Lundi 10 février – Musique d’entrée en classe : Leonard Cohen, So Long Marianne
La semaine commence bien : le principal adjoint cale une réunion vendredi avec la famille de Mohamed (1), qui a des gestes et propos déplacés avec les filles (je l’ai raconté il y a 2 semaines). Les filles sont contentes : on les a entendues. Ça commence bien, donc. Sauf pour Mohamed.
En montant les escaliers, Tristan (1) me dit que je ferais un bon 2ème ligne au rugby. Je lui demande en rigolant s’il se fout de moi, vu ma carrure. Non ! Il est sérieux ! Il est lui-même fier d’être 3ème ligne, n°7. A mon avis, il devrait aussi être fier de changer de lunettes. Ça nous fait rigoler pendant toute l’heure.
En voiture pour rentrer à la maison, je croise quatre fois les mêmes filles de 4ème. Oui parce que y’a des détours, des ronds-points, des feux, et elles vont aussi vite à pied que moi en bagnole. Elles me font quatre fois de grands coucous. Je leur rends, et j’hésite à me garer pour faire un cache-cache.
Une fois rentré, j’appelle les parents de Chloé (1), dont les résultats et l’attitude se dégradent depuis quelques semaines. Elle ne pense qu’aux copines, aux copains, aux « petites histoires de filles », à son image et l’idée qu’elle s’en fait. On va tenter de la recentrer sur le travail, mais ça va être chaud : elle a 14 ans. Je me souviens de cet extrait de « La Boum »…
Il est 21h, je suis épuisé, je rêve de m’affaler sur le canapé, mais non. Il faut y retourner encore une heure, faire le bilan du jour, préparer demain. J’en bave comme escargot sur du verre pilé.
Mardi 11 février – Musique d’entrée en classe : the Weeknd, Over Now (proposition d’élève)
Le petit boulot amusant avant les cours : trier les copies de brevet blanc. Tous les élèves de 3ème ont été mélangés pendant les épreuves, et maintenant il faut retrier les copies par classes ! Qu’est-ce qu’on se marre.
La 2ème guerre mondiale se termine en 3ème. Il reste 10 minutes, je vais pour attaquer le génocide, mais Tristan (le fameux n°7) se demande : « Monsieur, pourquoi Hitler il aimait pas les Juifs ? ». Bon. Les 10 minutes vont servir d’intro au sujet ! J’explique l’antisémitisme, je finis avec un petit « hier les juifs, aujourd’hui les musulmans », Salma (1) enchaine : « et donc un jour, ce sera les chrétiens ? ». Alors non, pas en France a priori, mais dans d’autres pays, oui, les chrétiens ont été ou sont rejetés, massacrés, même aujourd’hui.
On tape toujours sur le plus faible.
Silence dans la salle.
D’autres questions ?
Pas d’autres questions.
Jules (1) n’arrête pas de prendre des punitions, et ça le met en colère. Il m’engueule presque, pour une règle que j’ai mise en place pour lui et d’autres garçons : une heure de colle au bout de 3 remarques dans la semaine, tous profs confondus, c’est pas juste ! Dégoûté, il refuse de bosser. C’est un des élèves les plus « durs » de ma classe. Il me dit froidement que les punitions, ça fait qu’empirer les choses.
Et là je fais tilt. Je me souviens qu’au collège, je prenais aussi des heures de colle par brouettes de 30, et moi aussi ça me foutait encore plus en rogne. Alors je le prends entre’quat’z’yeux, un peu plus tard, le Jules. Je lui demande comment il se sent, et lui raconte que moi aussi à l’époque. Je lui demande ce qu’il veut faire après, il me dit qu’il croit pas en ses capacités, je lui dis que moi, si. Il me regarde comme si j’avais subitement deux nez. Et on fait un deal : OK, je monte la limite à 5 remarques par semaine au lieu de 3, pour lui alléger la pression. En échange, il lutte encore plus contre lui-même. Ça marche ? Oui monsieur.
Affaire à suivre.
Mercredi 12 février – Musique : Bob Dylan
Trois objectifs de la journée, remplis :
1/ Tas de copies : terminé
2/ Cours jusqu’à vendredi : prêts. Ensuite c’est les vacances, tout le monde soufflera, assez pour emmener un trois-mâts jusqu’aux Antilles. Une jeune collègue admet que, pour la 1ère fois de sa carrière, elle est pressée d’être en vacances.
3/ Lancement de la grosse séquence de 5ème : prêt (voir l’épisode précédent).
J’ai pas la force de faire plus. L’approche des vacances nous met « en roue libre » (expression d’une autre collègue). Tenir deux jours encore.
Jeudi 13 février – Musique d’entrée en classe : Marylin Manson, The Dope Show
Je raconte trois fois de suite l’histoire du génocide des Juifs. D’abord la mise en ghettos, dès 39 et l’entrée en Pologne ; puis la Shoah par balle, à partir de l’été 41 et l’attaque de l’URSS ; puis la solution finale décidée en 42, camps d’extermination à l’appui.
Trois fois je raconte, trois fois j’explique pourquoi j’ai choisi de montrer les images, trois fois les élèves regardent les corps décharnés des ghettos, les assassinats de masse, filmés par les nazis eux-mêmes, les photos des camps libérés par les Alliés, squelettes, corps inexistants, fours crématoires… Trois fois les yeux des enfants sont rivés aux images, on voit bien le blanc autour de l’iris, il règne un silence de… (allez j’ose : de mort). Trois fois, il leur faut quelques secondes pour sortir de « ça », après.
Voilà. J’ai fait mon boulot. Maintenant, qu’ils se démerdent avec les idéologies.
Vendredi 14 février – Musique d’entrée en classe : Michel Sardou, En Chantant (proposition d’élève)
Je m’excuse presque de passer cette musique, et je précise bien que c’est PAS mon idée. Ça les fait marrer, un peu, parce que la plupart n’ont jamais entendu parler de Sardou. L’élève à l’origine de cette musique l’avait dit : « mais Monsieur, ils connaissent même pas ! » Oui… Et est-ce que c’est vraiment grave ? Elle avait rigolé.
La réunion avec la mère de Mohamed a bien lieu. Elle est choquée par les propos et gestes de son fils, écrits par les filles et lus par le principal adjoint. C’est cru, direct, cumulatif. Elle promet que ça va cesser. On croise les doigts, ceux des pieds, et on demande à Charles III de tenter avec les oreilles, au cas où.
Ça me fait du bien que ce dossier avance.
Des filles de 4ème ne peuvent pas s’arrêter de rire, pendant qu’elles bossent. Même des très sages d’habitude. Je les laisse faire.
Ça me fait du bien, de les entendre rire.
Les derniers oraux de 3ème sont presque parfaits. Je mets presque 20 et je félicite.
Ça me fait du bien.
Je montre un film de Disney qui se fout de la gueule des nazis, en 1942. Vous pouvez regarder, ça dure 8 minutes. D’accord, c’est aussi de la propagande américaine. D’accord, Walt Disney était pas un type sympa.
Mais ça me fait du bien, qu’on se moque des cons.
Je montre aux 4ème des vidéos rigolotes de tricheries en Chine pour attirer des touristes : un faux rocher, une cascade semi-artificielle, des chiens-pandas. Les gamins se bidonnent.
Ça me fait du bien, leurs sourires.
Ça sonne ! C’est les vacances.
Ça me…
(1) Tous les prénoms sont modifiés