Le devoir d’enquêter, le courage de révéler
- 20 juin 2018
- Par Edwy Plenel
- Blog : Les carnets libres d'Edwy Plenel
Au seuil de l’été, Mediapart vous propose une offre d’abonnement spéciale avec deux mois offerts de journalisme indépendant et participatif (n’hésitez pas : c’est ici). Mais cette année, son contexte est différent : de la fiction populiste quotidiennement scénarisée par Donald Trump (lire ici par Mathieu Magnaudeix) à la verticalité monarchique radicalement assumée par Emmanuel Macron (lire là par Ellen Salvi), nous sommes entrés dans une nouvelle ère politique où n’est vrai que ce que le pouvoir décrète comme tel (lire l’analyse de Christian Salmon). Dans un trop-plein communicationnel, dont les réseaux sociaux instantanés sont les autoroutes bondées et polluées, l’opacité gagne à la manière d’une ombre qui recouvrirait progressivement l’intelligibilité du monde.

Sous l’apparence de la nouveauté, c’est une culture d’Ancien Régime qui revient en force. Lors du colloque international sur la vérité à l’ère numérique organisé en mars dernier pour nos dix ans (lire et voir ici), Roberto Scarpinato, procureur général de Palerme et spécialiste incontesté de la lutte contre la haute criminalité mafieuse, rappelait que « le secret et le mensonge sont incompatibles avec la démocratie » : « La différence entre démocratie et autocratie, poursuivait-il, réside dans le rapport qu’elles entretiennent avec le secret. La démocratie est le gouvernement du pouvoir visible : le gouvernement public en public. Dans l’autocratie, le secret est la règle, tandis qu’en démocratie le secret est l’exception, lorsque la raison d’État le demande, et même dans ce cas il doit être contrôlé par le pouvoir visible. »
Les tweets expéditifs de Trump ou les vidéos virales de Macron (lire ici par Dan Israel) ne sont pas des instruments de communication, mais des armes de dissimulation. Ils cachent en mentant, ils dissimulent en caricaturant. Ce sont les versions modernes, recyclées par les cynismes arrogants d’une époque affairiste et vénale, des conseils que donnait le cardinal Mazarin à Louis XIV : « Le trône se conquiert par les épées et les canons, mais se conserve par les dogmes et les superstitions. » Ou, mieux encore, de ce qu’avait théorisé avec prescience la figure intellectuelle du conservatisme réactionnaire face aux idéaux égalitaires de la Révolution française, Joseph de Maistre : « Si la foule gouvernée peut se croire l’égale du petit nombre qui gouverne, il n’y a plus de gouvernement. Le pouvoir doit être hors de portée de la compréhension de la foule des gouvernés. L’autorité doit être constamment gardée au-dessus de tout jugement critique à travers les instruments psychologiques de la religion, du patriotisme, de la tradition et du préjugé. »
« L’offense à la vérité est à l’origine de la catastrophe », écrivait encore Roberto Scarpinato dans Le Retour du Prince (voir ici). Face à ces puissants qui, se proclamant au-dessus du commun des mortels, s’enferment dans une forteresse de secret dont le mensonge est le ciment, la vérité est un champ de bataille. Cette vérité de fait qui, parce qu’elle ne relève pas des opinions, est immensément fragile, n’ayant pas la force des convictions ni le poids des préjugés. Cette vérité qui procède de la raison par la déduction, le recoupement, la recherche, la vérification, la précision. Bref, cette vérité qui suppose l’enquête. Derrière ce mot apparemment simple, il y a un travail patient, minutieux et complexe, essentiellement collectif, où la vérité est produite, trouvée, dénichée, accouchée, débusquée…
Rendre visible ce que les pouvoirs voudraient garder invisible : c’est à ce travail que se dévoue toute l’équipe de Mediapart au point d’en avoir fait son identité foncière depuis l’origine, au croisement de notre engagement professionnel et de nos idéaux démocratiques. À la manière de Robin des Bois, nous entendons prendre aux puissants des secrets illégitimes pour les donner à tous les citoyennes et citoyens qui y ont droit. Car nous servons un droit fondamental plus essentiel que le droit de vote : le droit de savoir. Si je vote sans savoir, sans rien connaître rigoureusement et loyalement de ce qui me concerne, je voterai à l’aveugle, donnant ma voix à mon pire ennemi ou à mon pire malheur.
Sans notre journal, vous n’auriez donc rien su de l’affaire libyenne, cet immense scandale de corruption d’une démocratie par une dictature, dans lequel l’ex-président de la République Nicolas Sarkozy est triplement mis en examen, que nous avons si longtemps porté seuls face au scepticisme des autres médias. Sans Mediapart, pas d’affaire Cahuzac sous la présidence de François Hollande, ce scandale emblématique de l’évasion fiscale ni, par conséquent, de Parquet financier ou de Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, créés à la suite de l’effet de souffle de nos révélations. Sans Mediapart et l’enquête de Martine Orange, pas non plus d’affaire Kohler, cette affaire de conflit d’intérêts au sommet de l’État qui est emblématique de la soumission de l’intérêt public aux intérêts privés qu’incarne la présidence d’Emmanuel Macron. Et sans Mediapart et le travail de Marine Turchi, pas de dévoilement de la réalité de l’extrême droite, tant sur la vie interne du Front national que sur ses pratiques financières.

Dévolu à l’information générale d’intérêt public, qu’elle soit nationale ou internationale, ce journal inédit, par son ambition éditoriale comme par son support technologique, n’a d’autre objectif que de donner sens et vie à une vieille promesse, toujours actuelle. C’était en 1789, à l’orée de la Révolution antimonarchique qui fonda la République française. Premier président du tiers état, puis premier maire de Paris, Jean Sylvain Bailly (1736-1793) eut cette formule d’une modernité redoutable : « La publicité de la vie politique est la sauvegarde du peuple. » Autrement dit, la démocratie appelle un pouvoir visible qui rend compte, publie ses comptes et rend des comptes… Le bonapartisme césariste qui, dans le sillage de la réaction thermidorienne, sauvera le principe monarchique et dont notre présidentialisme est l’héritier vermoulu nous a fait oublier combien cette exigence fut populaire. En 1792, les huissiers de l’Hôtel de Ville parisien l’arboraient en écussons métalliques, ajoutant le mot « responsabilité » à celui de « publicité ».

Une ville d’Europe porte témoignage de cette longue durée démocratique, plus que jamais actuelle. C’est en Belgique, à l’est, dans un recoin géographique qui n’est loin ni de l’Allemagne, ni des Pays-Bas, ni du Luxembourg, ni de la France. Ville wallonne et, donc, francophone, Verviers fut aussi francophile. En 1830, quand la Belgique s’est constituée en État-Nation, elle adopta une devise qui est toujours au fronton de sa mairie : « Publicité, sauvegarde du peuple ». La formule de Bailly est oubliée en France alors qu’elle est emblématique de cette ville belge qui fut une des plus riches sous la première révolution industrielle, grâce à ses laineries. Sans doute ce choix fait-il écho aux Trois Glorieuses de juillet 1830 que commémore encore la colonne dressée au centre la place de la Bastille à Paris : une révolte populaire pour la liberté de dire et le droit de savoir, contre les ordonnances liberticides de Charles X dont les avatars contemporains sont les récentes lois sur le secret des affaires et sur les fausses informations (lire l’article de Laurent Mauduit).



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