sont présentées et commentées, obéissent à une logique politique, à une intention politique qui ne dit pas son nom. Il y a un choix qui ne doit rien au hasard, cela n'est pas contestable.
Il convient de prendre en compte que ces chiffres (de l'immigration) présentés par la presse doivent être interprétés avec une extrême prudence, car ils ne reflètent pas nécessairement une causalité directe entre immigration et délinquance. Les facteurs socio-économiques, les conditions de vie et d'intégration jouent également un rôle significatif.
Considérations hors de portée pour les aficionados de TikTok, d’Insta et de X.
« Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques », expliquait Benjamin Disraeli (popularisé par Mark Twain), les ressources pour manipuler, encore une fois, sont infinies.
Les biais cognitifs, parfaitement connus des salles de rédaction et des publicitaires, exploités, déformés et amplifiés par les réseaux sociaux, incitent à contourner cette analyse logique très (trop ?) rapide ; la surabondance d’informations ainsi présentée et le caractère répétitif de ces messages, sur trois ou quatre décennies, matin, midi et soir, font le lit de l’extrême droite et expliquent, en partie, sa progression dans les élections, en France comme ailleurs en Europe.
Cette « ambiance » a influencé la gauche hollandaise (Valls, Cazeneuve) comme elle influence la droite dite « républicaine » (Retailleau, Darmanin) ; le gaullisme agonise, sauf, peut-être, du côté de Dominique de Villepin, sous réserve d'inventaire plus précis.
Au-delà du caractère anecdotique des positionnements opportunistes et par nature fluctuants des uns et des autres, c’est tout l’espace politique qui est envahi.
Enfin, Edgar Morin, dans Le Paradigme perdu, cite l'exemple de témoins affirmant avoir assisté à un grave accident de la route en ville, l'un des protagonistes, responsable de l'accident, a pris la fuite : certains sont convaincus d'avoir vu une voiture rouge, d'autres une blanche, tandis qu'un dernier groupe assure qu'elle était gris métallisé...
Ce phénomène est bien étudié en psychologie, notamment avec les expériences de Frederic Bartlett sur la mémoire reconstructive. Il a montré que les gens modifient involontairement les faits en les racontant, en fonction de leurs croyances et de leurs schémas cognitifs.
Tels sont les principaux mécanismes en jeu dans la propagation de la connerie, un phénomène de masse particulièrement inquiétant qui traverse toutes les couches de la société.
« Le résultat d’un remplacement constant de la vérité par le mensonge n’est pas que le mensonge sera désormais accepté comme vérité et la vérité diffamée comme mensonge, mais que le sens avec lequel nous nous orientons dans le monde réel est détruit. », explique Hannah Arendt dans La crise de la culture, publié en 1961.
À la suite d’Hannah Arendt, dans la même veine, Noam Chomsky nous met en garde, en 1988, dans La fabrication du consentement en ces termes : « La propagande est à la démocratie ce que la matraque est à l’État totalitaire ».
L’esprit critique est, avant tout, une volonté de liberté.
P.-S. – Par souci de transparence autant que par honnêteté, nous informons nos lecteurs que nous avons eu recours à deux IA – dont Mistral AI que nous recommandons chaudement – pour nous aider à documenter les rumeurs ainsi que les biais cognitifs à partir de prompts très détaillés. Nous avons donc utilement complété nos propres recherches et nos archives personnelles.
Pour les biais cognitifs, par exemple, nous en avions identifié, puis analysé, 195...il a fallu faire des choix, être sélectif pour n’en retenir que 6 !
Enfin, nous avons pris soin de vérifier les informations fournies par recoupements de sources.
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Troisième et dernier volet : après l'éloge de la lucidité en ces temps de connerie massive, après l'éloge de l'esprit critique en ces temps de connerie massive, vient celui de l'analyse de l'écosystème économique et politique de la connerie massive.
Ecosystème politique et économique de la connerie massive
L’élection de Donald Trump pour un second mandat en 2024 ne relève pas du hasard, mais d’un aboutissement logique.
Avec ses 34 condamnations judiciaires, son usage effréné des fake news et sa rhétorique de vérités alternatives, il incarne parfaitement l’ère de la connerie industrialisée.
Son succès politique ne s’explique pas seulement par un rejet des élites traditionnelles, mais par un écosystème qui a favorisé la bêtise et la crédulité comme outils de domination et de contrôle des masses.
Rappelons que le 47e président des États-Unis est à la tête de la première puissance économique mondiale, de la plus grande armée du monde, dont le budget militaire s’élève à 1011,5 milliards US$ par an, selon les données de mars 2019.
Nous avons déjà démontré, dans nos précédentes analyses sur la lucidité et l’esprit critique, que la connerie prospère là où la pensée rationnelle et critique recule. Trump n’est donc pas une anomalie : il est le produit naturel d’un système économique, le capitalisme financier, qui a transformé l’information en spectacle et la politique en pur divertissement. En attestent ses propos tenus juste après la réunion scandaleuse du 28 février avec Zelensky dans le bureau ovale : « Je pense que nous en avons vu assez. Cela va faire un grand moment de télévision ». La mise en scène est évidente.
Il représente la synthèse parfaite d’un système où l’abrutissement devient un levier de pouvoir et de profits, les deux étant maintenant indissociables l’un de l’autre, totalement intriqués.
Pas un hasard si Trump passe son temps à se mettre en scène et à occuper l’espace des réseaux sociaux. Il pousse son narcissisme pathologique jusqu’à créer son propre réseau : le Truth Social (également stylisé TRUTH Social) est un réseau social de microblogging du Trump Media & Technology Group (TMTG).
Les vérités alternatives, les mensonges et les provocations en tout genre, y compris contre la justice, la santé, l’éducation, la science et le droit, prennent le pouvoir.
C’est pour cette raison qu’il a été élu : s'affrranchir, une bonne fois pour toutes, de tous les obstacles rationnels ou réels susceptibles de freiner ou d'empêcher le business. Le sien, notamment, et celui de ses amis.
D’une certaine façon, on peut affirmer, sans prendre trop de risque de se tromper, que Trump, à la tête de la première puissance économique et militaire du monde, est l’acmé de la connerie moderne dans sa version la plus envahissante qui puisse être imaginée.
La question que l’on est en droit de poser dans ce contexte est de comprendre comment le capitalisme financier a fait prospérer la bêtise jusqu’à élire un président aussi « typé ».
En effet, la connerie ne prolifère pas seule : elle trouve un terrain fertile dans les structures économiques et politiques qui la favorisent et l’exploitent.
Terrain fertile dont on ne peut pas exclure la composante technologique, les GAFAM, dont nous reparlerons, puissants vecteurs de démultiplication et de généralisation de la connerie, comme nous avons pu l’expliquer dans nos deux précédentes dissertations.
Depuis les années 1970, le capitalisme a muté, passant d’un modèle industriel (« paternaliste », dit-on) à un capitalisme financier qui, au tournant des années 2000, a transformé la connerie en une ressource stratégique particulièrement lucrative.
Cette analyse explore comment cette évolution a rendu la bêtise non seulement tolérée, mais encouragée, systématisée et rentabilisée.
1 : Le capitalisme fordiste et industriel : un modèle réglementé (années 1970)
Dans les années 1970, après les Trente Glorieuses, le capitalisme repose sur un équilibre (élastique) entre production de masse et consommation. L’État joue un rôle régulateur : économie mixte, protections sociales, salaires indexés sur la productivité.
Mais ce système atteint ses limites : chocs pétroliers, inflation, stagflation, perte de compétitivité. Une crise s’installe, ce qui marque le début d’une réorientation idéologique : la remise en question de l’interventionnisme étatique et la montée du dogme du marché tout-puissant. Les sources de profits existantes doivent être protégées, mais elles ne suffisent plus, il faut en créer d’autres.
2 : L’avènement du néolibéralisme et la financiarisation (années 1980-2000)
Dès les années 1980, sous l’impulsion de Thatcher et Reagan, l’économie mondiale bascule vers un modèle ultralibéral. On dérégule, on privatise, on flexibilise le travail. Le capitalisme se détourne (en partie, selon les pays) de l’industrie pour se concentrer sur la finance et la rentabilité à (très) court terme.
Ce changement s’accompagne d’une révolution managériale, les « bullshit jobs » (David Graeber) se multiplient. La langue de bois « corporate » remplace la pensée critique, et la bêtise bureaucratique devient systémique : « vision stratégique », « synergies », « efficience », « excellence » … autant de formules plus ou moins creuses servant à masquer la remise en cause, voire la destruction du tissu social quand c’est possible. Le couple Elon Musk-Donald Trump est l’expression la plus aboutie de ces remises en cause.
3 : Le capitalisme financier et numérique : l’explosion de la connerie industrialisée (2000-aujourd’hui)
Avec les années 2000, la finance prend le pouvoir total. Les banques d’investissement, les hedge funds et les GAFAM redessinent l’économie mondiale. L’attention devient une marchandise, un enjeu, les algorithmes favorisent l’indignation et la polarisation ; la complexité cède la place à la pensée simpliste.
Le cerveau qui pense, qui analyse, qui soupèse, qui compare, en un mot, qui utilise toutes ses ressources (esprit critique) fait courir un risque économique et financier majeur aux acteurs, aux décideurs et aux actionnaires du néolibéralisme, synonyme de capitalisme financier.
À l’inverse, la crédulité, l’ignorance et la destruction progressive de l’identité culturelle d’une grande partie de la population, son morcellement tel que nous les avons évoquées dans L’éloge de la lucidité et L’éloge de l’esprit critique, permettent de tout entreprendre, de tout oser, quels que soient les risques que les décideurs économiques et financiers font courir à un pays et au monde
Illustrons cette mécanique.
1 : Le High Frequency Trading
Le High-Frequency Trading (HFT) est une forme de trading algorithmique qui repose sur des supercalculateurs capables d’exécuter des ordres en quelques microsecondes (millionièmes de seconde). Son but est de profiter d’infimes écarts de prix sur des actions, des devises ou des produits dérivés.
Une plateforme de trading haute fréquence traite en moyenne 50 000 transactions par seconde. À l’échelle mondiale, on estime que le HFT représente plus de 50 % des transactions boursières aux États-Unis et en Europe.
Un seul algorithme HFT peut générer plusieurs millions de transactions par jour ; un hedge fund spécialisé en HFT peut engranger des millions de dollars de profits quotidiens, avec une rentabilité de l’ordre de 0,01 à 0,05 centime par transaction.
Il faut se souvenir qu’en 2010, le Flash Crash a vu le Dow Jones perdre près de 1 000 points en quelques minutes, en partie à cause du HFT. Ce type de trading hyperoptimisé exploite chaque microseconde pour engranger des gains colossaux, tout en générant des risques systémiques sur les marchés.
Ces supercalculateurs fonctionnent en continu, 365 jours par an, 24 h/24, dans les salles de marchés du monde entier. En France, on recense plus de 150 salles de marchés, et à l’échelle mondiale, ce chiffre atteint plusieurs milliers.
Allons encore un peu plus loin :
- Le volume moyen des transactions boursières mondiales est estimé à 30 000 à 50 000 milliards de dollars par jour (actions, obligations, devises, produits dérivés).
- La valeur totale des biens matériels (approximative) est estimée entre 800 000 et 1 000 000 milliards de dollars.
En moins d’un mois, le volume financier traité en bourse dépasse la valeur de tous les biens matériels sur Terre !
Un édifice financier hors-sol, déconnecté de toute contrepartie matérielle.
Là encore, nous sommes entrés dans un espace virtuel, ils ont inventé une autre réalité, une économie virtuelle. Sans nous demander notre avis, mais pas sans nous solliciter quand le système s’écroule, comme nous le verrons plus loin.
Les ratios de solvabilité bancaire, censés éviter les effondrements, évoluent au gré des crises et des krachs boursiers. Ils permettent de limiter les secousses mineures… mais, en cas de crise systémique, ils ne suffiront pas à éviter le Big Crunch.
Nous sommes donc face à une architecture financière qui s’auto-alimente, avec une instabilité chronique, prête à exploser au moindre choc majeur.
Supercalculateurs, réseaux ultrarapides, algorithmes sophistiqués, intelligence artificielle : nous retrouvons ici exactement le même écosystème technologique que dans d’autres domaines du capitalisme financier.
À quelques différences près, cette même infrastructure technologique alimente les réseaux des GAFAM, gigantesque machine à façonner un monde où se croisent, sans vraiment se connaître, mais en s’identifiant à une même « caste », des zombies numériques, fidèles dévots de la conosphère, et une cohorte d’« influenceurs » dont la pauvreté intellectuelle force l’admiration.
Difficile de les blâmer, ils sont plus victimes qu’acteurs volontaires.
Mais surtout, tous ces acteurs convergent vers le même objectif : le surprofit. Tous spéculent sur la désinformation, sur les contre-vérités, sur la crédulité, la passivité et l’absence d’esprit critique.
2 : La crise des subprimes
Nous entrons au cœur du réacteur de l’écosystème économique de la connerie massive.
Pour mieux saisir l’ampleur de la folie spéculative qui caractérise la finance moderne, il est nécessaire de revenir à la crise des subprimes de 2007-2008.
Elle illustre parfaitement ces martingales financières suicidaires, où des esprits cyniques spéculent sans scrupule sur la crédulité d’une population précaire, vue comme une proie à dépouiller. Les classes moyennes sont une cible.
Trump veut dépecer l’Ukraine ? Pas étonnant, c’est toujours la même logique prédatrice qui est à l’œuvre.
Mode d’emploi des subprimes : comment ?
Grâce à un système de taux progressifs, les mensualités de remboursement des prêts subprimes augmentaient progressivement : 200 dollars les deux premiers mois, 350 dollars les deux suivants, puis 600, 850, 1 500, 2 500 dollars et ainsi de suite.
Mécanisme qui s'aggrave avec la montée des taux d'intérêt et la chute des prix de l'immobilier.
Les banquiers savaient pertinemment que ces prêts finiraient par être impayables. Connaissant mieux que quiconque (et pour cause !) les risques de défaut de paiement massif, ils ont anticipé le chaos et trouvé une parade : regrouper ces prêts toxiques en produits financiers complexes via la titrisation. Ces produits ont ensuite été revendus à la hâte à des assureurs, à des investisseurs peu regardants, et surtout sans aucune transparence.
Mais la bombe à retardement a fini par exploser. Les institutions financières qui détenaient ces actifs pourris ont subi des pertes colossales. La méfiance s’est installée entre les banques, déclenchant une crise de liquidité : les établissements bancaires ont cessé de se prêter entre eux, précipitant l’effondrement du système.
Lehman Brothers a fait faillite. AIG, au bord du gouffre, n’a survécu que grâce à des injections massives de fonds publics. La crise financière s’est muée en récession mondiale : des millions de personnes ont perdu leur emploi, leur maison, leur épargne.
Cette catastrophe a mis en lumière les pratiques irresponsables et frauduleuses des banques et des agences de notation. Les banques ont sciemment trompé emprunteurs et investisseurs sur la véritable qualité des prêts et des produits financiers qu’elles vendaient.
Too big to fail, trop gros pour être laissés tomber : les profits restent privés, mais quand l’édifice menace de s’écrouler, ce sont les États – donc les citoyens – qui payent l’addition. À la privatisation des gains succède la socialisation des pertes.
Très peu de temps après que les États se soient mobilisés pour renflouer les banques et les assurances, les bonus et rémunérations excessives des dirigeants de banques ont choqué, à raison, l’opinion publique.
En résumé, loin d’être une anomalie ou une simple dégénérescence culturelle, la connerie massive est devenue une ressource stratégique, entretenue et exploitée par l’écosystème économique et financier. Elle n’est pas seulement tolérée, mais activement encouragée, car elle garantit la pérennité d’un système où la spéculation, la désinformation et l’illusion priment sur l’esprit critique, sur la lucidité.
La liste des aberrations humaines (que nous appelons « conneries ») au nom de la profitabilité ne s’arrête pas là, on peut citer, pêle-mêle :
La maladie de la vache folle (encéphalopathie spongiforme bovine), apparue à la fin du XXe siècle, a été causée par l’alimentation des bovins avec des farines animales issues de carcasses de moutons. Cette pratique aberrante, motivée par la recherche de gains de productivité, a provoqué une crise sanitaire majeure, avec des transmissions à l’homme sous forme de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Notons au passage que l’expression « maladie de la vache folle » est révélatrice : il s’agit avant tout de la folie humaine, et non de celle de ces malheureux herbivores abattus par centaines de milliers. La véritable déraison a consisté à tenter de franchir une limite que la nature impose : la barrière d’espèce entre herbivores et carnivores.
Autres aberrations du même type :
Poussins broyés vivants : dans l’industrie des œufs, les poussins mâles sont éliminés, car non rentables.
Antibiotiques en élevage intensif : pour accélérer la croissance et compenser des conditions insalubres, entraînant l’émergence de bactéries résistantes.
OGM et pesticides : certaines cultures ont été génétiquement modifiées pour tolérer des herbicides ultras puissants, favorisant leur surutilisation et détruisant la biodiversité.
Pêche industrielle : surpêche massive avec destruction des écosystèmes marins et gaspillage (prises accessoires rejetées mortes).
Déforestation pour l’huile de palme et le soja : destruction de forêts primaires pour des cultures destinées à l’élevage ou à l’industrie agroalimentaire.
Tous ces exemples relèvent du même schéma : une maximisation du rendement immédiat au mépris des conséquences sanitaires, environnementales et éthiques.
Bien d'autres encore...
De la lucidité à la crise : comment le capitalisme financier a-t-il fait de l’abrutissement une ressource rentable ?
Dans nos deux précédents articles, nous avons démontré que la connerie massive ne relève pas d’un phénomène isolé ou d’une simple dégénérescence culturelle. Son expansion résulte d’un processus systémique où l’abrutissement collectif devient un levier de pouvoir et un instrument de contrôle. La lucidité et l’esprit critique sont les ennemis naturels de cette mécanique, car ils empêchent la crédulité nécessaire à son fonctionnement.
Le capitalisme financier, dans sa forme actuelle, ne peut pas se permettre une population trop lucide, trop critique, trop informée. Il prospère sur l’illusion, la spéculation et la croyance en des fictions financières qui n’ont plus de lien avec l’économie réelle. Plus une population est capable d’analyser, de comparer, de douter, plus elle est correctement informée (merci Martine Orange) moins elle est susceptible de se laisser piéger par les montages hasardeux, les bulles spéculatives et les schémas pyramidaux qui caractérisent la finance moderne.
En France, la mainmise de la presse par Bolloré, Arnault et consorts répond à ce danger que constituerait une population avisée et vigilante.
Rappelons ici une évolution juridique récente qui ne doit rien au hasard : Art. L. 153-2. -Toute personne ayant accès à une pièce ou au contenu d'une pièce considérée par le juge comme étant couverte ou susceptible d'être couverte par le secret des affaires est tenue à une obligation de confidentialité lui interdisant toute utilisation ou divulgation des informations qu'elle contient.
Fermez les écoutilles ! Circulez, rien à voir !
Le Nutri-Score, qui informe objectivement les consommateurs sur la composition des produits alimentaires, fait l'objet d'un tir de barrage de la part des industries agroalimentaires et de la grande distribution. Certaines enseignes vont jusqu'à couper le Wi-Fi pour empêcher l'accès aux applications comme Yuka. Encore une fois, une population informée, vigilante et dotée d'esprit critique constitue un obstacle majeur au business. Vive le diabète ! Vive l'obésité ! Vive les maladies cardiovasculaires qui, en plus de tuer, coûtent une fortune à la collectivité en termes de santé publique ! Vive la connerie !
Le High-Frequency Trading illustre cette logique : il ne repose pas sur la production de valeur réelle, mais sur la captation de micro-écarts de prix à une vitesse inhumaine, imperceptible pour un esprit critique. Ce marché ultrarapide, opaque et déconnecté du réel est un monde où seule l’automatisation purement algorithmique a du sens. Il en va de même pour la crise des subprimes : elle a reposé sur une ingénierie financière absconse, rendue volontairement incompréhensible pour masquer son absurdité et son risque systémique.
Dans ces deux cas, nous voyons comment la complexité technico-financière devient une arme au service de la connerie massive. L’opacité volontaire des marchés, des instruments financiers et des mécanismes spéculatifs empêche toute véritable analyse critique. De même que Trump a transformé la politique en pur spectacle pour mieux désorienter la pensée rationnelle, la finance moderne a fait de l’économie un casino dont les règles sont conçues pour être incompréhensibles aux non-initiés.
C’est ainsi que se referme le piège : une population abrutie par la désinformation, la distraction permanente (stress et émotions) et la perte des repères intellectuels est une population incapable de comprendre comment elle est pillée.
À l’ère du capitalisme financier, la connerie massive n’est pas une dérive : elle est une condition d’existence du système.
Si Trump est le pur produit de ce système, Poutine, dans un autre style et dans un pays qui a une autre histoire, est la version slave des mêmes dérives avec des objectifs qu’ils peuvent facilement, ou naturellement partager : ils s’entendent comme larrons en foire, là encore pas de hasard.
Nous n’avons fait qu’effleurer d’autres aspects fondamentaux : la destruction du tissu social, l’explosion des inégalités, l’érosion culturelle, la montée d’un racisme décomplexé, l’ascension des fascismes « en cravate » et ce sentiment d’injustice grandissant qui, tôt ou tard, fera sauter la marmite – à moins qu’une guerre ne vienne, une fois de plus, servir de diversion.
Mais une chose est certaine : la démocratie occidentale est rongée par un cancer dont les métastases ne demandent qu'à proliférer, chaque jour un peu plus.
« L’optimiste espère vaincre l’imbécilité et l’imbécile fait perdurer le suspense jusqu’à la fin des temps ».
Mostefa Khellaf.