Mercredi 21 mai, je suis intervenu comme témoin au procès en appel intenté par Jean-Michel Blanquer contre Barbara Stiegler. L’ancien ministre de l’Éducation nationale poursuivait la philosophe pour un tweet en réponse au sien. Le 13 octobre 2023, jour de l’assassinat de Dominique Bernard, il réagissait en ces termes : « L’assassinat d'un professeur nous terrasse une nouvelle fois. Tout est relié. Notre inflexibilité face à l’hydre islamiste est la seule voie. Toutes les complicités, même intellectuelles, avec le terrorisme sont insupportables. » Barbara Stiegler s’indignait de cette incise : « Et cette ordure de Blanquer qui nous ressort, en plein deuil national, ses ignominies sur “l’islamogauchisme”. “Même intellectuelles”, dit-il. Suivez bien son regard : nettoyer les universités. Ou les fermer pour les remplacer par des Startup aux ordres ». La plainte, évidemment coûteuse pour Barbara Stiegler, tant financièrement que personnellement, participe d’une logique de silenciation par l’intimidation. Reste que, pour une personnalité politique soucieuse de son image, en contrepartie, le prix à payer pourrait être ce que l’on appelle « l’effet Streisand ». La médiatisation expose en effet à donner un large écho à l’injure que la plainte veut réprimer : « cette ordure de Blanquer ».
Le 26 mars 2024, en première instance, la 17e chambre du Tribunal correctionnel de Paris motivait ainsi la relaxe : « Par son message, Barbara Stiegler, elle-même appartenant au corps enseignant, exprime son courroux quand, dans l’émotion du moment, quelques heures après la mort tragique d'un professeur, l’ancien Ministre de l’Éducation Nationale vient convoquer un débat politique, facteur de divisions au sein du milieu universitaire, qui ravive les tensions comme en témoignent l’ensemble des réactions intervenues sur le réseau social par suite du propos de Jean-Michel Blanquer. » Certes, « les propos incriminés viennent ainsi injustement et outrancièrement qualifier la partie civile en le comparant à un déchet mais, en réalité, ils s’insèrent dans une démonstration du caractère inapproprié de son positionnement à cet instant où l’émotion est à son paroxysme au sein du milieu enseignant. » De fait, « ils le visent moins pour ce qu’il est que pour son comportement à ce moment précis. » Le plaignant a fait appel, et j’ai été sollicité par l’accusée et son avocat, Henri Braun, pour témoigner aux côtés de la journaliste Aude Lancelin et d’un autre philosophe, Harold Bernat.
Il est vrai que la question m’intéresse en tant que sociologue : j’avais déjà écrit, sur mon blog, un billet sur « Marlène Schiappa et la politique des ordures ». C’était en 2022 à l’occasion d’un autre procès, intenté à Isabelle Saint-Saëns par la ministre. Celle-ci ayant déploré la mort d’un exilé noyé dans la Manche tout en invitant à redoubler la fermeté de la politique qui est cause de ce carnage, « naufrage de civilisation » condamné par le pape François, la militante invétérée des droits humains l’avait pareillement traitée d’ordure sur Twitter. Je m’interrogeais alors : « Des êtres humains n’ont-ils pas le droit de traiter d’ordures celles et ceux qui traitent comme des ordures d’autres êtres humains ? […] Si la justice devait donner raison à la ministre, permettant de traiter comme tout en interdisant de traiter de, alors, il conviendrait qu’elle réponde à une autre question : comment peut-on qualifier, sans encourir les foudres judiciaires, les responsables d’une politique de la race qui traite de manière inhumaine des êtres humains sans pour autant se sentir moins humains ? Quels autres mots sont-ils adéquats pour dire, avec justesse et justice, cette abjection politique ? Car enfin, peut-on pratiquer une politique de l’ordure sans être ou devenir soi-même une ordure ? »
Dans un moment où, pour moi comme pour beaucoup d’autres, l’espace médiatique s’est considérablement réduit, tandis que l’écho offert par Twitter s’est éteint avec sa reprise en main par Elon Musk, témoigner au tribunal m’apparaît comme une forme d’intervention publique alternative pour faire entendre un engagement sociologique. J’en avais expliqué le sens sur mon blog après le refus d’une juge d’entendre le géographe Olivier Clochard et moi-même au procès des « sept de Briançon » en 2021 : « pour la présidente, nous n’étions pas témoins des faits ; nous allions donc témoigner du contexte. La justice n’aurait-elle que faire du contexte ? Pourtant, les faits n’existent pas en dehors des contextes qui leur donnent sens. » Cette démarche s’inscrit dans le prolongement d’une polémique qui reste d’une brûlante actualité : si la justice retient aujourd’hui le « racisme anti-blanc » comme facteur aggravant dans une agression, c’est au prix d’une abstraction, comme si la domination raciale n’était pas pertinente pour définir le racisme. Avoir rappelé en 2018 le rôle de contextualisation des sciences sociales me vaut, jusqu’à ce jour, des attaques répétées, de Marine Le Pen à Éric Zemmour, mais aussi à gauche. Dans un article du Monde consacré à la nouvelle figure de témoin sociologique, je n’en revendiquais pas moins la légitimité au nom de mon métier : « Tout le travail des sciences sociales est de dire qu’il y a des contextes, que les faits ne parlent pas tout seuls. Bien sûr, la justice doit déterminer des responsabilités individuelles. Doit-elle le faire en faisant abstraction du sens des choses ? »
C’est dans le même esprit de « pédagogie publique » que je partage ici une reconstitution des propos que j’ai tenus devant la cour. Le verdict sera rendu le 26 juin 2025.
Mesdames les conseillères, Monsieur le président, je vous remercie de m’entendre aujourd’hui comme témoin. Je vais prendre la parole principalement au titre d’une compétence. Je travaille depuis très longtemps sur les attaques contre les universitaires, et j’ai publié l’année dernière deux ouvrages différents sur l’anti-intellectualisme, l’un en anglais, l’autre en français, ainsi qu’un article sur les libertés académiques, de la taille d’un petit livre, dans La Revue des droits de l’homme. C’est donc au nom d’une compétence que je vais prendre la parole, et en même temps à partir d’une expérience. En effet, je fais partie des universitaires qui sont attaqués, qui subissent de manière régulière des insultes et des menaces, dans les médias et sur les réseaux sociaux, dans un contexte politique que je voudrais maintenant rappeler.
On parle beaucoup, actuellement, de ce qui se passe aux États-Unis depuis la réélection de Donald Trump avec sa politique d’hostilité au monde académique. Mais c’est aussi le cas en Hongrie, en Argentine, et dans beaucoup d’autres pays, y compris en France. D’un côté, le vice-président J.D. Vance déclare en 2021 : « Les universités, voilà l’ennemi. » De l’autre, dès juin 2020, dans Le Monde, le président Emmanuel Macron juge que « le monde universitaire a été coupable ». Il vise en particulier les travaux sur les discriminations et le racisme : « encourager l’ethnicisation de la question sociale », ce serait « casser la République en deux ». En octobre de la même année, il poursuit l’offensive lors d’un discours justifiant la loi sur le « séparatisme », en s’en prenant à ceux qui sont « hors de la République », avec « certaines théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis ».
Ces attaques ont été reprises par son gouvernement. Déjà en 2017, Jean-Michel Blanquer a annoncé devant l’Assemblée nationale dont il demandait le soutien unanime qu’il allait porter plainte contre le syndicat SUD-Éducation 93 pour avoir utilisé un vocabulaire, largement emprunté aux sciences sociales, sur la responsabilité de l’État dans les discriminations raciales. En octobre 2020, le ministre a repris à son compte le combat du président contre la gauche universitaire en dénonçant l’islamogauchisme, vocable polémique spécifiquement français (au contraire de wokisme ou cancel culture), mais aussi l’intersectionnalité (concept universitaire). Début 2021, Frédérique Vidal lui a emboîté le pas en annonçant à l’Assemblée nationale une enquête contre l’islamogauchisme dans l’enseignement supérieur et la recherche, périmètre de son portefeuille. Il aura fallu une plainte en justice pour que ce ministère reconnaisse enfin, deux ans plus tard, que l’enquête n’avait jamais eu lieu : il s’agissait d’une simple manœuvre d’intimidation.
C’est dans ce contexte qu’il faut entendre l’accusation de « complicité intellectuelle avec le terrorisme », formulée une première fois par Jean-Michel Blanquer, en tant que ministre de l’Éducation nationale, après l’assassinat en 2020 d’un professeur, et une deuxième fois en 2023 après celui d’un autre professeur. Le 16 octobre 2020, Samuel Paty était décapité. Le lendemain, sur Twitter, un néonazi m’a jugé complice : je serais « sur la liste des connards à décapiter ». J’ai choisi alors de rendre publique cette menace sur ce réseau, suscitant beaucoup de réactions. J’avais déjà fait l’objet de menaces de mort, en particulier dans des lettres anonymes ; mais cette fois, c’était à visage découvert, avec le nom du twitto, sa photo et le lien de son employeur. J’en ai ensuite proposé l’analyse dans mon blog sur Mediapart : « Qui est complice de qui ? » Si cet homme ne se cachait pas, c’est qu’il se sentait autorisé, voire protégé. Le 22 octobre, comme pour légitimer de telles attaques, Jean-Michel Blanquer dénonçait sur Europe 1 « les complicités intellectuelles du terrorisme » ; or il se trouve qu’il me suit sur Twitter. J’ai porté plainte, avec le soutien de mon université, Paris 8, qui m’a accordé la protection fonctionnelle. C’est bien en tant que professeur que j’étais visé au lendemain de la mort d’un professeur, et c’est bien à des professeurs que s’en prenait alors le ministre de l’Éducation nationale.
Trois ans plus tard, le 13 octobre 2023, réagissant à l’assassinat de Dominique Bernard un quart d’heure après son annonce par l’AFP, l’ancien ministre, en relayant un communiqué du Laboratoire de la République qu’il préside, reprend la même formule, en visant les « complicités, même intellectuelles, avec le terrorisme ». Quelques minutes plus tard, Damien Rieu, cadre du parti Reconquête ! proche de Marion Maréchal, s’en prend à Sophie Djigo. Cette professeure de philosophie avait subi, en décembre 2022, un cyberharcèlement lancé par les « Parents vigilants » issus du mouvement d’Éric Zemmour ; une deuxième vague reprend alors : pour s’être alarmée de leur entrisme, elle aussi était désignée comme complice. Quant à moi, le lendemain de ce nouvel attentat terroriste, j’ai été qualifié par Caroline Fourest sur France Inter, en ma qualité de « professeur », de « trou dans le bouclier » ; l’éditorialiste me reprochait d’avoir critiqué ses amis politiques Jean-Michel Blanquer, Marlène Schiappa et Manuel Valls. Je le soulignais alors : « M’associer aux assassins de collègues est d’une grande violence. Et c’est me désigner comme cible. » Monsieur Blanquer n’a pas besoin de nommer lui-même ; d’autres s’en chargent.
Il juge outrageant d’être qualifié d’ordure : c’est pourquoi il porte plainte. Or il n’a pas poursuivi en justice Éric Zemmour qui, le 6 octobre 2021, avait comparé le ministre sur Europe 1 au Docteur Mengele, dont il rapprochait les expérimentations cauchemardesques sur des enfants à Auschwitz des recommandations de la nouvelle circulaire sur les mineurs trans à l’école, qualifiées d’« expériences absolument scandaleuses ». Jean-Michel Blanquer avait rétorqué, le surlendemain sur la même station de radio : « Ce qui est excessif est dérisoire. La comparaison ne mérite même pas une réponse. » Monsieur Blanquer juge donc maintenant que se faire traiter d’ordure, à la différence d’être comparé à un bourreau nazi, n’est pas dérisoire, et donc, on peut le supposer, pas excessif non plus. Nous n’avons pas les mêmes hiérarchies. Bien sûr, c’est son droit. Je remarque seulement qu’il préfère lancer une attaque judiciaire contre une universitaire de gauche, plutôt que contre un polémiste d’extrême droite. Bien entendu, c’est aussi son droit.
On se souvient qu’en janvier 2022 le ministre avait financé et introduit un colloque en Sorbonne contre la « déconstruction » identifiée au « wokisme » : c’était encore une charge anti-universitaire, dans l’esprit de ses polémiques médiatiques ou à l’Assemblée nationale. Ces attaques officielles ont des conséquences bien réelles sur des personnes bien réelles, comme Sophie Djigo, qui a depuis créé la CAALAP, mais aussi la juriste Mathilde Cohen, ou encore la géographe Anne-Laure Amilhat Szary, toutes gravement harcelées en ligne, ces dernières années, pour leur « islamogauchisme » supposé. On pourrait multiplier les exemples plus récents : à chaque fois ou presque, ce sont des femmes. Tout récemment, le 21 avril 2025, une tribune collective de cinquante universitaires, dont deux anciens ministres, Monsieur Blanquer et Luc Ferry, appelle dans Le Figaro à la démission de la présidente de l’université Lyon 2. Isabelle von Bueltzingsloewen, a certes soutenu et accordé la protection fonctionnelle à un enseignant dont le cours avait été interrompu par les insultes de manifestants, mais déploré en retour ses accusations de « dérives islamistes à l’université » et de « laxisme de la présidence ». La tribune signée par Monsieur Blanquer a attisé la polémique alors que cette historienne faisait déjà l’objet de menaces de mort. En retour, elle a reçu le soutien de ses collègues présidents d’université (France Université).
Ce qui me choque, c’est de mettre en danger des universitaires en parlant de « complicité intellectuelle avec le terrorisme ». Quand j’apprends l’assassinat de professeurs, je suis horrifié. Que, sans raison, l’on impute, à moi ou à d’autres collègues, une part dans ces attentats est d’une grande violence symbolique ; mais de plus, c’est dangereux. La parole publique engage une responsabilité, tout particulièrement chez ceux qui occupent ou ont occupé des responsabilités ; il faut avoir l’exigence de ne pas en user de manière irresponsable. Je terminerai sur une question : je ne sais pas si, légalement, on peut dire « cette ordure de Blanquer » ; mais si ce n’est pas le cas, il faudra nous dire à quels vocables nous avons droit. J’y insiste : je ne peux pas, nous ne pouvons pas poursuivre Monsieur Blanquer, puisqu’il ne nomme personne, ou plutôt, il ne le fait pas lui-même ; il en laisse le soin à d’autres. D’autres mots, comme lâche, ou ignoble, nous exposeraient-ils également à des poursuites ? S’agit-il seulement d’un problème de niveau de langue, ou bien, faute d’être nommé, ne peut-on plus rien dire ? Une chose est certaine : si Monsieur Blanquer peut lancer impunément l’accusation de « complicité intellectuelle avec le terrorisme », pour ma part, je parlerai à son propos de complicité politique avec le harcèlement et les menaces qui prennent pour cible toute une partie du monde universitaire aujourd’hui.
Après cette intervention, l’avocat de Monsieur Blanquer m’a demandé si, selon moi, on pouvait en toute occasion traiter celui-ci d’ordure en toute impunité. J’ai d’abord rappelé que, pour ma part, je n’ai jamais insulté son client ; je l’ai juste critiqué. Ensuite, j’ai indiqué que, pour m’être fait régulièrement traiter d’ordure sur Twitter, personnellement, je trouverais infiniment plus grave d’être comparé au Docteur Mengele. Puis j’ai souligné que, loin de me prononcer en général sur l’opportunité de traiter Monsieur Blanquer d’ordure, j’avais développé dans mon témoignage le contexte des deux occurrences de sa formule visant des professeurs pour éclairer la réaction de Barbara Stiegler : l’assassinat de professeurs. Enfin, j’ai rappelé l’évidence : c’est à la cour qu’il appartient de trancher.
J’ajouterai, pour clore ce billet, que ce témoignage s’inscrit à mon sens dans le droit fil du jugement en première instance : il s’agit bien d’une réponse à « son positionnement à cet instant », à « son comportement à ce moment précis ». En tout cas, Monsieur Blanquer ne peut pas ignorer que les mots ont des conséquences. C’est précisément le sens de son accusation de complicité avec le terrorisme ; il sait donc ce qu’il fait en utilisant ces mots. Les trolls ne sévissent pas seulement sur les réseaux sociaux. Mais a-t-il bien mesuré qu’en poursuivant en justice une collègue pour s’être exclamée : « cette ordure », il risque que « l’effet Streisand » soit rebaptisé « effet Blanquer » ? Et si l’effet pervers dissuadait à l’avenir de poursuites abusives ?