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Billet de blog 4 mai 2024

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‘Les pages blanches de la détresse’ : violent shoot haïtien de Gary Victor

" [— Snife. Inhale la puissance de la tragédie insulaire, essence de choublak, parfum de sang séché.]"

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Illustration 1
'Cérémonie sur une plage' © Shneider Léon Hilaire


    « Jamais durant ces derniers mois je n’ai pu aussi bien constater la décrépitude de Port-au-Prince, la déchéance de ses habitants qui ne parviennent plus à jongler avec les exigences d’une précarité de plus en plus aiguë. Le soleil n’éclaire qu’une cité fragmentée, ficelée dans une poussière permanente alimentée souvent par la fumée des pneus brûlés et des immondices qui s’empilent jour après jour dans les rues. Dans certains quartiers, les chiens et les porcs se battent pour ce qui reste d’un cadavre de citoyen abattu par un gang ou par la police. »


  En Haïti, personne ne peut se prévaloir d’un quotidien qui ronronne. L’écrivain Carl Vausier (double fictionnel récurrent de Gary Victor dans ses livres) pas plus que les autres. 


(Peut-être cela qui fascine d’ailleurs tant les lecteurs tricolores occasionnels, captifs volontaires du boulot-métro-Netflix-dodo.)

 [— Snife. Snife d’un trait les malheurs noirs au son du kompa.]


Quitté par sa femme (qui a embarqué avec elle leur fille, prunelle de ses yeux), victime du syndrome tant redouté de la page blanche mais également de persistants troubles de la mémoire, le célèbre romancier aurait pu, dans un autre pays, s’en remettre à la chimie pharmaceutique voire au médicinal local pour assommer la dépression naissante. 


Mais pas sur cette terre caribéenne qui avale fissa ses enfants si par malheur ils osent baisser la garde. 


  « Des tentes de fortune, des prélarts sont déployés partout. Sur le trottoir, des étals en bois de récupération. Des femmes offrent de la mauvaise friture qui empeste. Je vois des jeunes agglutinés autour d’une espèce de roulette lumineuse pour y parier et perdre ce qu’ils ont peut-être recueilli par le vol ou la mendicité pendant la journée. 
- Pourquoi tous ces gens ici ? je demande à Max.
- Ils fuient la guerre entre les gangs. Leurs quartiers ont été attaqués. Des maisons incendiées. Des hommes tués. Des femmes violées. Beaucoup de ceux qui ont pu fuir se sont réfugiés ici. »

       [— Snife. Laisse la désespérance des gueux te griser.]


Carl Vausier ne s’immerge pas en quête d’inspiration dans le malheur des déplacés. Dans le cauchemar éveillé des victimes des groupes armés qui tiennent à 80% Port-au-Prince, en mode sociologue détaché. Il fait désormais partie de ces citoyens extirpés manu militari de leurs logis kalach sur la tempe, se déplaçant dans la cité au gré de l’avancée des bandits, migrants désabusés sur leur propre sol, oubliés de tous. De ce qu’il reste de leur État comme du reste du monde

   « Je frôle des sueurs poisseuses, des désespoirs si rudes qu’on pourrait les saisir de la main. Des frustrations et des haines qui ne demandent qu’à exploser. Je ne vois rien qui pourrait ressembler à un espace d’autorité étatique ou à un stand de la Croix-Rouge. Encore des odeurs de mauvaise friture ! On cuisine ce qu’on peut dans ce lieu d’abandon et de déchéance. »


Il ne semblait pourtant pas inquiété, Carl Vausier. Auteur prolifique et respecté, se tenant à bonne distance du maelström politique. Propriétaire de sa maison, refuge tenu par une employée fidèle. Ses coups de griffe sociétaux, il les vêtait de sarcastiques métaphores ou d’images colorées guère accessibles aux bulbes démolis par la came des brigands. Quant aux politiciens, ils étaient trop occupés à falsifier les livres de compte pour perdre temps (qui demeure argent, personne ne l’ignore) à éplucher les nouveautés éditoriales. Sa jeune maîtresse passait égayer son quotidien de temps à autre. Même les violentes crises de jalousie de celle-ci participaient au maintien d’un semblant de vie normale. 
Mais ce relatif sentiment de sécurité de s’effondrer dès les premiers aboiements à sa porte d’un dénommé Milcent, énigmatique borgne proche du plus belliqueux des chefs de gangs. 


  « - Mon œil… Rends-moi mon œil. Je sais que tu le gardes ici. Salaud ! Imposteur !
La bave sort de sa bouche. Pourtant, il n’émane de lui aucune odeur d’alcool ni d’herbe. Il aurait pu bondir sur moi et m’agresser si deux voisins, Alfred, un mécanicien, et Ti-Will, un jeune chômeur à qui j’accorde parfois mon aide, ne l’avaient à temps maîtrisé.
- Il a mon œil, hurle Milcent. Il a mon œil ! »

        [— Snife. Laisse les cris de terreur, le gore et les larmes de fin du monde t’envoûter, transe des tambours chevauchés.]


L’escarmouche lunaire aurait pu s’arrêter là. Mais le déséquilibré-sans-passé de rameuter les chiens fous du redouté Racine Carrée, plus attirés, eux, par l’idée de faire sauter une nouvelle cervelle que par celle de retrouver le globe oculaire d’un mouchard extirpé une décennie plus tôt, hypothétiquement maintenu dans du formol sur l’étagère d’un romancier. 


Mais… MilcentMilcent le borgne…
Étrange coïncidence.


Carl Vausier n’avait-il pas inventé un personnage énucléé lui aussi et portant le même nom, dans l’une de ses nouvelles ? Un texte à la fin bâclée dont il n’était pas du tout satisfait.


« - Votre personnage ne doit pas être fier de la situation que vous lui avez concoctée. Sa folie ! Sa mort ! »


Se pourrait-il…? 


De toute façon l’heure n’est pas aux questionnements sur le pouvoir de la création, sur la magie du Verbe. 


La voiture de la fuite en rade dans un quartier pris entre quatre feux la nuit venue, tandis qu’une nouvelle drogue énigmatique se répand façon traînée de poudre parmi la bourgeoisie et les classes dirigeantes, une jeune accouchée kidnappée avec son nourrisson, un agent américain peu discret - il est un peu « chez lui » - cherchant à comprendre son étrange ordre de mission (des feuilles blanches), un chef de gang psychopathe se rêvant rappeur révolutionnaire (voire Président élu surpassant ses maîtres; ses commanditaires) ou encore un commissaire / lecteur (si, cela existe) alcoolique mais bien trop perspicace pour ne pas être mis sur la touche par sa hiérarchie : l’écrivain est entraîné dans un tourbillon de mésaventures, de faces-à-faces et événements qui pourraient paraître ubuesques à qui ne connaît pouic à la situation cataclysmique de l’oubliée ancienne plus rentable colonie française, victorieuse première nation noire sur les troupes napoléoniennes (bientôt rançonnée sur 150 ans en guise de punition) : toute fiction demeurera à présent en-deçà du possible cauchemardesque qui peut démolir, au gré des rencontres malheureuses, à chaque coin de rue, la vie de n’importe quel citoyen haïtien.

         [— Snife. Ressens le vertige du néant en approche.]

  Reste droit aux auteurs originaires de "l’île des poètes" (jolie invention marketing des maisons d’édition françaises, sommées de temps à autre de trouver par quelques trouvailles sémantiques justification au déversement d’aides publiques par gros temps d’inculture et donc de baisse des ventes) de faire appel au Réalisme Fantastique pour interpeller et tenter de faire réagir des masses ou accoutumées au pire quotidien (haïtiennes); ou au bombardement d’informations venues de partout et donc à l’insensibilité et l’inaction tenaces (gauloises). 

La came reste, de ce côté de l’océan, récréative. Cynique.  

Qui sont les zombis ? 

Lesquels se shootent à travers les pages au malheur exotique - aussi radical que pour eux virtuel ? Sans danger. 

Qui carbure à la… détresse ? Des autres. 

Illustration 2
l'écrivain Gary Victor © Radio-Canada / Anne-Sophie Roy

Abandonnée à son sort, la populace s’en remet, quand ce n’est pas à un communisme anachronique (les deux pourquoi pas ?), au divin (bien dur de la feuille décidément), lançant du « Jésus » à tout va. 

  « Pour ceux qui s’empiffrent dans les ministères, les douanes, dans les belles villas sur la montagne, c’est une bonne chose que le peuple rêve à Marie et au retour de Jésus. Ils leur foutent alors la paix, ces gueux tout juste bons à vendre leur sang et leur sueur afin de faire tourner la machine. On dit qu’avec l’âge on s’assagit, on devient plus conservateur. Je me retrouve plus extrémiste que dans ma vingtaine. Une bonne bombe dans le cul de ceux qui dirigent ce pays, c’est ce qu’il faudrait. »

    [— Snife. Crocodile lettré. Chiale deux minutes sur les réseaux puis oublie.]

  À quoi bon enchaîner les chiffres et les faits ? 

  Rappeler qu'Haïti est privée d’élections depuis 2016, de Parlement comme de Président (le dernier ayant rendu gorge sous l’assaut d’un groupe de mercenaires étrangers. Recruté par… ? Peut-être quand les pouvoirs transitionnels cesseront de faire rouler les têtes des juges-enquêteurs le saura-t-on un jour) ? Dire qu’alors que le pays est sous état d’urgence après l’évasion de 4600 détenus des deux principales prisons, que 22 établissements de police ont été incendiés ou saccagés (sans parler des bibliothèques et autres centres culturels visés), que 1660 citoyens ont été butés entre janvier et mars de cette année (dont 40 gosses - source : mission des Nations Unies) pendant que les parvenus indifférents au malheur des leurs - mais pas aux lambeaux de la puissance étatique - exhibent à toute berzingue dans les rues dévastées leurs monstres roulants aux vitres teintées avec en arrière-fond l’héritage revanchard et colonial des teintes de peau marqueur social, que dans les bidonvilles on se méfie autant des membres des gangs qui se partagent comme autant de bâtons divins 500.000 armes (entrées comment ? Avec le soutien de quel potentat local ou cynique pouvoir étranger ?) que de ceux d’une police notoirement corrompue, à la gâchette facile ? 

À quoi bon ? Puisque de toute façon aucun informé européen ne lèvera le petit doigt sinon pour tourner les pages, n’interpellera ni ne manifestera ici ? 

       [— Snife. Inhale la puissance de la tragédie insulaire, essence de choublak, parfum de sang séché.]

Étrange sentiment mêlé de schizophrénie et de lassitude qui gagne sûrement les écrivain(-e)s haïtien(-nes) qui savent que leurs œuvres sont les seuls cris parvenant en Europe mais que dans le même temps cette dernière se lave férocement les mains de tout ce qui se passe là-bas. Hors fiction.

Pisser dans un violon, pourrait-on dire. Fut-ce celui d’Adrien

Alors conscient de tout cela, Gary Victor, écrivain le plus lu au pays, de déverser toute sa rage, sa puissance, son courroux dans ces ‘Pages blanches de la détresse’, enquête policière haletante sur l’origine et les raisons du succès d’une nouvelle dope qui inonde l’île autant que plongée sans masque au sein d’une population otage (des gangs, des dirigeants nationaux, de l’international qui tente absolument d’étouffer les velléités révolutionnaires de ces imprévisibles Noirs), au bord du gouffre.

 L’urgence et l’improbable. Le dégoût de l’humain et, parfois au milieu des innocences saccagées, la beauté éphémère encore qui pointe. Inattendue. Dangereuse forcément. Dans ce cadre où seule la survie prévaut.

PORT OF A PRINCE | Omeleto Drama © Omeleto Drama

  « Elle a une cicatrice à peine visible sur la joue gauche. C’est ardu de décrire ce qu’on ressent devant elle. Elle est presque irréelle. Un spectre n’aurait pas fait une autre impression. Elle semble être dans ce monde comme contrainte d’y traîner une aura de violence, de souffrance et de désespoir. Pour elle, toutes les règles, toutes les lois sont peut-être abolies. Cela me fait froid au dos sans pour autant éteindre l’attirance sexuelle qu’elle exerce déjà sur moi. »

   Il ne faudrait pas se méprendre et penser que l’auteur de ‘Masi', de ‘Treize nouvelles vaudou’ et de ‘Saison de porcs’ relève du petit lait littéraire juste parce qu’il manie l’ironie et l’argot comme personne. 

Au pays de San-Antonio, voilà qui serait corsé. 

 Imaginer que son œuvre est pensée pour divertir. Procurer dose fantastique aux accrocs européens qui - éventuellement - se déplaceront pour une manif si pas trop loin pour des problèmes de pronoms (mais pas plus) ou espoir virtuel aux curieux des bidonvilles qui tiennent tête hors de l’eau seulement par les livres (pourquoi les bibliothèques publiques ont-elles été incendiées ? Pas de hasard. Les barbares lobotomisés mais armés savent où viser pour éteindre les pensées libres). 

Elle tape sans préavis dans les parties, son œuvre. Elle arrache les œillères, redonne champ visuel aux cyclopes. Remue la lâcheté et l’hypocrisie des deux côtés de l’océan, latrines intellectuelles de chacun remuées publiquement.

Et l’odyssée de son narrateur/ersatz extirpé de son chemin trop tracé est d’autant plus troublante que son écriture s’est achevée un an avant que Gary Victor ne soit lui-même chassé, par la violence de ceux qui étaient hier encore peut-être ses jeunes voisins vus grandir [cf plus haut le court-métrage ‘Omeleto’ de J.R Aristide], de sa demeure de Carrefour-Feuilles.

 Comme une prémonition de la folie à venir.

Un pasteur deale les flingues entre deux sermons sur la « bonté du Créateur », un gigolo dominicain cambre son fessier parfait sous protection policière, une mère désespérée tente la magie noire. Carl Vausier de sauver sa peau et sa mémoire clé de l’énigme.

Et Gary Victor : sa foi en l’humanité.

Gageure.

          [— Snife. Snife. Ça ne coûte rien.]

  « Elle doit croire encore qu’il existe des hommes et des femmes capables de s’indigner de son état, de verser des larmes sur le sort des enfants de rue devenus chair à canon, des filles qu’on viole sur les trottoirs derrière les carcasses de véhicules, des prisonniers qui meurent de faim, des fous qui se multiplient comme si une espèce de virus virulent sévissait dans les artères de la cité, surtout dans les lieux où œuvrent ceux qui ont pourtant à charge la vie et les biens de la nation. »

           [— Snife. Snife grand la détresse.]

— ‘Les pages blanches de la détresse’. Gary Victor. Philippe Rey ed. — 

Illustration 4


• Gary Victor sera l’invité d’honneur du Festival Haïti-Monde du 23 au 26 mai à Paris

• voir aussi : - « Le violon d’Adrien » (Gary Victor) : les rêves sont suspendus jusqu’à nouvel ordre 

• ‘Dans Masi, Gary Victor soutient la communauté M et sabote le bal des hypocrites

• Les Haïtiens le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Quelle « dette morale » ? 

• Pétition : « DECLARATION DE CARREFOUR-FEUILLES // Pour mettre fin à la violence en Haïti » 

- Couverture : toile de Shneider Léon Hilaire.  (voir 'Le peintre haïtien Schneider Hilaire invoque les loas à Paris')

      — Plumes Haïtiennes — 

                               — Deci-Delà — 

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