Billet de blog 11 mars 2015

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Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

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Mes années Charlie : de « l’affaire Cantat/Trintignant » aux désirs (août 2003)

Des textes de Charlie Hebdo, des dessins de Charb et des réflexions post-tragédie : à propos de l’ouvrage Mes années Charlie et après ?, avec une chronique sur le drame de Vilnius...

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Illustration 1
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Des textes de Charlie Hebdo, des dessins de Charb et des réflexions post-tragédie : à propos de l’ouvrage Mes années Charlie et après ?, avec une chronique sur le drame de Vilnius...

Le livre Mes années Charlie et après ? constitue une sélection des chroniques de Philippe Corcuff dans Charlie Hebdo de 2001 à 2004, avec quelques autres textes de presse de l’époque ou ultérieurs sur l’islamophobie, l’antisémitisme et le libre droit à la caricature, accompagnés de dessins de Charb anciens ou inédits, et encadrés en avant-propos et en postface par deux textes de l’après 7 janvier 2015. La chronique reproduite ici a été publiée en août 2003, mais le dessin de Charb qui l’accompagne a été réalisé à Lyon le 19 octobre 2013.

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BEAUX ET SOMBRES DÉSIRS

Par Philippe Corcuff

« Par elle-même, abstraction faite de tout pouvoir extérieur qui la règle, notre sensibilité est un abîme sans fond que rien ne peut combler. Mais alors, si rien ne vient la contenir du dehors, elle ne peut être pour elle-même qu’une source de tourments. Car des désirs illimités sont insatiables par définition […] Une soif inextinguible est un supplice perpétuellement renouvelé. »

Émile Durkheim, Le Suicide, 1897

Sociologue et républicain de gauche, Émile Durkheim (1858-1917) avait une vision plutôt pessimiste de « la nature humaine ». Nos désirs étant potentiellement infinis, cette « soif inextinguible » nous rendrait malheureux individuellement et nous menacerait collectivement. D’où la nécessité de normes sociales, c’est-à-dire de bornes contenant cette quête « insatiable ». Ce fils de rabbin gardait en tête l’utilité de la Loi, même si, rationaliste laïc, il avait rompu avec la religion. Son étude du suicide étayait sa conviction.

Ce pessimisme s’opposait à l’optimisme de Karl Marx (1818-1883) qui, au contraire, voyait dans le caractère illimité des passions et des désirs de chacun une formidable puissance créatrice, gage de jours meilleurs. Alors Durkheim ou Marx ? Et si les ambivalences et les ambiguïtés générées par la condition humaine nous menaient à une vue plus équilibrée, à une prudence anthropologique, ni strictement pessimiste, ni strictement optimiste ? C’est en tout cas ce vers quoi nous orientent des bribes de « l’affaire Cantat/Trintignant »(*) telles qu’elles apparaissent, floues, à travers les monceaux de stéréotypes, de sensationnalisme et de larmoiements véhiculés par les médias.

Le danger, ici, est d’aplatir le général sous le singulier et le singulier sous le général. Il y a bien du général dans tout événement singulier, c’est-à-dire quelque chose qui, écrivait Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique (1895), « dépasse infiniment l’individu dans le temps comme dans l’espace », débordant sa conscience et sa volonté. Dans ce cas, il s’agit notamment d’un fait social brutal : ce sont les femmes qui meurent le plus souvent des coups des hommes (six femmes battues décèdent en France chaque mois). Ce type de fait social met en évidence nos faiblesses individuelles vis-à-vis des comportements dont nous héritons, même quand, « progressistes » ou « radicaux », nous les condamnons.

Mais au lieu de continuer à se la jouer, à se donner une image de « rebelle » à bon compte, pourquoi ne pas partir de ces faiblesses ? Cela vaut mieux en tout cas que de se lamenter sur la prétendue « trahison » du chanteur de rock qu’on avait érigé en « modèle ». Car nos pleurnicheries généralistes n’épuiseront pas la singularité d’une passion, de deux êtres, d’un instant de dérapage, d’un dénouement fatal. L’événement tragique, dans ses composantes générales comme dans son caractère incommensurable, peut alors nous renvoyer opportunément à nos propres fragilités. Nos désirs et nos passions ne sont-ils pas sources de création et de plénitude, mais aussi des lieux d’équivoque et d’obscurité ? de joie mais aussi de mal-être ? de plaisir et d’empathie mais aussi de violence et de jalousie ? Comme chez Marie Trintignant et Bertrand Cantat, mais à chaque fois de manière irréductiblement singulière.

Alors Durkheim ou Marx ? Les deux, bien sûr. L’un avec l’autre, l’un contre l’autre. La pensée, défiée par les péripéties et les drames de la vie, a besoin de tensions et de contradictions, sans chercher, à la manière d’un magicien hégélien, à les « dépasser » dans un supposée « synthèse supérieure ». Nos désirs et nos passions seraient, tour à tour, des pourvoyeurs de grâce et des causes d’effroi, modelés par les circonstances et s’en jouant. C’est pourquoi on ne peut pas éluder la double question morale des limites de l’acceptable, à un niveau collectif, et des repères éthiques, sur le plan individuel. Mais sans jamais de garanties définitives, car les commandements absolus que nous proposent les culs-bénits des diverses religions ne sont pas opératoires vis-à-vis de nos ambivalences. L’adhésion aux vieilles croyances comme la dénonciation gauchiste de « tout moralisme » ont en commun le refus de notre humaine ambiguïté.

La diffusion dans la mouvance altermondialiste de la thématique d’un « Désir intrinsèquement libérateur », dans le sillage de Toni Negri, apparaît ici pauvrement unilatérale. Cela retarde la prise de conscience de notre polysémie et des moments où nous sommes sur le fil du rasoir, comme Bertrand et Marie.

Charlie Hebdo, n° 583, 20 août 2003

(*) L’actrice Marie Trintignant est morte à la suite des coups portés par Bertrand Cantat, musicien et chanteur du groupe de rock Noir Désir, au cours d’une dispute à Vilnius en Lituanie en juillet-août 2003.

Illustration 2
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Sommaire de Mes années Charlie et après ?

(Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 18 février 2015, 176 p.)

Avant-propos

Mon ami Charb [8 janvier 2015]

Introduction

Un regard décalé sur l’actualité [2004-2015]

Partie I : Contre les racismes et les guerres de religions

1          Inquiétude humaniste [septembre 2001]

2          Inquiétude Humaniste (suite) [octobre 2001]

3          Lendemains de 11 septembre :

émotion, raison, piège à cons [septembre 2001]

4          Judéophobie et amalgames [février 2002]

5          Passions communautaires [avril 2003]

6          Intelligences voilées [décembre 2003]

7          Antiracisme [février 2004]

8          Nous sommes tous des juifs musulmans ! [octobre 2004]

9          La quête spirituelle de Diam’s

et la diabolisation de l’islam [octobre 2012]

10       Contre l’islamophobie, pour le droit

á la caricature de Charlie Hebdo [septembre 2012]

Partie II : Comprendre une réalité compliquée

1          Singulier narcisse [juin 2003]

2          Solitaires/solidaires [mai 2002]

3          Retours critiques sur soi [novembre 2001]

4          Beaux et sombres désirs [août 2003]

5          Le peuple de peu [juillet 2002]

6          Banlieues : casseurs de rêves [décembre 2003]

7          Mauvais genre [août 2002]

8          Géo-poli-tics [octobre 2001]

9          Complots pieds dans l’eau [avril 2001]

10       Philosophie du complot [mars 2003]

11       Les téléspectateurs sont-ils

vraiment des cons ? [mars 2004]

12       Du ressentiment à la curiosité [août 2004]

13       Responsables/faibles [juin 2002]

Partie III : Pensées critiques et émancipatrices

1          Dans l’ombre de Sartre,

Merleau-Ponty engagé [août 2000]

2          Engagements de Pierre Bourdieu [février-mas 2002]

3          La sociologie de Pierre Bourdieu [novembre 2002]

4          Le marxisme mélancolique

de Daniel Bensaïd [novembre 2002]

5          Par-delà bien et mal ? [décembre 2002]

6          John Dewey : America is back ! [août 2004]

7          Stallone ou la voix de la démocratie [juin 2003]

8          Emancipation sociale et écologie politique [juillet 1999]

Partie IV : Politique, utopie et pragmatisme

1          Fragilité sociale de la politique [mars 2002]

2          Fragilité sociale de la politique (suite) [avril 2002]

3          La politique contre la magie des essences [septembre 2003]

4          Le problème démocratique [octobre 2002]

5          L’oubli de l’institution [octobre 2002]

6          Les sociaux-cons [novembre 2001]

7          Un nouvel anticapitalisme ? [novembre 2003]

8          Les intermittents

comme utopie pragmatique [février 2003]

9          Instants d’éternité/douces habitudes [mai 2002]

10       Politique de la caresse [août 2001]

Postface

Après Charlie ?

Après Charlie : bal tragi-comique à gauche radicale-sur-Seine [19 janvier 2015]

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Philippe Corcuff est maître de conférences HDR en science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon et de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes, il a été chroniqueur de Charlie Hebdo d’avril 2001 à décembre 2004. Il est aussi membre du conseil scientifique de l’association altermondialiste ATTAC et de la Fédération Anarchiste. Il a notamment publié : La société de verre. Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002), Bourdieu autrement (Textuel, 2003), Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs (La Découverte, 2012), Marx XXIe siècle. Textes commentés (Textuel, 2012), La gauche est-elle en état de mort cérébrale ? (Textuel, 2012), Polars, philosophie et critique sociale (Textuel, 2013) et Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Textuel, 2014). Voir aussi son blog sur Mediapart : Quand l’hippopotame s’emmêle....

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