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Billet de blog 11 avril 2021

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5- La mémoire de l'O (2)

Il n’empêche que ça laisse des traces. La mémoire de l’eau, je ne sais pas, mais Histoire d’O, ça en laisse...

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Il n’empêche qu’Histoire d’O, ça laisse des traces. La mémoire de l’eau, je ne sais pas, mais Histoire d’O, ça en laisse. Emmanuelle, pas tellement, à part peut-être le fauteuil… Beaucoup trop mièvre, Emmanuelle. Tandis que l’œuvre, enfin la œuvre de Pauline Réage, de son vrai nom Dominique Aury, ça marque… Nelly avait fini par découper le livre en fines lamelles de papier, qu’elle avait jetées par moitié dans deux poubelles différentes, de façon à ce que sa mère ne tombe jamais là-dessus par hasard. Parce que si son frère s’en était tiré à bon compte, lorsque le père était rentré et avait été mis au courant pour l’affaire des magazines de cul (Marie-Ange, il a seize ans, c’est normal, à son âge…) on pouvait augurer que l’inverse ne serait pas symétrique, étant donné que, elle, ça regardait maman : petite dévergondée, tu n’as que dix-sept ans et déjà le feu aux fesses ? D’ailleurs, ça ne m’étonne pas de toi. D’ailleurs, tu n’es qu’une raisonneuse. D’ailleurs, je trouve que tu es bien prétentieuse. D’ailleurs, regarde-toi, ma pauvre fille, à quoi tu ressembles ! Déjà que tu n’es pas très jolie et même un peu trop grosse, tout ce noir et ce violet, ça ne te va pas du tout. Et ce chapeau ridicule, n'en parlons pas. Avec les sabots, ce pull informe et les cheveux dans le nez, quel ensemble ! D’ailleurs, tu seras privée d’argent de poche et de sorties. Et ne me réponds pas, ne me réponds pas… Comment ça, tu n’en n’as déjà pas, des sorties et de l’argent de poche, insolente ? Tu n’es jamais contente et tu nous méprises, c’est ça ? Tu voudrais mener la vie des étudiantes riches ? Tu voudrais te la couler douce ? Oui, je sais, tu voudrais te la couler douce…

Non, valait vraiment mieux faire disparaître le corps du délit. De l’avis de Nelly – et du mien – l’importance démesurée qu’elle avait attachée à cet ouvrage, dont il fallait reconnaître qu’il était tout de même assez mineur, était liée à la trouille qu’avait suscitée la possibilité de cette découverte… Des années plus tard, elle se dirait (d’ailleurs) qu’elle avait rudement bien fait. Notamment lorsque sa mère, désormais âgée de près de quatre-vingt-dix ans, lui confierait qu’en plein confinement, alors qu’elle s’ennuyait ferme toute seule dans son appartement, elle était sortie sur le balcon et avait surpris une scène étrange, sur la terrasse de l’immeuble d’en face :

– Ils étaient tous les deux debout, le garçon et la fille, sur la terrasse. Au début, j’ai cru qu’ils dansaient. Je ne voyais pas bien, mais j’ai cru qu’ils dansaient. Elle se rapprochait, il la prenait contre lui, puis elle s’éloignait… Ils étaient nus et ça n’avait pas l’air de les gêner du tout, que tout le monde puisse les voir… Enfin, je me demande si la fille ne portait pas un voile, c’est des HLM, tu sais bien, l’immeuble d’en face… Enfin, une partie, parce que la mairie impose au moins 20% de HLM dans tous les programmes neufs… Ça nous amène une de ces racailles. Toujours est-il que ces deux-là faisaient l’amour, comme ça, sur la terrasse, devant tout le monde, tranquilles, tout nus. Je ne savais pas qu’on pouvait faire ça debout, tu le savais, toi ?
– Oh, euh, en fait je crois qu’on peut le faire dans toutes les positions, maman…
– Ah. En tous les cas, ça m’a bien divertie, et heureusement, d’ailleurs, parce que j’ai déjà vu tous les Columbo et les Derrick. Ce virus, ça me pourrit la fin de ma vie, tu sais, à ne jamais voir personne... Au fait, quand est-ce que tu te fais vacciner ?

Qu’en restait-il, de cette mémoire de l’O, en définitive ? Forcément quelques traces fantasmatiques, bien imprimées sur le cerveau de Nelly, sauf qu’on ne pouvait pas le voir à l’IRM, que ce soit avant ou après l’injection de gadolinium, ni même au scanner…

La seule preuve, c’était le destin de cette malheureuse Priscilla. En relisant ce qu’elle avait écrit – il n’y avait pas moyen de le nier, de le refouler, de l’enfouir, elle l’avait réellement écrit – Nelly se demandait comment diable autant de misérables clichés avaient bien pu lui passer par la tête et s’il ne serait pas judicieux de reprendre Histoire d’O, afin de vérifier si le livre en était rempli aussi (de clichés) ou s’il était transcendé par une écriture tellement incisive qu’il n’y avait plus qu’à s’incliner. Sinon qu’elle avait détruit le bouquin il y a plus de trente ans et que ça lui faisait flic de le racheter… Alors, autant faire un petit effort de mémoire, normalement ça devrait coûter moins cher, la mémoire… enfin, ça se discute...

Dans son souvenir, ça commençait dans une bagnole, sans doute de luxe avec chauffeur, car dans le cas contraire, on ne voyait pas bien comment… Ou alors disons que ce ne serait pas pratique pour que l’amant d’O cuisse, pardon, puisse lui faire ses adieux (provisoires) de cette façon si particulière, avant que de la laisser entrer seule dans…  la maison ? L’immeuble du XVIe arrondissement ? Pourquoi pas un genre de clinique de chirurgie esthétique ou un institut ? À cause de la préparation, un grand classique du genre que ce moment où une batterie de femmes (de demi-mondaines ou de soubrettes) viennent la chercher puis s’escriment à lui faire… un lifting ? Non, à lui faire prendre un bain parfumé, puis la polir, la blêmir, par un gommage aux huiles essentielles et des enveloppements, puis des massages, puis du rouge à lèvres sur le téton des seins, puis des vêtements bizarres pour la réifier, c’est à dire ne plus laisser apparaître que ses appâts, tous ses appâts, seins, lèvres, orifices, à l’exclusion de tout élément de personnalité ou de volonté, que des seins, que des fesses, que des orifices… Pour les vêtements, il faudrait penser à visionner un ou deux épisodes des Reines du shopping, parce que c’était bien ça l’idée : comment mettre ses appâts en valeur, mais attention, sans que ce soit vulgaire. Dans Histoire d’O, ça ne pouvait pas être vulgaire, vu que c’était fait sur mesure, pour bien coller à tous les attributs qu’il fallait mettre en valeur, et que ça avait dû coûter bonbon. En revanche, Nelly ne savait plus si c’était avant ou après la séance de fouet, quand des hommes masqués, quatre peut-être, y compris son amant (qui était revenu entretemps) entreprennent de lui faire savoir qui commande dans cette baraque mais qu’elle ne savait pas lesquels au moment où lesquels la prenaient, vu qu’elle avait les yeux bandés, alors c’était forcément très excitant et on n’allait tout de même pas penser que le fouet ça fait mal, quelle idée… Ou si ça fait mal, on aime bien quand même.

Après ça, il y avait la scène de l’ascenseur, dans lequel n’importe quel type, à condition d’être muni de la carte de membre (VIP) pouvait entrer, bloquer la porte et dire à O de s’exécuter, comme à toutes les autres pensionnaires, également réifiées par les mêmes uniformes percés de trous judicieusement placés. Ensuite, elle était invitée à se rendre dans une chambre et encore un autre type se présentait, qui lui faisait encore un autre truc, et soudain elle se retrouvait rongée de culpabilité parce que ça lui avait fait plaisir, cette fois-ci, et que l’amant à qui elle appartenait allait peut-être mal le prendre, le pauvre chéri qui prenait tellement soin d’elle...

Nelly ne voyait pas du tout pourquoi l’autre cruche aurait dû se sentir coupable, mais elle avait bien retenu le truc : il faudrait essayer, un jour.

" Le lendemain matin, Priscilla se leva d’une humeur étrange. Elle était parcourue d’un bizarre sentiment de culpabilité, qu’elle ne savait pas trop comment analyser. Est-ce qu’elle avait raté son entretien d’embauche parce qu’elle en avait trop dit, ou pas assez ? Et que fallait-il penser de ce corps à corps avec le fils de la gouvernante, qui l’avait laissée sur les rotules ? Que ça allait finir comme dans L’amant de lady Chatterley ?"

À suivre…

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