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Billet de blog 24 janvier 2024

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Esprits vaudou à Paris : l’exposition habitée de Shneider Léon Hilaire

Comme toujours avec Haïti, le drame se mélange avec le magique, avec l’espérance et le splendide

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Illustration 1
Shneider Léon Hilaire Apprentissage, 2021 Signé et daté Acrylique sur toile 101 x 90 cm © Galerie Magnin-A


    Les murs immaculés de la galerie Magnin-A (Paris 11, spécialiste de l’art africain et dénicheuse de talents) accueillent depuis le 13 janvier et jusqu’au 16 mars 2024 des toiles en clair-obscur saisissantes. Ce sont le vaudou haïtien et son puissant symbolisme, sous les pinceaux de Shneider Léon Hilaire, qui ont pris possession du lieu.


‘Nou ak sa n pa wè yo’ (‘Nous et les Invisibles’) est le titre explicite de cette très belle expo sur les Mystères (autre nom donné aux esprits de cette religion animiste originaire de l’ancien Dahomey - Bénin actuel - entretenue par les esclaves déportés), organisée par la commissaire indépendante Régine Cuzin, spécialiste de la création contemporaine des Outre-mer. 


Un enfant endormi accueille le visiteur à l’entrée. Il s’élève dans les airs à dos d’oiseau. 


La scène pourrait être part d’un onirisme joyeux, symbole de l’imaginaire sans bornes de l’âge tendre : elle ne l’est pas.
Les flammes qui s’échappent des plumes du piaf en plein effort révèlent une histoire bien plus sombre. 
Car le volatile n’est rien de moins qu’un ‘lougarou’, femme maudite par un lwa Petro (les lwas du rite Petro sont les esprits les plus agressifs et belliqueux du panthéon vaudou), désormais condamnée à une soif inextinguible pour le sang des bambins, kidnappés de nuit par ruse. Grimée ici en dindon après avoir retiré sa peau, la manbo (prêtresse), punie pour avoir usé de magie noire, emporte dans la pénombre formée par les nuages sa proie. Innocent ensorcelé et empaqueté dans un foulard couleur d’Ogou.


L’espoir qu’incarne tout enfant ne connaîtra pas la prochaine aube.

Illustration 2
le peintre haïtien Shneider Léon Hilaire © DR


Comment le mythe européen du lycanthrope est-il parvenu en Haïti, pour finir absorbé et modifié par le vaudou (de l’homme mordu se métamorphosant en loup, glissement vers la vieille femme damnée se transformant en créature ailée), croyance populaire toujours tenace et qui tue parfois ?


Par les colons-esclavagistes français pour décourager le marronnage (esclaves qui s’échappaient de nuit généralement pour trouver refuge dans les mornes, difficiles d’accès). 


En lançant l’idée glaçante que des créatures sanguinaires rôdaient la nuit sur l’île qui se nommait alors Saint-Domingue, vache-à-lait la plus rentable des colonies. Et risquaient de dévorer les fuyards.


Un premier tableau et, en somme : tout un univers historico-sociologique de se planter déjà. 


Ainsi est la première exposition à Paris du peintre haïtien Shneider Léon Hilaire, nouvelle figure de proue de la peinture caribéenne : subtilement suggestive, élégamment et intelligemment engagée. 


Qui sont, aujourd’hui dans une Haïti soumise au règne des gangs et à l’indifférence internationale, les loups qui interdisent de penser le futur ?

Illustration 3
Shneider Léon Hilaire Conseil des ministres, 2022 Signé et daté Acrylique sur toile 100 x 125 cm © Galerie Magnin-A


Les dindons de la farce, eux, sont toujours les mêmes. Un peuple aux abois livré à lui-même qui se raccroche au Merveilleux, poésie et romans, peinture et chant ou histoires et contes vaudouïsants transmis de la bouche à l’oreille pour supporter une réalité quotidienne de plus en plus intenable. De plus en plus violente. 


Comme les esclaves se raccrochaient la nuit tombée à leurs rites et croyances originels en les fondant dans ceux de la nouvelle religion imposée à coups de trique par les pilleurs français (Bible dans une main, Code Noir dans l’autre), pour supporter l’asservissement, les Haïtiens de toutes les classes sociales de redécouvrir par temps de guerre civile larvée, sans plus se cacher, un système de pensée syncrétique et ancestral longtemps ou banni (par la Croix romaine puis par l’occupant américain), dénaturé (par les dictatures Duvalier) ou méprisé (par une classe urbaine qui ne voulait en rien être associée à ces « croyances campagnardes »). Une religion qui, comme toutes les autres, peut entraîner abus et dérives (voir ‘L’Empereur’ de Makenzy Orcel) mais n’en demeure pas moins part entière - souvent refoulée - de la culture vernaculaire.


Au sous-sol, le ‘Conseil des ministres’ ne s’embarrasse pas de pincettes et désigne clairement une partie des responsables du chaos actuel. 
Les chats (animaux associés en Haïti au vol) se prélassent en mode dilettantes, opportunistes traitant leurs affaires basées en République Dominicaine voisine (ou du côté de la Floride), depuis leurs smart-phones dernier cri, au lieu de s’attaquer à celles d’un État qui sombre. Quand la majorité de la population doit survivre avec moins d’un dollar par jour et plonger constamment depuis ses bidonvilles au sol pour éviter balles et machettes. Que 80% de la capitale est désormais entre les mains de bandes armées rivales qui chassent de leurs quartiers, violent, tuent, terrorisent les habitants (Carrefour-Feuilles dernièrement) pour s’octroyer des zones stratégiques de racket.


Le rouge vif domine. La couleur qui désigne le coupable si portée lors d’un enterrement. Tandis que le cimetière s’étend. 


Trois séries sont ici réunies : ‘Nuits haïtiennes’, ‘Le tréfonds des rêves’ et ‘Nou ak sa n pa wè yo’ (qui donne son nom à l’exposition). 

Illustration 4
Shneider Léon Hilaire Eclat petro I, 2023 Signé et daté Acrylique sur toile 151 x 127 cm © Galerie Magnin-A


Le jeune artiste port-au-princien de 33 ans, qui s’était lancé dans une enquête sur les contes mystiques de la région de Côtes-de-Fer, expert dans l’art d’afficher une fausse harmonie, un calme apparent trompeur avec ses dominants gris, noir et blanc (quand ses rares touches vives annoncent en réalité l’éruption proche), d’expliquer :


     « […] je suis allé recueillir auprès des anciens des histoires liées à l’imaginaire collectif de la nuit. Il y a une sorte de connexion entre ces histoires souvent similaires, quelle que soit la région. Autrefois, elles étaient racontées quand les gens se réunissaient mais aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, elles ont tendance à disparaître. Je voulais […] créer des images à partir de ces témoignages et partager ces imaginaires. C’est un patrimoine oral que je veux sauvegarder dans ces toiles. »


Réminiscences du Bois-Caïman (cérémonie qui en 1791 lança la révolte des esclaves puis donc la Révolution qui mena à l’indépendance de la première République noire). Assotor et transes. Le vaudou ici est tout sauf folklore. 


Une manbo chevauchée (possédée par un esprit). Toile accrochée à ce qui ressemble au potomitan de la galerie (poteau central du temple vaudou). Orienter ou apaiser les forces invisibles en domptant leur feu. Les gallinacés - supports purificateurs et symboles du cycle éternel - ne s’en relèveront pas. Le bruit des tambours de résonner, presque.
Mais peut-être ce poussin-lwa innocent (couleur blanche des Invisibles, mais si présents partout) sur un tableau cruellement (ou pas) intitulé 'Débarrassé' - qui renvoie à l’interprétation freudienne des rêves - est-il le plus dérangeant des symboles exposés. 


Le retour à la pureté initiale. Faut-il la mort pour la retrouver ? 
Une existence entière à survivre au cynisme : elle n’avait plus eu guère l’occasion de s’exprimer. Elle existait encore pourtant. Survivra à la chair. 


Un homme fourbu. Yeux vides. Ployant sous la charge, laisse de la malédiction enserrant son cou : ‘L’homme scellé’ ou le zombie. 

Illustration 5
Shneider Léon Hilaire L’Homme scellé, 2023 Signé et daté Acrylique sur toile 127 x 151 cm © Galerie Magnin-A


Il n’y a pas que des métamorphes dans les campagnes caribéennes. Aussi des empoisonnés dont le libre-arbitre a été pour toujours annihilé. 


Mais peut-être celui-ci est-il représentant d’une peur plus globale ? Qui sont les bokors (sorciers qui « servent les lwas des deux mains », magie blanche mais aussi noire) ? Aujourd’hui ? Les maîtres des servitudes et des potions ?
Serait-ce une mémoire trop lourde qui emplit ainsi ces sacs, briseurs d’échine ? 


Mais il ne faudrait pas croire que la déambulation sur deux étages au milieu de la vingtaine de toiles est pensée pour casser le moral au plus optimiste des visiteurs.


Comme toujours avec Haïti, le drame se mélange avec le magique, avec l’espérance et le splendide.

Illustration 6
Shneider Léon Hilaire Débarase (Débarassé), 2023 Signé et daté Acrylique sur toile 101 x 126 cm © Galerie Magnin-A


Ainsi le dialogue silencieux en pleine nuit entre l’esprit hibou, gardien des secrets et des sagesses, et le garçonnet qui incarne demain.


Ayida Wedo, boa blanc céleste, loa cosmique, apparaît en rêve à un fidèle étendu nu. Promesse de richesse et de trésors cachés bientôt révélés.


La sirène guérisseuse', puissante épouse du seigneur des flots Agoué, berce le nourrisson plaintif sous le regard de ses parents psalmodiant. Le père, peut-être, soufflera dans un lambi pour l’honorer. Les lwas, omniprésents, peuvent se montrer aussi dangereux que bienveillants. Comme les hommes. 


Quant à la ‘Possession d’amour’, le rose des ongles de l’initié bientôt en transe et en quête d’amour indique l’absence de discriminations lors des cérémonies. Dans une société qui par ailleurs reste très viriliste, et donc vite homophobe. 

Illustration 7
Shneider Léon Hilaire Dialogue innocent, 2023 Signé et daté Acrylique sur toile 75 x 65,5 cm © Galerie Magnin-A


Chaque toile, au final, peut se lire comme bribe d’un conte particulier ou à l’inverse comme symbole global de la société haïtienne à travers les rites. Les ‘Treize nouvelles vaudou’ de Gary Victor seraient un excellent support à associer, pour les curieux désireux de poursuivre le chemin vers les entités cachées du quotidien haïtien.


Une belle visibilité pour Shneider Léon Hilaire dont voici la première exposition en Europe. Technique épurée, regard perçant les multiples strates d’une société complexe et assurance élégante du pinceau : il serait dommage de ne laisser que les initiés et les investisseurs profiter de l’inattendue chevauchée. 


* Expo ‘Nou ak sa n pa wè yo’ (‘Nous et les Invisibles’)  de Shneider Léon Hilaire   — du 13 janvier au 16 mars —  118 Boulevard Richard-Lenoir, 75011 Paris [métro Oberkampf • lignes 5 & 9]  

Entrée libre 

Illustration 8

* voir aussi : ‘L’homme qui n’arrête pas d’arrêter’, de Guy Régis Junior : chevaucher sa chute’ 

* ‘Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?’ 

Également :

• au Panthéon jusqu’au 11 février, l’exposition ‘Oser la liberté - Figures des combats contre l’esclavage’ 

• en Martinique au Tropiques Atrium scène nationale (Fort-de-France), jusqu’au 11 février : exposition de Sandra DessalinesVoyages identitaires’ 

                 — Plumes Haïtiennes — 

        - Deci-Delà-

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