Billet de blog 3 mai 2019

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Paola Pietrandrea

Linguiste Université de Lille

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Ces métaphores européennes qui musèlent le débat (1/3)

Loin d’être une simple figure de style, la métaphore guide nos processus cognitifs, s’inscrit dans nos circuits neuronaux et active des réseaux d’analogies qui conditionnent la façon de voir l’entité à laquelle la métaphore se réfère. Cette campagne foisonne de métaphores qui ont pour effet de détourner le débat électoral du vrai enjeu des élections : le choix d’un projet politique pour l’UE

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans son livre de 2006, Politicians and Rhetoric. The Persuasive Power of Metaphor, l’analyste du discours Jonathan Charteris-Black s’amuse à utiliser une métaphore pour expliquer quel est le rapport entre les politiques et la métaphore : « La métaphore est au politique ce que le sex-appeal est à l’individu : une façon couverte de lancer des messages de désidérabilité ».

Pour pousser la métaphore de Charteris-Black plus loin, nous pourrions ajouter que, comme tout acte de séduction, la métaphore peut réserver à ceux qui la subissent des mauvaises surprises.

En effet, il est clair, au moins depuis la Poétique et la Rhétorique d’Aristote, que la métaphore – qui, techniquement parlant, consiste dans la représentation d’une entité appartenant à un domaine par les termes d’un autre domaine, sur la base d’une prétendue ressemblance entre les domaines : par exemple, le cou de la bouteille, pour désigner la partie étroite de la bouteille ; les pieds de la table, pour désigner les supports de la table; un virus informatique, pour désigner un script susceptible d’endommager un ordinateur ; la soumission aux petits marquis de Bruxelles pour désigner la subsidiarité entre les instances de l’Union européenne et les instances des Etats nationaux – peut servir à introduire de l’ « obscurité » dans le discours.

Ce qui est devenu clair seulement dans ces dernières décennies est l’amplitude du pouvoir de structuration de la pensée de ce dispositif linguistique.

Les psychologues et linguistes cognitivistes ont récemment découvert que, loin d’être une simple figure de style, la métaphore guide nos processus cognitifs, qui ont naturellement tendance à s’appuyer sur la connaissance d’entités familières pour appréhender des entités inconnues.

La métaphore s’inscrit d’autre part dans nos circuits neuronaux. Et cela mérite toute notre attention, et en partie notre inquiétude, dans la mesure où il est devenu désormais clair que l’introduction d’une métaphore dans un discours ne reste jamais un phénomène isolé. Toute métaphore en effet, active un « cadre mental » c’est-à-dire un réseau d’analogies plus ou moins légitimes qui conditionnent la façon de voir l’entité à laquelle la métaphore se réfère.

Par conséquent, la métaphore – qui, par ailleurs, remplit la fonction nécessaire pour le discours politique d’« éviter la banalité et la platitude » de l’élocution et donc d’évoquer, d’émouvoir, d’inspirer (nous en parlerons dans un prochain billet) – peut « dériver » jusqu’à nous imposer une façon de voir les choses, un filtre dont il dévient très difficile de se débarrasser.

Dans son célèbre essai de 1995, Métaphore Morale et Politique, le linguiste cognitive George Lakoff écrit à ce propos : « Peut-être nous ne nous en rendons pas toujours compte, mais nous pensons par métaphores. Une grande partie de nos pensées les plus banales se fonde de façon profonde mais inconsciente sur un système de concepts métaphoriques, c'est-à-dire sur des concepts qui font référence à un domaine concret pour parler d’autres domaines complètement différents. Ces concepts métaphoriques sont à l’ordre du jour dans la langue que nous parlons, mais leurs effets les plus dramatiques se manifestent quand nous les utilisons dans le raisonnement. Puisqu’une grande partie de nos raisonnements sur la société et la politique utilisent ce système de concepts métaphoriques, toute appréciation adéquate de la pensée sociale et politique, même la plus banale, exige une compréhension de ce système. Mais si nous ne savons pas que ce système existe, nous risquons de passer complètement à côté et d’être mystifié par ses effets ».

Dans la deuxième et troisième partie de ce billet, qui seront publiées dans les deux prochains jours, Elena Battaglia, étudiante en Master de Sciences du langage à l’Université de Lille, reviendra sur deux discours dont nous avons déjà mesuré le degré d’implicite dans un précédent billet, à savoir la lettre envoyée par Emmanuel Macron aux Européens le 4 mars 2019 et le discours de lancement de campagne prononcé à la Maison de la Mutualité à Paris par Marine Le Pen le 13 janvier 2019. 

Elena Battaglia examinera dans les détails la façon dont les deux politiques se réfèrent à l’Europe. Comme elle le montrera, Marine Le Pen parle d’un terrain de guerre où s’affrontent les peuples européens vassalisés, en révolte contre une puissance impériale installée à Bruxelles.

Cette métaphore, riche par ailleurs d’évocations, et de renvois à l’histoire de France, permet à Marine Le Pen d’activer un schéma très typique de tout discours manipulatoire qui consiste à poser une opposition simplificatrice entre une représentation positive d’un NOUS vs. une représentation négative de l’AUTRE.

Par ailleurs, en reprenant un très vieux cliché nationaliste, Marine Le Pen représente l’Europe comme un organisme vivant en souffrance qu’il faut soigner.

Emmanuel Macron, pour sa part, tout en utilisant, lui aussi l’opposition NOUS vs. L’AUTRE, mais en la déplaçant en dehors des frontières européennes, représente l’Europe comme un espace géographique, un continent, dont il est nécessaire de protéger les frontières « des puissances étrangères » et « des chocs de la modernité ». Par ailleurs, encore une fois en reprenant un vieux cliché du mythe moderne du progrès, il s’en prend au « piège » tendu par les nationalistes, un « piège » qui « immobiliserait » la naturelle poussée vers le mieux qui caractérise l’Europe.

Or, il devrait être clair que ces représentations des enjeux de la campagne électorale nous obligent à choisir entre des représentations fautives, fallacieuses, abusives de la réalité.

Le Parlement Européen, l’institution dont le vote du 26 mai nous permettra de renouveler la composition des membres, n’est dans les faits ni une puissance impériale, ni un organisme vivant, ni un continent, ni un espoir de progrès pris au piège.

Il est un organe législatif, plus ou moins puissant, dont nous sommes en train d’élire les représentants par une élection qui peut avoir des répercussions politiques à la fois sur le plan national et européen.

Si nous ne sommes pas capables de bloquer la pénétration dans le débat public et donc dans notre imaginaire collectif d’un jeu métaphorique censé avoir un objectif purement rhétorique, si nous continuons à nous représenter ces élections dans les termes qui nous sont imposés, nous partagerons sans doute une représentation onirique de la réalité qui nous entoure (ce qui peut être agréable), mais nous n’arriverons pas à exercer notre pouvoir de contrôle, de délègation, de critique qui consiste à nous interroger – et à interroger les politiques – sur les effets que l’élection de l’un ou l’autre des candidats pourra avoir sur la RÉALITE politique européenne. Le niveau du débat de cette campagne qui, comme nous l’avons montré dans un précédent billet, ne fait qu’éviter la construction d’un réel discours politique sur l’Europe, en témoigne.

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