Peut-on inventer des médias alternatifs, de gauche et populaires ? C’est la question que pose, à l’appui d’exemples historiques, le sociologue Vincent Goulet dans son ouvrage Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1, sur lequel il revient dans un texte pour Mediapart…
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Depuis la petite phrase de Patrick Le Lay sur le « temps de cerveau disponible revendu à Coca-Cola », TF1 est devenu le symbole des médias commerciaux qui ont pour seule fin la maximisation de l’audience. Pourquoi ces médias qui, sous couvert d’« apolitisme » véhiculent principalement des valeurs de droite (réussite individuelle, défense du capitalisme, repli identitaire, naturalisation de la famille, etc.), ont-ils tant de succès dans les milieux populaires ? Des alternatives sont-elles possibles ? Peut-on aujourd’hui inventer des médias populaires et de gauche, des médias émancipateurs qui soient accessibles à toutes et tous ?
Ce petit livre tente d’identifier les blocages et les impasses d’une presse de gauche qui peine souvent à sortir des cercles intellectuels ou militants. Certes, alors qu’une importante fraction du prolétariat a toujours été attirée par les idées entrepreneuriales et conservatrices, les dernières décennies ont été marquées par l’hégémonie culturelle néolibérale et une moindre visibilité d’une vision socialiste de la société. Le manque d’innovation de la pensée de gauche n’est cependant pas seul en cause. Le faible ancrage des journalistes engagés dans les milieux populaires et leur culture, leur difficulté à prendre en compte les usages « ordinaires » des informations dans la vie de tous les jours, leur conception savante et finalement technocratique de la politique sont autant de barrières inconsciemment levées entre le « peuple » et une parole médiatique émancipatrice.
Pourtant, l’histoire de France des médias donnent quelques exemples de médias à la fois populaires et situés à la gauche de la gauche : le Père Duchesne durant la Révolution française, le Cri du Peuple de Jules Vallès à la fin du XIXème siècle et plus récemment Radio Lorraine Cœur d’Acier, une radio de lutte contre la fermeture des usines sidérurgiques dans la Lorraine des années 1980. En étudiant ces expériences hautes en couleur, des pistes sont identifiables pour inventer les médias qui puissent véritablement redonner la parole au peuple : une « langue fraiche » pour se faire comprendre, une place centrale donnée au débat et à la polémique, le refus des dogmatismes et des chapelles politiques, la diversité des thématiques et le foisonnement des approches…
Paradoxalement, jamais la situation n’a été aussi propice à l’émergence de médias populaires et progressistes : une situation de mécontentement généralisé, la recherche de sens, l’absence de domination d’un parti de gauche sur un autre, des exemples de dynamiques de transformation sociale qui nous viennent du sud de l’Europe… Les conditions pour que se dégagent des « médias-meneurs » de gauche semblent être réunies.
Trois défis attendent alors particulièrement les journalistes engagés qui veulent renouer avec les classes populaires : recomposer avec leurs publics des territoires communs où l’on puisse enfin avoir prise sur sa propre existence (ce qui suppose de privilégier les médias locaux), dépasser la pensée amalgamante et essentialisante qui est devenue le mode privilégié de perception des réalités sociales, donner à voir les cultures populaires dans leur diversité pour en faire une ressource et non plus seulement un problème.
En inventant des médias qui osent mettre sur la table les questions qui fâchent, comme la ligne de partage entre la solidarité et l’assistanat, le rôle des frontières pour construire une société, la place des religions dans la cité, en les documentant à partir de la vie vécue de chacun, il sera peut-être possible de dépasser le défaitisme, les frustrations et la xénophobie qui font leur lit en France. Oui, des médias dans lesquels les classes populaires puissent se projeter et s’identifier, des médias ouverts et non conformistes sont possibles, à condition de ne pas craindre les contradictions, de renoncer à sa posture d’ « avant-garde » et se donner le loisir de simplement cheminer ensemble.
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Pour prolonger à propos de Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1 (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », janvier 2015) :
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Sommaire de Médias : le peuple n’est pas condamné à TF1
(Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 21 janvier 2015, 142 p., 13,90 euros)
Introduction :
Pour des médias populaires et émancipateurs
Partie I :
Le désamour des classes populaires et des médias de gauche
1. Les médias populaires ne sont pas de gauche... et ne l’ont guère été
2. Les classes populaires ne sont pas forcément de gauche
3. Le socio-centrisme de la presse engagée
4. Le poids de l’idéal « républicain » de la presse
5. Une difficulté à prendre en compte les usages (apparemment) non politiques des
médias
Partie II
Trois exemples de médias populaires et émancipateurs : l’hypothèse du
« média-meneur »
1. Le Père Duchesne
2. Le Cri du peuple
3. LCA – radio Lorraine Coeur d’Acier
Partie III
Quelques pistes pour (ré)inventer des médias populaires de gauche
1. Réinventer médiatiquement un peuple de gauche
2. Trois défis pour des médias de gauche aujourd’hui
Conclusion
Pour une lente révolution médiatique et démocratique
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Vincent Goulet est sociologue, ancien maître de conférences à l’Université de Lorraine. Spécialiste des médias, de leur réception et, plus largement, des pratiques culturelles, il est l’auteur d’un ouvrage sociologique remarqué sur les réceptions populaires des informations à partir d’une enquête ethnographique dans un grand ensemble HLM de la banlieue de Bordeaux : Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations (INA Éditions, 2010 ; voir sur Mediapart : « Médias et classes populaires : sortir des préjugés », par Philippe Corcuff, 15 mars 2011). Voir aussi son blog sur Mediapart : http://blogs.mediapart.fr/blog/vincent-goulet .