La désorganisation de l'institution scolaire

"Il va falloir que le 14 mai soit un jour de vérité". Fatiha Kelou Hachi, présidente de la commission d'enquête sur les violences dans les établissements scolaires, a rendez-vous ce jour là avec François Bayrou. Des ministres de l'Education nationale, Borne, Belloubet, Blanquer, Pap N'diaye, Royale seront entendus dans les semaines à venir. En un mois, la commission a réalisé 20 auditions, 3 visites de terrain et contrôlé 10 institutions. La mission engrange déjà un remarquable bilan. Et une réussite : elle a réussi à donner la parole aux victimes et à imposer ce sujet dans les priorités des toutes les institutions.
Le principal apport de ses travaux c'est la mise en évidence de "la désorganisation des responsabilités et des acteurs", pour reprendre les propos du rapporteur P. Vannier (LFI). L'audition, le 31 mars, de l'état-major du ministère de l'Education nationale a mis en évidence l'absence de pilotage du suivi des violences des adultes dans les établissements. A la question de V. Spillebout (EPR), autre rapporteur, sur ce pilotage, répond un très long silence des hauts fonctionnaires. Si le chef du service défense et sécurité du ministère, Christophe Peyrel, est capable de chiffrer le nombre de violences mettant en cause des personnels remonté par le logiciel Fait établissement (1198 en 2023), personne n'est capable de dire ce qui en est fait ! Le directeur général des relations humaines, Boris Melmoux-Eude peut citer le nombre de sanctions communiqué à la Direction générale de la Fonction publique. Mais cela ne concerne que 204 cas (et non 1198) et exclusivement dans l'enseignement public. Il n'a aucune donnée pour le privé. Il n'y a pas plus de suivi du coté de la Justice. "On n'a pas la possibilité de s'assurer que tous les faits aient fait l'objet d'une suite adéquate", reconnait C. Peyrel. Le suivi des signalements est de la seule responsabilité des chefs d'établissement et des services académiques. Au ministère personne ne suit les dossiers du public. Et encore moins ceux du privé !
L'audition , le 2 avril, du secrétaire général de l'enseignement catholique, P Delorme, montre qu'il en est de même dans le privé sous contrat. Il s'avère favorable à l'extension du logiciel Faits établissement dans les établissements privés et à y ajouter un volet de suivi des signalements.
Une ignorance large des procédures
Ni l'audition de l'Inspection générale, ni celle des recteurs, les 8 et 9 avril, ne permettent de comprendre dans quelles conditions les enquêtes sont diligentées dans le privé et notamment le passage d'une enquête locale, académique, à une intervention de l'IG. Les inspecteurs généraux ne sont pas plus à même d'expliquer pourquoi le rapport sur Stanislas ne prend pas en compte le racisme et l''homophobie institutionnalisés dans l'établissement malgré les nombreux témoignages recueillis par les inspecteurs. La rectrice de Lyon ne sait pas ce qui est proposé aux enseignants pour porter à leur connaissance la procédure de signalement à la Justice. Ses collègues n'en savent pas plus. Les conventions passées avec la Justice restent différentes d'un territoire à l'autre. Les procédures diffèrent et ne touchent que les chefs d'établissement et dans le seul public. Rien n'est prévu pour former les enseignants. La rectrice de Lyon, ex rectrice de Bordeaux, se dit "sidérée" des lettres échangées en 1996 entre le recteur et le chef d'établissement de Betharram pour déplacer l'enseignante porteuse d'alerte et le seul élève à avoir oser signaler.
Il apparait clairement que si tant de violences ont été exercées sur des élèves depuis tant d'années sans que des sanctions soient prises, ce n'est pas seulement parce qu'elles étaient de tradition dans des établissements catholiques. C'est surtout parce qu'à aucun niveau du système éducatif on ne s'est organisé pour recueillir la parole des élèves et donner les suites nécessaires.
Des violences systémiques
Ce que montre déjà la commission d'enquête c'est le caractère systémique de ces violences. Le système déconcentré de l'Education nationale n'assure aucun suivi des faits signalés. Il ne met aucun zèle à encourager les enseignants et les agents à signaler. Bien au contraire, les syndicats enseignants, auditionnés le 3 avril, témoignent que des consignes sont données pour que les signalements passent par la voie hiérarchique. Comme l'explique un représentant FSU, cela crée un conflit de loyauté pour les enseignants s'ils passent outre. Les représentants de Sud et de FO signalent des enseignants sanctionnés pour avoir transmis des informations. Cela, alors que l'article 40 du Code de procédure pénal impose aux fonctionnaires de signaler. C'est aussi un problème budgétaire. Les personnels qui savent faire ces signalements ainsi que les Informations préoccupantes (IP) sont de moins en moins nombreux dans les établissements : 2200 assistantes sociales, 7800 infirmières, 600 médecins scolaires pour 12 millions d'élèves. Les professeurs des écoles savent faire des IP mais on leur dit qu'il faut transmettre copie aux parents qu'ils croisent tous les jours à la sortie de l'école... Ils ne savent pas que des signalements peuvent être faits anonymement.
La commission fait bouger les choses
Le travail de la commission fait déjà bouger les choses. Au moment où les rapporteurs signalent l'absence d'une enquête de l'Inspection générale à Betharram et le brouillard sur le choix entre inspection académique et inspection générale, E. Borne annonce une enquête de l'inspection générale dans cet établissement. Cela renvoie à une autre question soulignée par la commission d'enquête : l'absence d'inspection inopinée. En réalité des inspections inopinées sont diligentées dans le privé hors contrat. Les inspecteurs savent en faire. Mais le ministère et le rectorat n'en font pas dans le public ou le privé sous contrat.
Les politiques mis en cause
Cela renvoie à un autre acquis des auditions. Il apparait bien un traitement à part du privé sous contrat. Le SGEC, structure non officielle, peut négocier avec le ministère les controles et retarder le renforcement des moyens de contrôle pendant des années. Des liens étroits existaient entre le rectorat de Bordeaux et Betharram. Le ministère a retardé une véritable enquête administrative jusqu'à ce que les révélations de la commission d'enquête rendent la situation intenable. L'audition des préfets a montré comment ils pouvaient aligner des moyens de controle importants des établissements. Mais ils ne les ont utilisé que pour des établissements sous contrat musulmans...
Le 10 avril, la commission a entendu un gendarme témoin de l'arrestation du Père Carricart et le juge qui a suivi ce dossier à l'époque. Tous deux témoignent des interventions personnelles de F. Bayrou en faveur du Père Carricart. Cela a bloqué l'enquête et des violences physiques et sexuelles ont pu continuer dans cet établissement. Ces auditions "remettent en cause la version de F Bayrou et interrogent sur son inaction", estime P Vannier. La commission d'enquête entendra F Bayrou le 14 mai. Elle entendra aussi les ministres de l'éducation nationale Blanquer, Royale, Borne, Belloubet et Pap N'diaye.
Une nouvelle étape plus politique
Le travail de la commission va entrer dans une nouvelle phase, beaucoup plus politique. Pour V Spillebout, la loi Debré, qui est la base des relations entre public et privé, pourrait être réécrite. "Elle a des dispositions qui ne sont pas adaptées aujourd'hui pour la sécurité des élèves". Pour P Vannier, il faudra regarder le cas particulier des établissements privés où "se concentre une violence systémique".
C'est dans cette période que la commission pourrait bien rencontrer des obstacles. Du coté du privé sous contrat, les paroles du Secrétaire général de l'enseignement catholique en faveur des contrôles par l'Etat n'engagent que lui. La structure de l'enseignement catholique est molle, avec une myriade d'établissements indépendants ayant chacun un contrat direct avec l'Etat, des directions diocésaines qui disent ne pas être le supérieur des chefs d'établissement et un SGEC qui n'est pas celui des directeurs diocésains. Avec une loi Debré qui reconnait le caractère propre des établissements et qui ne lie l'établissement que pour l'enseignement mais pas la vie scolaire, le contrôle par l'Etat va être difficile à imposer.
Vers un #MeToo_scolaire
Dans le public, un contrôle efficace suppose que les enseignants puissent signaler hors voie hiérarchique sans risquer de sanction. Les représentants syndicaux ont aussi souligné la nécessité d'un retour de ces contrôles au donneur d'alerte. Or on a compris qu'il n'y a aucun suivi systématique des faits signalés dans les établissements publics. Le ministère arrive à être une organisation hyper hiérarchisée et centralisée mais inefficace pour un sujet qu'elle n'a pas considéré majeur.
C'est le plus grave obstacle à venir. Les violences exercées sur des élèves, même quand elles durent des années, n'ont pas éveillé d'intérêt. Dans ce registre, il est inquiétant de voir que peu de députés assistent aux auditions de la commission d'enquête. Dans la plupart des réunions il n'y a que deux députés pour poser des questions.
Pourtant c'est peut-être cela qui est en train de changer. Après des années d'omerta, les institutions scolaires privée et publique ont honte. Les rapporteurs témoignent des très nombreux messages qu'ils reçoivent de victimes. Les victimes se sentent entendues pour la première fois. "Elles ont le sentiment que pour la première fois il y a une reconnaissance", explique Paul Vannier. "Des fonctionnaires viennent nous remercier". Fatiha Kela Hachi, Paul Vannier, Violette Spillebout ont lancé un #Metoo_scolaire qui pourrait bien transformer l'institution scolaire.
François Jarraud
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