Comment l’on traite les enfants en Moselle (3) — Kouassi se soucie des autres
Troisième épisode de notre enquête sur la politique d’aide sociale à l’enfance en Moselle : Kouassi qui ne se plaint pas pour lui, mais se soucie du sort des jeunes qu’il rencontre ici.
Kouassi vient d’un pays d’Afrique de l’Ouest dévasté par une multinationale française, qu’il a quitté à l’âge de quinze ans pour traverser le continent par les routes et chemins. Aujourd’hui, il a seize ans, bientôt dix-sept. Son pire souvenir ? Le Maroc.
La police marocaine
« Au Maroc, ça a été un peu plus dur, ils nous tapaient dessus, quand tu te faisais arrêter par la police, ils te ramenaient dans une autre ville à 400 km, et il fallait tenter encore une fois de passer en bateau, et ça a duré environ deux, trois mois au Maroc, jusqu’à ce qu’on arrive en Espagne. »
Durant tout son séjour au Maroc, Kouassi vit de petits boulots et met de côté l’argent nécessaire à la traversée. Il tentera sa chance à cinq reprises et se fera à chaque fois refouler par la police côtière. Les passeurs sont honnêtes : les traversées ratées sont remboursées.
L’accueil en Espagne, puis en France
Fraîchement débarqué sur la côte espagnole, Kouassi reçoit des vêtements et un logement décent. Il s’imagine alors que la France, c’est comme l’Espagne, en mieux, avec une langue intelligible, celle du pays qui jadis colonisa le sien avant de saccager irréversiblement sa terre, son air et son eau. Il décide de s’y rendre. Il découvre quelques différences. Ici, le logement inconditionnel n’est pas encore acquis. Il passe quelques nuits dans les gares parisiennes avant de monter dans un train qui le dépose à Metz.
Il se présente directement à la police, ainsi que sont supposés le faire les mineurs débarquant en France. Il est 15 heures. « Ils ont vérifié mes affaires, ils ont fouillé tout, tout, tout, le téléphone et tout ça. » Contrairement à leur habitude, les policiers ne contesteront pas l’âge du gamin, sa tronche ne laisse pas de place au doute. On le laisse sur un banc dans un couloir et on appelle le Centre Départemental de l’Enfance (CDE). Il attend et s’endort. Vers trois heures du matin, on le réveille pour le conduire là-bas.
Le Centre Départemental de l’Enfance (CDE) à Metz, route de Plappeville
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D’un château l’autre
Il n’aura pas le temps de s’y poser. En fin d’après-midi, on le conduit vers un autre centre d’hébergement, à dix-huit kilomètres, dans un pavillon de l’Association départementale d’éducation populaire et de plein air (ADEPPA) qui accueille les mineurs isolés.
Le centre aéré de l’ADEPPA de Vigy
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Au bout de quelques jours, ils (Kouassi ne sait pas exactement qui) viennent contester la validité de ses papiers : « Rien ne prouve ce que je dis et tout ça, ils m’ont mis à la porte encore. » Renseignements pris, « ils »sont untravailleur social qualifié à lui tout seul pour décider quels papiers sont valides ou pas. Sur son simple verdict, un jeune peut se voir nié dans sa qualité de mineur et mis à la rue. Il ne lui reste qu’à appeler le SAMU social, le 115, pour obtenir un abri qu’on peut d’ailleurs aussi bien lui refuser au motif que sa majorité n’est pas davantage prouvée.
Encore… Mis à la porte encore. C’est ainsi que Kouassi renoue avec le monde de la rue tel qu’il l’a expérimenté au Maroc et à Paris. Il y fait diverses rencontres, dont celle d’un homme qui lui donne les coordonnées de Sandra : elle saura comment l’aider, lui promet-il. Sandra répond à son appel et vient le chercher. En attendant de lui décrocher, en moins d’un mois, le passeport de son pays et la carte de séjour, elle obtient un hébergement et l’inscription à une formation. Sandra est bénévole, ce qu’elle sait faire résulte de son expérience et de sa patience : écouter, comprendre, négocier, ruser, persévérer, insister et surtout, décrocher ces éléments fondamentaux du droit que sont un papier réglementaire, un hébergement, une ressource vitale, une formation et, chose rare, une mobilisation militante.
Retour au CDE
Kouassi ne comprend pas le détail des procédures — et nous-mêmes qui en avons engagé quelques-unes en faveur d’autres que lui serions bien en peine d’en détailler les arcanes — mais en apprécie le résultat, la petite victoire. « J’étais dans un foyer, j’avais ma chambre, je me levais le matin pour aller à l’école et j’arrivais à étudier, en fait. C’était le FJT Pilâtre de Rozier. J’étais là-bas, j’ai fait maxi cinq, six mois,… » Il suivra une formation au Lycée du Bâtiment à Montigny-lès-Metz. Il est soulagé. Il aime ce rythme propice à l’intelligence, se lever tôt, suivre les cours, prendre des notes, les relire et les travailler dans la solitude d’une chambre, dormir en paix, bref vivre ce bonheur de la réussite aux études — bonheur interrompu par la réalité qu’il revendiquait, celle d’être, au sens du droit international, mineur, grâce aux démarches engagées par Sandra.
Il découvre qu’en Moselle, ce n’est pas un cadeau d’être mineur. On le réintègre au CDE. Personne ne lui présentera la moindre excuse pour l’accusation injuste d’avoir triché sur son âge. Ici, le jeune est menteur par définition, par essence, et ceci proportionnellement à la distance qui nous sépare du pays d’où il vient. La seule vérité dont il est capable est un mensonge qui reste à démonter. Kouassi va connaître les conditions de vie que nous décrivions dans notre premier billet. Trente matelas entassés sur le sol du réfectoire, aucune intimité, aucune protection contre les vols, la saleté, la promiscuité…
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« À 22h, tu vas aller chercher le matelas en bas, ensuite tu le mets au salon et tu dors. Pour l’école, c’est un peu dur, parce que, voilà, tu dois te lever encore à six heures, aller prendre ta douche. Et quand tu demandes à être transféré, on te dit d’attendre, prendre rendez-vous avec ton référent ASE. Tu vas à l’ASE, ils te disent de prendre rendez-vous et quand tu prends rendez-vous ils te répondent pas. » Comme d’autres de ses camarades, il trouve la nourriture, insuffisante et peu ragoûtante.
Témoignages concordants
Suite à notre premier billet, nous sommes contactés par une personne d’un département voisin qui connaît l’un des jeunes concernés pour l’avoir hébergé et accompagné avant qu'il soit évalué et pris en charge par le Pôle Enfants Confiés. Transféré au CDE de Moselle, le jeune homme alerte ces personnes qui écrivent à la Chef de Bureau du Pôle Éducation en lui transmettant d’autres photos :
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Elle précise que « choqué par ces conditions d'accueil, [l’enfant] s'est enfui du centre dès le lendemain. » Elle se déclare terriblement indignée « par la situation » et demande à cette responsable d’agir « soit pour lui trouver une place dans une structure de votre département, soit de faire en sorte qu'il soit transféré dans un autre département ayant la possibilité de l'accueillir dignement, comme l'exigent les attributions du Pôle Enfants Confiés et du département concernant les mineurs non accompagnés. »
Une bénévole bisontine nous confirme quelques jours plus tard que l’enfant préfère vivre à la rue à Besançon que sur le carrelage du réfectoire du CDE.
Pourtant, malgré les traitements dégradants qu’ils subissent, les jeunes restent modérés dans leur expression. Peu d’agressivité ou de récrimination, mais un fort désir de témoigner
« On ne t’a pas demandé de venir en France »
C’est ainsi que Kouassi se dit surtout heureux de briser sa solitude au lycée et s’estime chanceux : « On est peut-être trois ou quatre, les autres n’y vont pas.Je n’ai pas d’explication. Souvent ils disent qu’ils n’ont pas le niveau, mais ce n’est pas vrai. Il y en a beaucoup quand même qui ont niveau pour aller à l’école. Souvent ils disent : il n’y a pas de place… la France, c’est comme si… on t’a pas demandé de venir en France. Il y a tout le monde qui te renvoie chez toi, en fait, chaque fois c’est les mêmes mots. »
L’ambiance générale est rude. Souvent, des jeunes perdent le contrôle et les bagarres sont fréquentes. Kouassi n’y échappe pas : « Parce que quand t’arrives au début, tu connais pas les gens, chacun est dans son monde, c’est compliqué, quand même. Parfois, tu t’habitues, mais au début, quand même c’est dur. Rien que le matelas, monter, descendre, à chaque fois, les éducateurs sont pas sympas, tout ça, tu t’énerves vite, quoi. »
Entre deux bagarres, l’ennui : pas de sorties et la télé est hors d’usage depuis plus de six mois. Et pourtant, chez Kouassi et quelques autres, l’émergence d’une conscience politique : au-delà des situations individuelles, l’aptitude à penser les choses dans leur dimension collective.
Ne pas se plaindre…
Kouassi s’exprime d’une voix grave, posée, qui contraste avec son allure juvénile. Il décrit les faits et les situations sans passion ni énervement. Il pèse chaque mot et ne se plaint jamais. Il se considère, au regard d’autres que lui, comme chanceux : « Moi, je vais à l’école, ça va… il y en a d’autres là-bas, ils ne font rien, ils ne peuvent pas sortir non plus. C’est dur. Il y en a qui font neuf mois, dix mois, dans ces conditions-là. Il faudra trouver une solution pour eux. » C’est pour eux qu’il accepte de témoigner. Il sait que notre action est politique et vise à interpeller nos décideurs sur un scandale. Il compte sur nous, il faut trouver une solution pour eux…