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Il y a en ce moment deux galeries à Paris qui organisent une exposition commune : «Jacqueline Lamba - Dora Maar : celles qui avancent». Ce sont les derniers jours. Alors, courez au 4 rue de Jarente (Paris 4e) à la galerie Pauline Pavec et au 20 rue Visconti (Paris 6e) à la galerie Boquet. Vous y découvrirez un inédit dialogue entre deux artistes majeures du XXe siècle, à l’heure où le monde célèbre le 100e anniversaire du premier manifeste du surréalisme.
D'emblée, le titre de l'exposition - «celles qui avancent» - fait référence à un autre titre employé au singulier par André Breton, en 1937, à l'occasion de l'ouverture de sa galerie parisienne, «GRADIVA, celle qui avance».
C'est vrai que Dora Maar et Jacqueline Lamba ont avancé ensemble. Durant 67 ans ! De leur rencontre à l'Union Centrale des Arts Décoratifs en 1926 à leur période surréaliste des années 1930, jusqu'aux œuvres de la maturité (1940-1970), les deux pionnières ont vécu une amitié créatrice qui s'est terminée, en 1993, avec la disparition de Jacqueline Lamba.

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L'exposition se concentre sur la période féconde, allant des années 1930 aux années 1970, qui couvre à la fois l'époque surréaliste et les expérimentations formelles à la lisière de la figuration et de l'abstraction. Archives, photographies, dessins, peintures témoignent d'une intense activité créatrice, connue des seuls spécialistes, mais pas du grand public.
C'est pour cette raison que cette manifestation est d'une importance capitale. Deux axes se dégagent. D'abord, l'importance d'une réhabilitation historique de ces deux artistes majeures du surréalisme et de l'art du XXe siècle en général, notamment grâce aux travaux de recherche des historiennes de l'art Victoria Combalia pour Dora Maar et Alba Romano Pace pour Jacqueline Lamba. Ensuite, la mise en exergue d'un jeu d'influences mutuelles chez les deux artistes, surtout dans leur période de maturité.
TOUJOURS PLUS D'AURA
Il y a une différence de notoriété entre les deux femmes. Dora Maar est de loin la plus célèbre des deux. Mais, l'exposition n'y prête aucune attention. Et c'est tant mieux. Les deux créatrices sont présentées avec une grande équité. Autre écueil évité : celui consistant à les présenter perpétuellement comme des muses ou modèles de leurs célèbres conjoints. Dora Maar, on le sait, fut la compagne de Pablo Picasso, de 1936 à 1945. Jacqueline Lamba fut la femme d'André Breton, de 1934 à 1941. De leur union naîtra leur fille Aube (née en 1935), dont un dessin de Dora Maar la représente enfant à la galerie Pauline Pavec.
Mais, ne comptez pas sur nos galeristes pour entretenir et resservir les mêmes lieux communs sur les deux femmes. Dora Maar n'est pas réduite à la Femme qui pleure qui a documenté toutes les étapes de travail de l'impressionnant Guernica de Picasso, dont elle partagea la vie huit ans durant. Ici, c'est la jeune photographe reconnue par les surréalistes, amie de Brassaï et du poète Eluard, qui est mise en valeur.
Son célèbre portrait photographique de Jacqueline Lamba à la flèche de 1935, visible à la Galerie Boquet, présente son amie comme une déesse surréaliste, à la fois nonchalante et impérieuse. D'ailleurs, ses photographies et photomontages comptent parmi les chefs-d'œuvre du surréalisme.

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Dora Maar prend ensuite les pinceaux sur les conseils de son amant espagnol. Et là, sa peinture en porte sensiblement l'influence. Les dessins, réalisés entre 1936 et 1939, sont clairement d'inspiration «picassienne», notamment la très belle Femme endormie sur une table (Galerie Boquet), ou le gracieux Portrait de femme (Galerie Pauline Pavec).
Quant à Jacqueline Lamba, rassurez-vous, elle n'est pas non plus réduite à son rôle de compagne d'André Breton, poète et auteur des Manifestes de surréalisme. Elle est peintre. C'est une exploratrice de formes, tantôt abstraites, tantôt figuratives. A la galerie Pauline Pavec, vous pourrez admirer, L'intérieur d'une maison, un magnifique tableau peint en 1946 dans lequel l'œil se heurte aux séparations et aux cloisonnements d'un espace cubiste. D'autres grands formats de l'artiste valent le déplacement, comme l'immense Vue des toits (Galerie Pauline Pavec) de 1969-1970 et la Source (Galerie Boquet).

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L'ANNÉE 1939
L'amitié entre Dora Maar et Jacqueline Lamba est intense. Dès les années 1930, elles vivent avec passion l'effervescence des cercles parisiens. Elles courent ensemble les cafés de Montparnasse en compagnie des poètes et des peintres, assistent à des meetings politiques communistes, fréquentent la librairie Adrienne Monnier. Là-bas, elles y découvrent tous les auteurs du XXe siècle qui comptent : Jarry, Joyce, Crevel, et bien sûr, Breton. Très vite, elles participent, le jour, aux réunions du groupe surréaliste. Et, la nuit, elles sortent dans les music-halls de Pigalle. D'ailleurs, Jacqueline Lamba est un temps danseuse au Coliséum à Montmartre.

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Au cours de l'été 1939, Jacqueline Lamba, alors en froid avec Breton, vient se réfugier dans la maison de Dora Maar et Picasso à Antibes. L'atmosphère est alors détendue, insouciante, quelques semaines avant que la France ne bascule dans le deuxième conflit mondial du XXe siècle.
Dora Maar réalise une série de photographies mettant en scène Jacqueline Lamba, très déshabillée ou totalement nue. Ce regard féminin porté sur le corps d'une autre femme saisit des images intimes à la lumière du soleil du Midi. Les photographies subliment la beauté physique de Jacqueline.
Tout se passe, comme si, cet été 1939, était consacré à la construction d'une nouvelle image de la femme, créatrice, surréaliste, libérée du rôle traditionnel de la muse passive. C'est une nouvelle manifestation de la liberté de la femme à travers le portrait.
Les deux amies se rapprochent dans l'adversité. Ensemble, elles luttent pour s'affirmer à l'ombre de leurs prestigieux compagnons. A la galerie Boquet, il y a cet étonnant carnet de croquis dépliant de Dora Maar qui contient une série de portraits de l'année 1939. On y reconnaît Picasso. C'est un objet unique dans sa production en passe de devenir une pièce maîtresse de l'artiste.
JETER L'ENCRE
Mais là où les œuvres des deux artistes convergent, c'est dans les dessins de la maturité. Elles dessinent des paysages à l'encre de Chine qui dialoguent de manière saisissante entre eux. Au point qu'il devient difficile de dicerner le style de l'une ou de l'autre. Le traité est quasi-impressionniste, voire pointilliste parfois. Elles cherchent à dépeindre une nature vibrante réalisée à grands traits rapides et sûrs.

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Ce sont des vues à l'encre des environs du Lubéron où Dora Maar s'était retirée après sa rupture avec Picasso. Chez Jacqueline Lamba, les paysages et les sources envahissent tout l'espace pictural. Les dessins témoignent pour les deux femmes d'un éloignement consommé avec les cercles avant-gardistes parisiens.
La Provence est devenue une terre d'exil. Ménerbes pour Dora, Simiane pour Jacqueline. Deux lieux isolés du milieu impitoyable de l'art. L'amitié vacille parfois entre les deux femmes, mais leur lien profond survit aux épreuves. Elles vivent une sorte de sororité créatrice.
Par Eric Monsinjon
GALERIE PAULINE PAVEC
Jusqu'au 16 novembre 2024
4 rue de Jarente, 75004 Paris
Du jeudi au samedi, de 14h-19h.
Entrée libre
GALERIE BOQUET
Jusqu'au 16 novembre 2024
20 rue Visconti, 75006 Paris
Du mardi au samedi, de 14h-19h
Entrée libre
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