Edwy Plenel
Journaliste, président de Mediapart
Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 12 juin 2012

Edwy Plenel
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Mediapart dans L'Impossible: «La presse, quelle presse?»

Faisons l'Histoire! lance à ses lecteurs le numéro 4 de L'Impossible, en vente dans les kiosques. D'une presse à l'autre, de l'imprimé au numérique, cette dernière livraison du mensuel créé par Michel Butel s'ouvre sur un entretien autour de Mediapart, présenté comme le «laboratoire d'une presse citoyenne».

Edwy Plenel
Journaliste, président de Mediapart
Journaliste à Mediapart

Faisons l'Histoire! lance à ses lecteurs le numéro 4 de L'Impossible, en vente dans les kiosques. D'une presse à l'autre, de l'imprimé au numérique, cette dernière livraison du mensuel créé par Michel Butel s'ouvre sur un entretien autour de Mediapart, présenté comme le «laboratoire d'une presse citoyenne». Soyez réalistes, demandez l'impossible! Défi historique plutôt que programme politique, cette ambition est récemment devenue journal sous cet étendard, L'Impossible justement, grâce à l'entêtement de Butel, inventeur de presse comme d'autres sont créateurs d'art, qui l'a fondé comme il avait inventé L'Autre Journal (1984-1992): à la manière d'une œuvre de vie, d'une œuvre-vie.

Nous cheminons différemment mais côte à côte, vers les mêmes horizons et dans la même quête. D'où cette longue conversation que nous republions ici avec son autorisation, en forme d'invitation réitérée (ici chez Dominique Conil, là chez Jean-Louis Legalery) à ceux de nos lecteurs qui le peuvent, pour qu'ils soutiennent cette aventure cousine et voisine (on peut l'acheter en kiosque au prix de 5 euros le numéro ou s'abonner en ligne sur le site de L'Impossible).

Michel Butel – La défaite de Sarkozy, était-ce quelque chose qui comptait au moment de créer Mediapart ?Est-ce une étape significative ?

Edwy Plenel – Il y avait deux raisons pour créer Mediapart. L’une, c’est évidemment la crise de nos métiers, de l’information, de la presse, du journalisme. Il fallait créer un laboratoire de recherche, un atelier de création, en expérimentant. L’autre raison, c’était : dire non.

Pas seulement à Sarkozy. Non à ce qui nous pourrit la tête, qui est au cœur de la crise spécifique de notre pays. Je ne parle pas de la crise économique ou sociale, celles-là ne sont pas propres à la France. Mais il y a une crise démocratique, dont le sarkozysme a été l’hubris, une sorte d’alerte, caricaturale, qui est ce que j’ai appelé le présidentialisme français. L’immense soulagement de son départ n’efface pas l’inquiétude. Car c’est une victoire courte, et d’autant plus fragile qu’elle aurait dû être massive face à une droite, xénophobe, islamophobe, comparable à la droite d’avant-guerre, antirépublicaine, maurassienne, barrésienne. Or, ce sursaut n’a pas eu lieu. On l’a viré, mais ça n’a pas été un sursaut.

Nous avons eu un président de gauche, François Mitterrand, qui était le mieux averti sur les excès de ce présidentialisme. Il en avait fait le procès. Mais il a été vaincu par les institutions. Il y a certainement d’autres causes, des causes personnelles, mais il a été vaincu. Quand il dit : ces institutions étaient dangereuses avant moi et elles le seront après, il nous lègue sa défaite. Accentuée par l’erreur, sous Jospin, de cumuler le quinquennat et la fameuse inversion du calendrier, qui aurait permis, si elle n’avait pas été faite, d’accentuer le parlementarisme, de rééquilibrer le système.

Ce défi est devant nous. Je ne dis pas : il est devant François Hollande. Je dis : il est devant nous, puisque François Hollande sera aussi ce que nous en ferons. Ça se joue tout de suite. Nous sommes dans un moment crucial : soit nous réussissons à renverser la machine, soit cette machine nous avale.

M.B. – Ça concerne le présidentialisme, qui est au cœur de la Ve République. Mais quand tu crées Mediapart, j’imagine que tu ne nourris aucune illusion sur ce qui a précédé : la tradition républicaine française, et les républiques qui ont abouti à ça, qui ont provoqué ça. Tu veux certes instruire les lecteurs, les citoyens, mais aussi refonder la presse.

E.P. – Les deux sont liés. Cette longue durée, qui a ramené la politique à un seul homme, à la personnalisation, à la dévitalisation, cela nous influence, cela nous conditionne.

La mission sociale du journalisme, c’est d’apporter des informations d’intérêt public. Commenter, débattre, n’est pas le privilège des journalistes, et avec la révolution numérique tous les citoyens peuvent le faire, parfois avec autant de talent que nous. Notre métier, c’est : apporter ces informations d’intérêt public. Et évidemment, les informations qui sont le plus d’intérêt public, ce sont les informations qu’on ne connaît pas, celles que le pouvoir, quel qu’il soit, nous cache, celles qui vont nous permettre de comprendre, d’être libres et autonomes dans nos choix. Si ce journalisme suscite tant de polémiques dans notre pays, c’est à cause du manque de culture démocratique. Quand on regarde l’évolution de notre métier, on voit comment des genres journalistiques sont liés à cet affaiblissement de la culture démocratique. Par exemple, l’intrusion du portrait, qui est un genre magazine, un genre pour une presse qui n’est pas du côté de l’information d’intérêt public, mais du côté de la proximité avec le consommateur, de l’utilitarisme, etc. Dans la presse quotidienne, le portrait est venu ramener la vie publique à la personne privée.

Avec Mediapart, il y avait l’idée d’illustrer ce que doit être une refondation démocratique à travers le cas spécifique de la presse, qui n’est pas une question marginale, mais une question au cœur de la vitalité d’une démocratie. C’est ça qu’on a voulu faire. On peut prendre d’autres exemples. En France, on n’a pas l’équivalent d’un Freedom of Information Act : une loi fondamentale sur l’accès à tous les documents d’intérêt public, alors que ça existe aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, dans d’autres grandes démocraties. Accès direct, avec le moins d’entraves possible. Nous sommes un pays où il n’y a pas de loi authentiquement démocratique sur le secret des sources. En Belgique par exemple, le secret des sources est protégé comme le cœur de l’alerte citoyenne. Nous sommes un pays où le conflit d’intérêts est généralisé dans les médias. Autant que je sache, il n’y a pas d’autre démocratie européenne où des marchands d’armes, de BTP, du luxe, de l’import-export, etc., sont propriétaires de médias.

Nous ne sommes que des petits poissons qui, face à de gros requins, nagent dans une mer polluée. Alors, il faut d’urgence dépolluer la mer ! Car cette corruption essentielle du système médiatique a des conséquences politiques désastreuses sur les contenus, sur les programmes, sur cette éducation ordinaire qui passe par la télé. Les gens qui ont voté pour la droite extrême, ce peuple un peu « perdu », un peu « égaré », quel est son lieu d’éducation politique sinon le spectacle télévisuel ? Le soir du premier tour, sur France 2, parmi les invités experts pour commenter le débat, il y avait Bernard Tapie ! C’est dire…

Bref, la question des médias est totalement imbriquée à la question démocratique, à l’urgence d’un sursaut démocratique. On va voir quelle sera la diversité à l’Assemblée nationale. Est-ce que le nouveau président de la République va accepter que l’Assemblée nationale ne fonctionne pas selon la loi de la majorité présidentielle, c’est-à-dire selon le désir du Président ? Est-ce que le parti socialiste va accepter la diversité : le Front de gauche, Europe écologie, pour que de nouvelles idées surgissent ? C’est une opportunité décisive, puisque c’est la première fois depuis l’après-guerre que la gauche peut être majoritaire dans les deux assemblées. Donc elle n’a plus aucun prétexte pour ne pas réformer. Si elle veut réformer la Constitution, il lui suffit désormais d’une majorité des trois cinquièmes des deux assemblées. Donc elle a la possibilité de créer cette dynamique parlementaire. Si elle ne le fait pas, ce sera de sa responsabilité.

Pourquoi cette petite musique d’alarme ? Parce que les délais sont courts. Ça se joue tout de suite. Si ce sursaut démocratique ne se produit pas, on se retrouvera avec Marine Le Pen au second tour en 2017. Cette extrême droite, marginalisée depuis 1945 – elle était là, elle pesait, mais c’était un adversaire idéologique minoritaire, une famille intellectuelle qui a toujours eu des penseurs talentueux. On est étonné par l’itinéraire d’un Renaud Camus, mais Maurice Barrès lui-même venait de la gauche, avant de faire l’éloge de la terre et des morts, et d’être candidat à Neuilly… avec une brochure qui s’appelait « Contre l’étranger ». Le fonds commun de cette idéologie, c’est l’anti-égalitarisme. C’est le refus de l’égalité, d’où découle son refus de la démocratie. Leur idéologie profonde, et il y aura toujours des gens pour penser ça, c’est que les hommes ne naissent pas égaux. C’est leur cœur idéologique. Mais les catastrophes du XXe siècle avaient relégué cette idéologie à la marge. Et il y avait un fonds commun qui unissait les familles dites républicaines, qui se traduisait par ce qui a été inscrit après 1945 dans la Constitution : on ne fait pas de distinction selon l’origine, la race, la religion, on respecte toutes les croyances.

Le sarkozysme est un événement politique qui a dépassé les pronostics les plus pessimistes. Il a libéré cette idéologie. Pire que prévu, comme dit Badiou. Désormais, ces idées-là ont totalement droit de cité dans une droite que la geste gaullienne, qui en venait, avait converti de force à la République. Et non seulement il a libéré cette idéologie, mais on a vu que son camp n’était que débandade face à cela. Il n’y a pas eu un gaulliste d’honneur pour se lever et dire non. Le grognard Sanguinetti avait dit : le giscardisme est un vichysme de temps de paix. Mais là, on aurait pu le dire à la puissance dix ! Et on n’a pas entendu un seul gaulliste dire que le sarkozysme était un supervichysme de temps de paix. Et rappeler qu’à Vichy, ce n’étaient pas des fascistes, c’étaient des élites républicaines dévoyées. Maintenant, c’est libéré, c’est là. Le travail entre l’UMP et le FN va continuer. Sarkozy a donné le la, il a parlé Le Pen. Et même pire que Le Pen, puisque ce n’est pas Le Pen qui a dit que les civilisations étaient hiérarchisées, c’est Guéant. Le halal, ça venait de Le Pen, mais c’est Sarkozy qui l’a imposé. Les « musulmans d’apparence », c’est une formule de Sarkozy. La désignation de l’islam comme l’adversaire, idem. Bref, tout cela est là maintenant, et travaille. C’est une xénophobie venue d’en haut. C’est une idéologie de crise venue d’en haut.

Comment on affronte ça ? Je pense que la question démocratique est le levier de la question sociale : elle porte la question de l’égalité, l’égalité des droits, c’est l’égalité des possibles, l’égalité de pouvoir revendiquer, de pouvoir bouger, et de briser ce qui est au cœur de la pensée conservatrice, et que l’on voit bien, y compris dans les théorisations de leurs publicistes dans la période actuelle : cette essentialisation du réel. Emmanuel Terray l’a dit : penser à droite, c’est penser que le réel est intangible. Le réel, ce n’est pas la réalité. Le réel, c’est : il y a une fixité, d’où l’identité nationale au singulier, il y a une immobilité, il y a une fatalité. Et être de gauche, c’est dire : non, on peut bouger les choses, on peut ouvrir les possibles. Et de ce point de vue, cette question-là traverse aussi une partie de la gauche. Parce qu’il y a une gauche conservatrice qui, face au réel, est immobile alors qu’être de gauche, c’est dire que la voie n’est pas écrite, c’est ouvrir la possibilité d’inventer la voie. D’où la question démocratique. Parce que la question démocratique redonne une vitalité, une confiance, une possibilité d’ouvrir le jeu. En tout cas je pense que dans la période où nous vivons, pas seulement en France, mais dans toute l’Europe, cette période de crise historique du continent, on n’a qu’une protection contre la voie régressive, la voie qui peut amener de nouvelles catastrophes, c’est : plus de démocratie.

M.B. – Alors justement, en Europe : l’Europe, ce n’est pas la France, et parmi les pays que tu as cités certains ont d’autres réflexes, ou d’autres cultures par rapport aux médias et à la mainmise des pouvoirs sur les médias. Ils ont des institutions, des cultures moins inacceptables. Mais partout, on voit le risque de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir.

E.P. – À mes yeux, ce que montre la crise européenne, c’est que ce qui produit la menace d’extrême droite, la menace régressive, c’est le manque de confiance dans le jeu démocratique. Il y a un problème que j’appellerais : être fidèle à notre dette grecque. Il y a un petit exposé oral de Castoriadis, que l’on peut trouver sur Internet, sur ce qu’est la vraie démocratie. Et on rejoint cette question d’un imaginaire qui met en branle la société. Bien sûr, ça ne se crée par comme ça, c’est une culture, ce sont des pratiques. Mais peut-être en sommes-nous encore sur ce sujet à un âge préhistorique de l’idée démocratique, qui est simplement celle de déléguer son pouvoir. La « tyrannie douce » dont parlait Tocqueville : à intervalles réguliers, on vote pour son maître, et après on retourne en servitude. Dans cet enregistrement, avec une maïeutique assez provocante, Castoriadis pose la question : mais c’était quoi cette démocratie, dans le laboratoire athénien ? L’invention démocratique, c’est que ceux qui gouvernaient étaient tirés au sort. Parce qu’il y avait cette idée que n’importe qui peut gouverner. Ce scandale face à toutes les oligarchies possibles – qu’elles soient des élites d’experts au cœur des intérêts économiques, qu’elles soient des avant-gardes politiques qui pensent qu’elles savent mieux que le peuple ce qui est bon pour lui –, la démocratie c’est que n’importe qui, sans privilège de naissance, de diplôme, de fortune, d’origine, a le droit de s’en mêler. N’importe qui a le droit d’être candidat, le droit d’être élu, le droit de gouverner.

Il faut trouver les conditions du « n’importe qui ». Et c’est une question de culture, ça ne se décrète pas, ça se crée. Et ça concerne toutes les questions. Le rapport à la xénophobie, à l’immigration, au racisme, interpelle la façon dont la gauche tout entière, depuis quarante ans, a loupé la régénération de la classe ouvrière par nos immigrations postcoloniales. C’est le bulldozer d’Ivry, du PC en 1980, c’est Mauroy dénonçant les grèves de l’automobile, en 1983 comme grèves « religieuses », parce qu’ils demandaient une salle pour faire la prière, c’est la fameuse marche des jeunes après 1981, appelée initialement « marche pour l’égalité », mais restée dans la vulgate médiatique « marche des Beurs », c’est-à-dire que ces jeunes qui revendiquaient l’égalité quelle que soit leur origine, on les a assignés à leur origine.

Castoriadis, provocateur, disait : tirage au sort pour ceux qui veulent gouverner. En revanche, disait-il – et ça, c’est intéressant et c’est au cœur de la crise de l’Europe –, pour ceux qui exercent des compétences particulières, pour faire la guerre, pour l’économie, la gestion du budget,  pour tous ces experts, là, il y a vote. Parce que là, il faut qu’on puisse juger les compétences. Or on est exactement dans l’inverse ! On vote pour ceux qui nous gouvernent, avec des dés pipés par le système médiatique, et en revanche, les experts, les conseillers du soir, ceux qui tournent autour des oligarques, ceux-là, on ne les connaît pas, on ne connaît pas leurs compétences !

Bien sûr que le péril n’est pas spécifiquement français, mais la France a une potentialité de catastrophe ou de sursaut plus forte qu’ailleurs. Notre pays a, hélas, été le premier en Europe sur cette question de l’extrême droite. Mon premier livre, L’effet Le Pen, a été publié en 1984. Le Front national venait de faire plus de 2 millions de voix aux élections européennes – 1984 ! –, alors qu’il n’avait pas existé lors de l’élection présidentielle de 1981, alors que c’était une petite formation minoritaire. Il y a une histoire spécifiquement française, les comptes non réglés, les « placards français », ces trois placards verrouillés… D’abord, le placard de l’Occupation, de la collaboration, et de la compromission des élites françaises. En parler ne relève pas d’un jugement moral, mais de la nécessité de rendre compte d’un itinéraire, de l’abaissement de nos élites politiques, économiques, d’un pays qui aurait dû, sans le sursaut de De Gaulle, être à la table des vaincus et non à celle des vainqueurs. Puis, le placard colonial, au cœur de notre histoire non réglée avec Mitterrand, le retour sur Vichy ayant effacé ce que nos générations savaient, l’histoire d’Algérie, et Mitterrand, le garde des sceaux sous lequel il y a eu le plus d’exécutions capitales. Enfin, le troisième placard, 1968, caricaturé en une sorte de monôme jouisseur, alors que ce fut la plus grande grève ouvrière, le plus grand moment d’invention collective par le n’importe qui, justement.

On est ce pays-là. Avec ce défi devant lui.

M.B. – Nos générations partagent une culture qui nous fait douter que ce qu’on espèrait a la moindre chance d’aboutir. On ne peut pas dire que, d’emblée, Hollande nous apparaisse à la hauteur de Jaurès, de Blum, etc. Il faudrait pourtant avoir de nouveau une sorte de confiance dans notre capacité à inverser le cours des choses.

E.P. – C’est plus une histoire humaine qu’une question politique. Je me suis fait un petit proverbe personnel : l’inquiétude est l’antichambre de l’espérance. Moi, je suis irréductiblement optimiste. À la manière de ce que disait Aubrac quand lui demandait ce qu’est l’esprit de résistance. Il disait : être optimiste, parce qu’il fallait être vraiment optimiste, en 1940, pour penser…

Je n’espère pas la catastrophe, comme certains qui souhaitent avoir la validation d’un préjugé idéologique. Non, je suis dans une dialectique de l’alarme, dans l’espoir que l’alarme permette que ça bouge. Et pour moi, le journalisme est une alerte démocratique : l’alerte est là pour qu’on s’en saisisse, pas pour déprimer tout le monde.

Et pour revenir au socialisme, ce n’est pas parce qu’il y a eu tant de déceptions, de reniements, de trahisons, que j’en déduis une sorte de procès éternel. Et au contraire, je suis toujours fasciné par des personnages qui, seuls, sont capables de dire non. Par exemple, dans la gauche réformiste, sage et responsable, Pierre Mendès France ou Alain Savary. Il y a toujours une part de liberté, dès lors que les gens ont l’information pour juger. Nous verrons donc si cette liberté joue à plein, ou si les individus capituleront.

M.B. – Ce que tu viens de décrire est pour moi un argument contraire : toutes les personnes proches de Pierre Mendès France par exemple, avaient les mêmes informations que lui. Mais il y a une seule personne qui s’est levée. Certains disent non ; les autres autour ne sont en rien contrariés par la divulgation d’informations.

E.P. – Je suis d’accord. Mais là, soyons sartriens: on est tous responsables de notre liberté. Et cela vaut pour nous, d’où ce que je dis par rapport au métier de journaliste : aucun journaliste n’est obligé de céder. À un moment, on est requis.

Je prends toujours cet exemple de l’individu qui dit non. Pas le grand homme. L’individu. On est ici dans le faubourg Saint Antoine. Rue du Faubourg Saint-Antoine il y a une plaque, sur une maison. C’est la dernière barricade, le 3 décembre 1851, la cause était perdue, le futur Napoléon III avait gagné, il ne restait plus qu’une barricade. Et il y avait un jeune parlementaire, 40 ans, plutôt de gauche. Alphonse Baudin. Les ouvriers savaient que c’était fini et disaient : qu’est-ce que c’est que ces parlementaires qui gagnent 20 francs par jour ! Les parlementaires, c’étaient des pourris à leurs yeux. Ce jeune parlementaire, avec son écharpe tricolore, monte sur la barricade et jette aux ouvriers qui se moquaient : « Vous allez voir comment on meurt pour 20 francs par jour. » Alphonse Baudin meurt. Il sera le relais de l’espérance républicaine. Il est au Panthéon depuis.

Sa mort est un geste inutile. Ça ne sert à rien, ça ne change rien. Et en même temps, il sauve l’espérance…

M.B. – Est-ce qu’il y a la moindre chance que ce type d’hommes se retrouve au pouvoir, ce qui justifierait ton optimisme ?

E.P. – Il faut créer une forme d’élaboration démocratique qui nous garantisse du simple pari sur les hommes.

M.B. – Mais les partis ne fonctionnent-ils pas comme des machines à éjecter les hommes extraordinaires ?

E.P. – Bien sûr, mais les partis sont déterminés eux aussi par ce système-là. Par exemple – le problème, c’est que c’est un engagement uniquement pour 2017 – nous sommes dans un système parlementaire à scrutin majoritaire où la majorité de l’expression politique n’est pas représentée. Puisque ce n’est pas le PS ou l’UMP qui sont la majorité, ce sont les autres. Alors ? La proportionnelle, la représentation des différents courants de pensée ? Ce sont des questions devant nous. Mais on ne peut pas renoncer à cette exigence sous prétexte que nous vivons d’éternels chagrins politiques, qui nous amèneraient,  à la Régis Debray, à théoriser une éternité politicienne devant laquelle nous serions impuissants. Moi, je crois à cette idée qu’il y a la possibilité d’inventer, de résister, de créer. Ce qu’on a essayé de montrer, à notre petite échelle, dans notre métier de journaliste.

M.B. – De montrer… via Mediapart.

E.P. – C’est un laboratoire de recherches, comme je le disais tout à l’heure.

Il y avait un premier point : la question de l’indépendance. Surtout après les batailles perdues du Monde et de Libération… C’était le premier défi à relever, important pour toute la profession. Il faut qu’au cœur du métier, on puisse tous s’appuyer sur des journaux dont on se dit qu’ils n’ont pas de fil à la patte, où il n’y a qu’un débat professionnel, des journaux qui n’ont pas de pressions de la publicité, pas de pressions des industriels, etc. C’était notre première idée. Comment le faire ?

Nous avons eu un cheminement de conversion, je dis bien de conversion, parce que c’est presque un changement de paradigmes, du papier au numérique. On ne l’a pas fait de manière théologique, on l’a fait de manière pragmatique. Au début, on s’est dit : pourquoi ne pas faire un journal ? Mais le problème, c’est qu’un journal quotidien, c’était 50 millions. Il fallait trouver beaucoup d’argent pour avoir les reins solides. Nous sommes un pays politiquement non-libéral. Ce qui pourrait exister aux Etats-Unis avec des logiques de non profit organisation, de mécènes attachés à la démocratie, d’industriels ayant fait fortune grâce au capitalisme mais lucides sur ses travers, ça n’existe pas en France. Nous ne sommes politiquement pas libéraux.

Du coup, on a eu une conversion par réalisme, parce que le numérique, ce n’étaient pas les mêmes moyens. Mais en même temps a eu lieu une conversion par la pratique. On a pris conscience du point de non retour de la révolution numérique. Notre conviction de départ était qu’une invention industrielle technologique qui supprime trois coûts : le papier, l’impression, et la distribution, a forcément l’avenir devant elle. Du coup, on a pris à bras le corps ce qu’était le numérique.

Quand on a pensé Mediapart en 2007, la vulgate dominante idéalisait les tuyaux et se foutait des contenus. On prétendait que les tuyaux s’imposaient aux contenus. Le net, ça voulait dire gratuité, superficialité, il faut écrire court, faut être dans le flux, l’immédiateté, etc. Nous, on a pris ça à bras le corps comme des lecteurs, en se demandant quel journal on aimerait lire. On a donc inventé, sur papier au départ, le journal qu’on voulait lire. C’est pour ça qu’on a toujours dit entre nous que Mediapart est un « journal ».

On est dans un univers surinformé, donc le journal me tombe des mains s’il répète ce que j’ai déjà entendu – ça, ça va sur la colonne de gauche, fil d’actualité, revue du web : ce que vous devez savoir, mais qui est déjà connu, et sur quoi on n’a rien de spécial à vous apporter. Deuxièmement, on a notre univers, notre journal. Et là, le critère, c’est que nous devons vous apporter une plus-value. Une info (l’enquête), le terrain (le reportage), ou la mise en perspective (l’analyse). Ce sont les trois genres principaux. Ça n’empêche pas de faire des entretiens, ou autre chose, mais c’est essentiel. Une information que vous n’avez pas, une réalité que vous ne voyez pas, une analyse inédite. Et enfin, et là c’est la vraie révolution démocratique, avec le « Club », cette idée que le lecteur est à égalité avec nous, il est lui aussi producteur de commentaires, d’analyses, d’opinions, de débats. Il nous remet à notre place : il nous rappelle qu’on n’est pas propriétaires de l’opinion, et qu’on n’a pas besoin de nous pour exprimer des opinions désormais. Du coup, il y a une dialectique avec un club qui, au début, nous paraissait un défi chronophage, un peu inquiétant, et qui sur la durée nous rend meilleurs, parce qu’il crée une situation de confiance, y compris dans le conflit, la critique, le débat, l’obligation d’explications, etc.

Donc premièrement l’indépendance, deuxièmement l’invention d’un journal à l’ère numérique. Là-dessus, troisième point : le modèle économique. Quel est le modèle économique ? Tout le monde pensait, à l’époque, que notre pari était fou. Tout le monde pensait qu’Internet, c’était la gratuité de l’information. Nous, on est partis de l’idée de la valeur. On n’appelait pas ça le payant. On disait : si l’information a une valeur, alors elle a un prix… La valeur est créée par l’acte d’achat. Et la valeur créée par l’acte d’achat crée la confiance. Et elle crée un public. Parce que nous ne sommes pas dans l’anonymat. Parce que même s’ils ont un pseudonyme, nos lecteurs sont identifiés, ils ont choisi ce journal.

Indépendance, qualité, public : tout ça faisait une valeur. Valeur de l’indépendance, valeur de l’information, et valeur d’un public renseigné. Tout ça créait la valeur du journal. Voilà les convictions de départ, et voilà comment on a créé Mediapart, jusqu’au graphisme en disant : ça doit être analogique, ça doit être comme un journal.

Comment savoir si ça pouvait marcher ? Il fallait lancer un caillou dans l’eau, et on verrait combien de temps il ferait des ronds. Il n’était pas exclu que ce caillou fasse quelques ronds de sympathie, d’amitié, et que ça s’arrête. On a annoncé le journal le 2 décembre 2007, on a fait un pré-site, et on l’a lancé le 16 mars 2008. J’étais totalement optimiste, comme toujours, je m’étais dit : quand même, vu la crise de la presse, on annonce qu’on va lancer un journal indépendant, on est sous Sarkozy, entre le pré-site et le lancement j’étais sûr qu’on aurait 10.000 abonnements de solidarité. On a commencé avec 3.000 abonnements, pas du tout avec 10.000.

La dimension risquée du pari, c’est qu’on s’était dit : on ne peut pas constituer le journal progressivement, il faut que le journal paraisse complet, donc il faut une équipe de journalistes compétents, prêts à faire ce saut-là, à qui on garantit d’être payés correctement pendant trois ans. L’équipe de Mediapart, c’est 27 journalistes, depuis le début. Il y a eu des évolutions, mais le chiffre est resté stable. Ce sont des journalistes qui venaient du Monde, de Libération, de l’AFP, de Reuters, de L’Equipe, de 20 minutes, du Figaro, de Télérama, des Inrockuptibles, des Échos, de La Tribune

La vraie difficulté, c’était ce financement de départ. On a été confronté début 2007 à cette réalité qu’il n’y avait pas de mécène, pas de financement libéral possible, et qu’il fallait néanmoins réunir ces journalistes et les payer. On a fait le calcul, on estimait que pour atteindre le moment où on arriverait à s’imposer par nos contenus, en ayant mis l’enquête au cœur, ça nous coûterait 5 millions. On a décidé de démarrer avec 3 millions. Et là, il n’y a pas eu d’autre choix que se convertir à cette idée un peu nouvelle pour nous de mettre au pot, d’investir nos économies ou de nous endetter personnellement. C’est une histoire de fous quand même. 5 millions, par rapport à l’argent dépensé dans la presse gratuite, ce n’est rien. Il y avait une bonne équipe de professionnels, il y avait un projet qui tenait la route. Chacun sait que sortir des scoops, des révélations, c’est dans la presse un très bon ressort commercial. Mais il n’y avait même pas un seul gros capitaliste cynique prêt à faire ce pari !

M.B. – Le papier, ça ne vous manque pas ?

E.P. – Pour moi, le numérique sera toujours en amont désormais. Les contenus sont d’abord numériques. Puis se déclinent selon différents supports. On découvre la multidiffusion. Nous, on fait des livres, des émissions de télé, de la vidéo, de la radio. C’est un journalisme durable, plus durable que le journalisme papier.

Au début, on s’était dit qu’avec les contenus de Mediapart, on pourrait faire un hebdomadaire. On a fait deux tests. L’un au moment de notre appel contre le débat sur l’identité nationale, l’autre au moment des élections régionales sur la gauche. Là, on a découvert la lourdeur d’un système totalement en crise. Découvrir les tarifs, l’opacité, etc. On n’a pas perdu d’argent, on a fait deux numéros one shot comme ça, mais on a découvert qu’il aurait fallu dépenser plein d’argent pour que ce soit visible. Dans l’univers du numérique, on ne dépense pas d’argent en publicité. Notre marketing, c’est nous qui le faisons et, surtout, les lecteurs eux-mêmes, par les liens, les newsletters, les réseaux sociaux, etc.

On a aussi découvert, avec notre Syndicat professionnel de la presse indépendante d’information en ligne, la question des aides publiques à la presse. Mediapart a touché au total 200.000 euros pour le numérique. Nous avons toujours rendu publics les montants touchés. Et quand, en 2010, nous avons commencé à ne plus perdre d’argent, j’ai dit : on ne touchera pas un centime de l’État. Puisqu’on gagnait de l’argent. Par ailleurs, l’aide démocratique, c’est l’aide indirecte. Que la presse quotidienne ait 0 % de TVA, comme en Grande Bretagne : c’est une aide aux lecteurs. Je suis pour toutes les aides qui montrent que ce n’est pas une marchandise comme les autres. Pour ce qui est de la culture, de l’information, je suis pour ces aides indirectes qui n’aident pas l’entrepreneur, mais aident le lecteur.

Notre syndicat, le SPIIL, a donc dit : c’est de l’argent public, ça doit être public. Dans des réunions avec les syndicats de la presse nationale ou régionale, on leur a  dit qu’il faut rendre tout public. « Ah non, secret des affaires ! » Des patrons de presse qui invoquent le secret des affaires ! Les chiffres sont sortis depuis dans un rapport parlementaire. Et on a obtenu tout récemment un décret : à l’avenir, les montants des aides devront être publiques, titre par titre. Par exemple, c’est 17 millions d’euros d’aides directes pour Le Monde en 2010. Pour Libération, 14 millions. Dire qu’on est indépendant quand on a ce taux d’aides directes ! On est obligé d’avoir une forme de relation avec le pouvoir. En même temps s’ajoute la dépendance à l’égard des annonceurs. Comment cette presse quotidienne s’en sort-elle ? Elle a des aides publiques monstrueuses, uniques dans les démocraties. Et elle a des industriels mécènes qui achètent ainsi de l’influence. Et elle est l’une des plus chères d’Europe. Et elle ne cesse de perdre des lecteurs !…

Cette presse a perdu depuis longtemps le cœur de son métier, qui est de gagner des lecteurs. Nous pouvons créer de la valeur, nous pouvons créer de la richesse collective. Mais à une condition : mettre l’indépendance au cœur du métier. Ayons une culture d’indépendance. Et cette culture d’indépendance est créatrice de richesse pour les entreprises, parce qu’elle crée de la confiance. C’est vraiment la clé. J’en suis convaincu : il n’y a pas d’autre recette au « commerce de nouvelles » d’informations d’utilité publique que cette indépendance. Ce n’est que comme ça que ça peut marcher et Mediapart, après d’autres aventures, en fait la démonstration.

M.B. – Les difficultés de financement rendent très difficile la création d’un journal.

E.P. – Je pense qu’il faut refonder l’écosystème. Ça passe par quelque chose d’équivalent à la loi de 1881. La France a mis un siècle à conquérir la liberté de la presse, après l’avoir proclamée elle a été la lanterne rouge de l’Europe, mais 1881 c’était la loi la plus progressiste du monde. On l’oublie, mais ce sont les deux actes fondateurs : la presse et l’école. Il faut que le savoir et l’information circulent. Lire, écrire, et cette éducation permanente qui est celle du journal. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation semblable, une situation d’immense crise, de révolution industrielle, c’est la troisième du nom avec le numérique, donc de nouveaux paradigmes. À cette révolution industrielle, il faut ajouter une refondation ou une révolution démocratique, il faut ajouter quelque chose qui ait cette même ampleur. Nous, on dit qu’il faudrait partir du droit des citoyens, ce qui pose la question du droit d’accès à l’information, la question du secret des sources – qui est la protection du citoyen –, la question des conflits d’intérêts par rapport à la presse privée, la question de l’indépendance véritable des médias publics, la question des aides indirectes plutôt que des aides directes, et peut-être la question d’un statut, d’une invention démocratique, qui serait ce qui avait été l’idée des sociétés de journalistes telles qu’elles ont existé au Monde puis ailleurs, celui de sociétés de presse à but non lucratif.

C’est-à-dire créer pour la presse, pour cette marchandise particulière qu’est l’information, un statut très avantageux qui permette de revitaliser le pluralisme sans que ce soit démesuré en termes financiers.

M.B. – Il y a des journaux que vous admirez ?

E.P. – La seule réponse sincère, c’est Mediapart, celui que l’on fait, collectivement, ici, aujourd’hui. Ce plaisir du travail bien fait, en toute liberté et en large partage. Cette découverte d’une nouvelle relation aux lecteurs. Cette invention permanente. Ce sentiment inédit de chercher sans cesse, de découvrir toujours, d’échapper aux routines et aux conformismes.

Et puis, comment dire ? Je suis journaliste un peu par hasard. Un peu journaliste d’occasion. J’ai mis dans ce métier non pas un chagrin politique mais, au contraire, la poursuite d’une forme d’engagement. Le journalisme est le lieu où se sont jouées mes convictions, mon rapport à la cité, etc. Mais au fond de moi, ce que je sacralise toujours, c’est le livre.

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