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Les tambours assotor et rada, descendus des camions par de gros bras débonnaires, intriguent les passants de la Goutte d’Or, quartier-monde parisien à l’aura sulfureuse. Une cérémonie vaudoue géante se préparerait-elle au 360 Paris Music Factory ?
Des mamas africaines s’immobilisent, regards gourmands, dissertent désormais avec des ménagères voilées sur les plants d’hibiscus rouges qui s’additionnent sur le trottoir. Un jeune homme pressé, oreillettes crachant du mauvais son et clope au bec, manque de renverser, indifférent, les caisses de giromons posées à même le sol.
Ago ! La soupe joumou, fière représentante du patrimoine culturel haïtien, vient d’être compromise !
Respè, ti gason ! L’ombre de Jean-Jacques Dessalines encore, derrière ces cucurbitacées créoles !

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Grann Sang Cochon, la douairière de ‘Laisse folie courir’ de Gerda Cadostin (Mémoire d’Encrier), pourrait bien surgir du véhicule et couvrir de mauvais mots l’irrespectueux. À moins que Balthazar Possible, son méchant coq rapatrié de la plaine du Cul-de-sac sous le bras (‘Combats’, Néhémy Pierre-Dahomey, Seuil ed.) ne lui coupe la politesse en lançant le belliqueux gallinacé à l’assaut du je-m’en-foutiste.

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Depuis plus d’un an, les habitants des alentours de Barbès ont pris le pli de voir déchargements et remballages se succéder devant le nouveau temple de la musique parisien qu’est le 360 Paris Music Factory, ambitieuse ruche créative et innovante pensée, portée, par Saïd Assadi, grand producteur, tourneur et promoteur infatigable des musiques du monde dans toute leur diversité. Le choix d’arrimer son navire amiral de cinq étages à façade immaculée (imaginé par l'architecte Gaétan Engasser) dans ce quartier de mauvaise réputation ne relève d’ailleurs aucunement du hasard. Re-dynamiser, proposer et intéresser, décentraliser, brasser et impliquer sont les maîtres-mots de l’homme d’affaires visionnaire qui a compris que se payer de mots seulement ne dénoue plus aucun noeud dans notre société à fleur de peau, constamment braquée contre elle-même.
Tout naturellement dès lors, la première édition du non moins ambitieux festival Haïti - Monde ne pouvait se tenir qu’ici pour s’épanouir, déployer pleinement ses larges ailes bigarrées avec un programme et une liste de créateurs présents à tomber.

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James Nöel, poète et romancier, sera l’invité d’honneur de cette première édition, ces samedi 21 mai et dimanche 22 mai, à l’occasion de la décennie d’existence de la revue ‘IntranQu’îllités’dont il est le grand ordonnateur avec l’artiste visuelle Pascale Monnin. Le dernier numéro de cette revue « de haute intensité », consacré à Éros et réunissant les contributions de pas moins de 180 artistes, est un bonbon sensuel, rose coquin, un objet classieux et ludique qui se déguste lentement entre un râle et un soupir.
Une « performance électrique » aura également lieu autour de son dernier ouvrage, ‘Brexit - suivi de la Migration des murs’ (de saison...), avec la comédienne Coraly Zahonero, de la Comédie Française, et le jazzman Édouard Ferlet.

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Pap, pap, papillon !, chantonnait son personnage dans ‘Belle Merveille’ pour enjamber la mort sans y perdre la tête (à la suite du terrible séisme de 2010).
Pap, pap, papillon !

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Sadrac Charles, éditeur et auteur, organisateur avec l’association Culture Pièces détachées qu’il préside, entend avec ce festival apporter un peu de peps et de luminosité, d’ouverture sur les autres territoires mentaux en ces périodes électorales grisâtres. En même temps qu’un salutaire coup de projecteur sur l’histoire, la psyché et l’actualité de cette nation-sœur oubliée (ancienne colonie tricolore à l’existence refoulée ?) actuellement aux prises avec des gangs de plus en plus incontrôlables et violents, après l’assassinat il y a peu de son Président dans des circonstances toujours non-élucidées.
Comme le déclarait récemment l’artiste plasticienne Sandra Dessalines : « L’Haïtien tient debout grâce à l’Art. »

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Au diable la « résilience » (le mot des paresseux) qui détourne les attentions. Puisqu’ils survivent décidément à tous les drames, ces Haïtiens, ces premiers briseurs de chaînes.
De l’esclavage à la dette française, de l’occupation américaine aux dictatures Duvalier, du goudougoudou au détournement des fonds prévus pour la reconstruction; de la misère à l’autocratie, de la prise du pouvoir par les gangs à l’indifférence féroce du monde : littérature, peinture, musique, danse, gastronomie et fête sont des armes et des bâtons, les outils de la résistance. Alors, Kréyol palé, kréyol konprânn : droit au but !
Les mots graves, les interrogations sur l’exil, sur la façon de décentraliser les regards mais aussi les chants joyeux vont donc résonner ce week-end, autour des plats insulaires, des cocktails mariant mangue et diabolique Barbancourt ! À défaut de Bain de lune (Yanick Lahens, S. Wespieser ed., Prix Femina 2014), les visiteurs auront le droit à une plongée dépaysante, à la fois rafraîchissante et grave (une bonne définition de l’âme haïtienne), dans un univers aussi complet que complexe. Qui n’attend qu’être découvert par le plus grand nombre.

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Bouqui et Malice, invisibles mais bien présents, se faufileront entre les longues jambes du taulier des lettres Makenzy Orcel (qui aura lâché ses bouquins pour l’occasion), se pencheront, taquins, par dessus l’épaule de la pianiste Célimène Daudet en pleine répétition de la ‘Méringue populaire haïtienne numéro 4’ de Justin Élie.

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Un vieux monsieur portant canne et feutre se tiendra, air malicieux, assis un peu à l’écart, observateur avisé, immobile malgré le set endiablé mené par le trio de musicos qui aura reçu carte blanche. Il faudra vérifier auprès du grand écrivain Lyonel Trouillot, de passage en France (une rencontre programmée d’ailleurs à la librairie Calypso, Paris 11, le 7 juin à l’initiative d’Atlantiques Déchaînés) s’il porte bien - comme supposé - le nom d’Antoine des Gommiers.
Et cette ado à l’air renfrogné, qui ne lève pas le nez de son portable : Cécé la flamme aurait-elle traversé l’Atlantique (´Les Villages de Dieu, Emmelie Prophète, Mémoire d’Encrier) ?
Tiens, Guy Régis Junior trinque avec Watson Charles.
Mais si les tables rondes sérieuses (‘Comment habiter le monde ?’, ‘Dire Haïti, dire le monde’), les rencontres, ventes de livres et dédicaces avec certaines des plus grandes plumes de l’île caribéenne, puis si les repas-hommages à la gastronomie vernaculaire s’enchaîneront sans vergogne au son des percussions et des nouveaux talents (Nile Anthony), l’histoire d’amour impossible entre une jeune femme et un esprit de l’eau, celle d’un homme devenu lougawou ou encore celle de Papa Loko ne cesseront de rythmer ce week-end, grâce au conteur-chanteur Jude Joseph.

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Jude Joseph, sautant du créole haïtien au français (et vice versa) piochera-t-il dans les ‘Treize nouvelles vaudou’ de Gary Victor (Mémoire d’Encrier ed.) ? Dans les aventures d’Erzulie Freda (une pensée pour le film des records, ‘Freda’, de Gessica Généus, dont on attend la sortie dvd avec impatience) et de Papa Legba, mèt du passage, figures majeures de l’inconscient collectif haïtien ?
Le conteur a déjà, en mode griot version Caraïbes, enchanté avec ses histoires de grenouille rebelle les enfants de l’école Houdon, dans le 18ème arrondissement.
« Et si nous habitions le monde ensemble ? » était le thème du concours ‘La Plume écolière’. Les trois meilleurs textes, sélectionnés par l’écrivaine Fanny Saintenoy, seront lus ce samedi en public par les enfants, faisant de ce festival un événement non seulement multi-disciplinaire mais aussi multi-générationnel, offrant des portes d’accès adaptées à chacun à « la nation des écrivains », au « pays des poètes ».

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Dans les allées, certains becs fins physionomistes de reconnaître, venus en amis, peut-être, Jean D’Amérique (qui en est à sa sixième réédition de ‘Soleil à coudre’ chez Actes Sud), Louis-Philippe Dalembert (finaliste du Goncourt avec ‘Milwaukee Blues’, Sabine Wespieser ed.) ou encore Jean-Marie Théodat dont l’étude des fatras port-au-princiens dernièrement (ed. Parole) en a décrassé le bulbe de plus d’un.
D’autres entendront parler pour la première fois de Jérémie, croyant qu’il s’agit d’une personne.
De gourdes, pensant croiser des commères.

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De lakou, de diri kole ak pwa, de calebasses et de peyi lòck, y comprenant pouic mais voyageant déjà, sans le réaliser encore.
Des chuchotements sur la récente Légion d’Honneur accrochée au chemisier de dame Lahens au pays, sur le prochain coup éditorial du pape Laferrière. Frankétienne, as-tu lu sa dernière interview ?

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Des nouvelles du Québec, autre zone d’influence de la diaspora des talents : et Rodney Saint-Éloi, en as-tu des nouvelles ?
De Jacques Stephen Alexis, bien sûr, il sera question. Lui dont Haïti fête cette année le centenaire de la naissance. Des lectures des chefs-d’œuvre des absents à celles des écrivains présents, des causeries aux dégustations, des contes populaires aux sons et interprétations : la Goutte d’Or se fera définitivement haïtienne deux jours durant !

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En somme, une première édition du festival Haïti - Monde, étalée sur un week-end et se tenant dans quatre lieux voisins les uns des autres dans le 18ème (le 360, Quartier Libre, la librairie La Régulière et la librairie Le Pied à Terre - se référer au programme pour les horaires et évènements) qui dépassera largement le cadre toujours un peu rigide du simple festival littéraire. À la fois manifeste et zone d’effervescence, de rencontres et de découvertes : Haïti à l’honneur, la Haïti debout, fière et combative, transcendante et toujours en ébullition créative !
Avouez que ce serait dommage de rater telle invitation au dépaysement. Et à la réflexion.
Et à la soupe au giromon.
- Festival Haïti - Monde, samedi 21 et dimanche 22 mai dans le quartier de la Goutte d’Or, Paris 18. Réservations et détails du programme : sur le site du 360 Paris Music Factory -
• voir aussi : Plumes Haïtiennes

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* illustrations :
- Sandra Dessalines, artiste plasticienne
- ‘Esprits Vagabonds’, de Barbara d’Antuono et Kevin Pierre (ed. L’œil de la femme à barbe)
— Deci-Delà —