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« J’ai rencontré le Diable, je devrais alerter mes supérieures, surtout mère Marine qui fait peur à tout le monde. J’aurais dû le faire sur-le-champ, mon Dieu, et en courant, mais la Chose m’a piégée. Sa voix m’a ensorcelée, c’est comme dans les histoires qu’on me racontait quand j’étais petite. Je suis paralysée par un poison, une femme et ses mots, la liberté qui reste ancrée en elle. »
La nonne, air éthéré permanent, porte-t-elle des mules, des sandales franciscaines ? Glisse-t-elle (ombre parfaite) ou se permet-elle encore d’émettre quelques décibels, résidus de lointaines velléités, claquements de la matière contre le sol trahissant la survivance de son corps de femme, encombrant ? Le silence règne en maître dans le cadre blanc virginal.
Parfois, pourtant, des cris étouffés, des bruits sourds et brefs qui font saisir que l’endroit n’est pas une retraite choisie.
L’une des sœurs se sera éloignée du Chemin, aussitôt tirée par le voile, sans ménagement au détour d’un corridor. Destination inconnue. Mains fermes invisibles. Un doute naissant perceptible dans son regard et la voici chutant du statut de gardienne de l’Ordre à celui de succube du Malin.
« Une petite cantate
Du bout des doigts
Obsédante et maladroite
Monte vers toi
Une petite cantate
Que nous jouions autrefois
Seule, je la joue, maladroite
Si, mi, la, ré, sol, do, fa »
Petra fredonne prudemment depuis sa cellule aux murs immaculés. Contrôlant le mouvement de ses lèvres sous l’œil de la caméra tournée vers elle nuit et jour.
La parole est proscrite, sauf lors des séances communes de rééducation où il est obligatoire de répéter psaumes et autres vérités révélées. Et lors bien sûr des rencontres quotidiennes avec le Confesseur, qui n’attend rien d’autre que d’arracher enfin la demande de Rédemption. De soumission.
« Ce camp est une prison grande comme la petite ville d’un film de cauchemar, des bâtiments rectangulaires séparés par des cours, elles-mêmes séparées par des barbelés. Chaque bâtiment abrite des locaux administratifs et des espaces communs, une bibliothèque pauvre et entièrement dédiée aux écrits saints et religieux, des salles de formation super-équipées et des lieux de culte. Rien d’autre. C’est une prison grande, blanche et propre, tellement propre que c’est est écœurant. Êtes-vous, comme moi, enragé par cette non-violence, la façon immonde de si bien nous traiter, de correctement nous nourrir, nous habiller, nous chauffer et, bien sûr, nous éduquer; effacer ainsi l’immense violence, l’autre, celle qui ne laisse pas de traces sur les corps. Ce discours toujours mielleux et fourbe du serpent à sonnette : aie confianccccce, regarde comme je m’occupe de toi avec douceur, comme toute ma compassion et mes bonnes intentions ne sont tendues que vers ton salut, vers ton retour au monde correct et sain, vers tes progrès. Cela me rend encore plus furieuse, je préférerais recevoir des gifles et des sceaux d’eau glacée. »

Petra Alfente, poétesse et traductrice, mère de deux adolescents métis qui ont heureusement trouvé refuge en Inde, le pays de leur père (« enfants de mi-race »), divorcée, athée et grande lectrice de littérature étrangère, en particulier hispanique (« cette femme à l’esprit perdu comme un cochon se roule dans la boue des misères ») cochait toutes les cases établies par la théocratie fraîchement installée au pouvoir qui vient de criminaliser création, opinions divergentes et mélange des cultures.
Même son prénom évoquant les lointaines splendeurs nabatéennes, sentant « la poussière ocre, le soleil et les olives noires » la rendait suspecte d’office.
« Quand on a que l'amour
Pour habiller matin
Pauvres et malandrins
De manteaux de velours
Quand on a que l'amour
À offrir en prière
Pour les maux de la terre
En simple troubadour »
Petra murmure les mots illicites. Sœur Constance écoute, interdite. Religieusement.
Les pions sont placés.
Les sbires du nouveau régime n’eurent pas de mal à accumuler les preuves de culpabilité de l’impie en extrayant travaux, confidences et likes d’un net qu’ils allaient interdire ensuite.
L’époque précédente s’était mise à aduler les sigles, les cases auto-descriptives et simplistes, niant sans le réaliser la complexité humaine au nom d’un concours devenu aussi permanent que ridicule de qui se proclamerait le plus progressiste.
Le retour du bâton fut aussi brutal que finalement prévisible car à ce jeu-là : les intégristes se servirent des étiquettes volontairement posées sur son front par chaque citoyen pour établir leurs listes, essentialistes, définitives.
Désormais désignée ‘ennemie de l’intérieur’ à convertir, rééduquer; ou à défaut oublier, reléguée dans ce cachot de la juste expiation.
Le ‘Traité de la Tolérance’ au bûcher, ‘La Belle Amour humaine’ de Jacques Stephen Alexis, vœu pieux balayé par l’Enchiridion des indulgences et par l’Indulgentiarum doctrina, ressortis de la naphtaline, du droit canonique moyen-âgeux pour faire ce dans quoi les religions non-tenues par la bride, non-soumises au tamis du doute séculier (comment ne pas songer ici aux courageux citoyens iraniens, en particulier citoyennes, en lutte ?) ont toujours excellé : culpabiliser pour diriger. Menacer de flammes terrestres ou éternelles pour asservir.
« Ces corbeaux dans le blé d'une toile perdue
Je ne m'arrête plus quand je vois la folie
Je fais ses commissions et couche dans son lit »
Petra chantonne prudemment, à genoux, tête penchée dans une posture feinte de dévotion. Sœur Constance chancelle, ébranlée.
Fanny Saintenoy, après le lumineux ‘J’ai dû vous croiser dans Paris’ (ed. Parole), revient avec une dystopie hommage à ‘La Servante écarlate’ de Margaret Atwood, restituant avec sagacité la diffuse inquiétude qui cerne l’époque.

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Des attaques du pouvoir polonais contre l’IVG et l’instauration de zones « anti-LGBT » au cœur de l’Europe à l’influence des évangéliques aux États-Unis et au Brésil, soutenant jusqu’au bout leurs champions Trump et Bolsonaro (hommes placés, conséquences durables, sur le droit à l’avortement déjà aux USA), des geôles turques d’Erdoğan ne désemplissant pas (« Ici nous avons très peu de livres sur les étagères mais beaucoup d’écrivains dans les cellules » - Ahmet Altan) aux ‘Veilleurs’ Civitas bougies en main-pied de grue Place Vendôme, gigantesques foules de la MPT ânonnant « Ordre naturel ! » en boucle, sans parler d’une grande partie de la jeunesse française de plus en plus allergique à la critique voltairienne des religions (même après Charlie Hebdo et Samuel Paty) ni besoin d’évoquer une extrême-droite désormais systématiquement qualifiée à chaque second tour présidentiel : une diffuse inquiétude quant au retour normalisé de la bigoterie, des bigoteries (justifiées parfois avec prudence - lâcheté - par des « traditions culturelles respectables », circulez), oui, une inquiétude diffuse cerne l’époque.
« Une petite dose homéopathique, pas de quoi faire la révolution. On voulait être tolérants, alors on s’est tus, les athées, nous n’avions pas de représentant pour parler pour nous, pas d’organisation. Finalement on s’est pris un tsunami en pleine gueule, alléluia ! Et, au fond, je sais bien que la croyance, la vraie, n’a rien à voir avec cet ouragan de bêtise et de violence, elle n’est qu’un écran de fumée et une soif de pouvoir. »
Un des nombreux fanatismes religieux s’est emparé du pouvoir : démocratie renversée, droits des femmes, des gays, des esprits forts, des autres croyants, des divorcés, célibataires et autres ennemis du Bien annulés; condamnation de toute musique, de toute littérature « déviantes » (non religieuses). La technologie mise au pas, si la nature respire mieux les libres arbitres, eux, étouffent sous le genou toujours plus pesant d’un dogme de fer bien décidé à éradiquer toute notion d’individualité.
« Avez-vous subi également l’annulation de votre statut ? Ces grands feux atroces dans lesquels ils ont jeté, sur les places publiques, des centaines de certificats de mariage et de divorce, les alliances fondaient, des bouquets séchés crépitaient... la purification par les flammes, un remède vieux comme le monde. Démarier, un nouveau verbe apparaissait.
Toutes ces unions annulées, toutes ces autres recollées de force, dans le brouhaha et le chaos des puzzles de l’amour qu’il fallait remettre au carré.
Deux êtres jusqu’à la mort, un homme une femme, un papa une maman. J’ai échappé à cette farce, heureusement, parce que mon ex-mari s’était remarié à l’église. Ils n’ont quand même pas souhaité briser des couples légaux pour les forcer à rembobiner leur vie. Quand je pense que tous les autres, qui ne s’étaient pas réengagés officiellement, ont dû revenir à leurs amours mortes. Plus personne n’a le droit de vivre seul, à part nous, bien sûr, dans nos cellules, les mécréants en voie de redressement. Un être qui n’est pas attaché poignets liés à un autre ou à une communauté religieuse est un danger en puissance. Dans la nouvelle pensée, les solitaires deviennent forcément des loups. »
La prisonnière, interdite pourtant de contact avec les captifs des autres blocs (les A pour athées, H pour homosexuels, etc...), entretient une correspondance (à sens unique. Les lettres parviennent-elles seulement à leur destinataire ?) avec un autre reclus repéré de loin à travers le grillage de la cour de promenade. À ses risques et périls.
Un homme du bâtiment H, un médecin juif « inverti » nommé Omeg Sfaterzy.
Son regard profond, ses gestes calmes et assurés ont interpellé, rassuré la pénitente dans ce chaos organisé des âmes. À défaut d’être un allié, sera-t-il la bouée qui, de loin et grâce au pacte secret passé avec sœur Constance, la jeune gardienne du couloir des femmes, permettra à Petra de résister à la torture morale, désormais institutionnelle ?
« Cette femme est malade, c’est bien pour ça qu’on l’a arrachée à sa vie et qu’on l’enferme ici, mais je crois qu’elle est incurable. Elle chante dans sa bouche et elle danse dans son corps, en se cachant, je l’ai découvert par hasard. La magie noire a opéré en un éclair, l’entendre une seule fois m’a contaminée.
Pour continuer à découvrir ses paroles murmurées, j’ai volé une ramette de papier et un stylo. Oh, mon Dieu ! j’ai passé un pacte avec elle, nous avons un accord. C’est cinquante-cinquante et je suis donc coupable autant qu’elle. La peur me ronge et votre colère me tombera bientôt sur la nuque comme un couperet. J’implore votre miséricorde. »

Mais la mystique formée par la théocratie est-elle digne de confiance ? Petra interprète-t-elle bien les fugaces expressions déformant parfois le masque de cire, à l’écoute des grands paroliers et interprètes du passé ? Comment les mots de la grande dame en noir, ceux du poète du Rock Higelin, les balles au cœur du grand Jacques ou encore l’argot des titis parisiens de Ferré parviendraient-ils à fissurer l’armure forgée à grands coups d’Anima Christi répétés en boucle, jusqu’à l’évanouissement, depuis l’enfance ? Constance (porteuse d’espoir qui ne remet peut-être en réalité aucune missive à Omeg Sfaterzy) se sent-elle considérée comme une idiote par cette pécheresse condamnée ? Cherchera-t-elle alors à se venger, double jeu retors, pour lui rappeler l’étendue de son propre pouvoir en ce lieu ?
« Voyez-vous, comme moi ce matin, un petit coin de ciel bleu éclatant? De ceux qui font rêver à une longue promenade en forêt d'automne, au parfum d'humus, à l'instant où la fraîcheur glisse sous votre écharpe le long de votre nuque quand le soleil descend derrière l'arbre le plus haut ? »
En s’obstinant à refuser de renier ce en quoi elle a toujours cru, Petra ne se damne-t-elle pas elle-même, ne se programme-t-elle pas toute seule aux limbes du nouveau monde, entraînant dans sa chute le mystérieux Omeg qui n’a rien demandé, se terre dans le silence (est peut-être d’ailleurs un espion), tirant injustement par la main, vers le gouffre punitif, également la jeune oie blanche dressée à réciter, non à penser ?
« Cher Ami, je crève de peur, je tremble, j’ai le cœur qui cogne, je ne sais plus rien. »

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De ce triangle en un sens amoureux, de ce pacte de résistance intérieure articulé autour du Verbe, de l’écriture, de la lecture et de l’écoute, l’auteure de ‘Juste avant’ tire un roman à la fois sombre et pourtant nitescent, bâti autour des confidences et doutes de deux voix, celles de deux femmes a priori opposées.
‘L’Empereur’ de Makenzy Orcel (étude du processus de domination via le vaudou haïtien dévoyé) et les romans de Beyrouk (qui alerte sur le terrain gagné dans son pays par la lèpre fondamentaliste) traversent l’esprit, même si les cadres et styles diffèrent. Mais les inquiétudes, par contre...
« Cette semaine, sœur Hélène a disparu, je ne sais pas pourquoi, et cela me rend encore plus craintive. Personne ne demande de ses nouvelles. Aurait-elle commis des imprudences, elle aussi ? Frère Nicolas s’est pendu dans la réserve. Le silence règne autour de ce désespoir à effacer au plus vite. »
En même temps qu’elle entraîne le lecteur dans les couloirs silencieux aux murs vierges du centre de rééducation, bref son des caméras mobiles qui enregistrent, mains fanatiques prêtes à punir dissimulées derrière les écrans de contrôle, Fanny Saintenoy se livre par petites touches fragiles, peut-être comme jamais jusqu’ici dans ses livres.
Rendant ces ´Clés du couloir’, cette dystopie glaçante mais traversée par le fil ténu, tremblant, de l’espoir, le meilleur exemple du pouvoir infini du Verbe. Du ressenti accueilli.
« La ville s’endormait et j’en oublie le nom, sur le fleuve en amont un coin de ciel brûlait »
Petra reprend Brel sous le regard impénétrable de sœur Constance. Scellant son sort mais, dans quel sens ? Omeg Sfaterzy, muet inconnu, stoïque sur son lit, ses grands yeux bleus pénétrants révèlent une assurance dont on ne sait si elle est rassurante ou présage du pire.
Petra se saisit du couplet suivant, plus sûre de rien mais voulant y croire (que faire sinon à présent, pensée libre se cognant aux coriaces verrous ?) : le pacte tiendra. Le Verbe vaincra. Elle veut y croire.
— ‘Les clés du couloir’, Fanny Saintenoy, ed. Arléa —
* voir aussi : ‘Fanny Saintenoy, le goût des silences’

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- Illustrations : Marinka Masséus
— Deci-Delà —