
Agrandissement : Illustration 1

Beira, ville portuaire du Mozambique, capitale de la province de Sofala, 2019.
Les vents se lèvent, les pluies redoublent : Idai ménage ses effets. La nuit, alliée de circonstance, étend ses bras avec une précipitation accrue, odeur excitante de la mort en chemin.
Le terrible cyclone tropical dévastera bientôt 90% de la cité natale de l’écrivain Mia Couto, arrachant au moins 1000 personnes à la vie; avant de filer répandre la désolation sur le Zimbabwe, le Malawi et Madagascar.
Pourtant, les personnages réunis dans le vieil appartement hanté par les souvenirs du colonialisme se fichent des éléments déchaînés.
Secoués, eux, par d’autres tempêtes. Par d’autres chaos silencieux.
Les fenêtres peuvent bien s’ouvrir brutalement, le verre éclater, le vent s’engouffrer pour faire danser dans les airs les souvenirs dactylographiés des agents de la police politique (la PIDE, ‘Polícia internacional e de defesa do estado’), les confidences retranscrites des guérilleros rouges de la FRELIMO (‘Frente de Libertação de Moçambique’), faire valser les clichés nostalgiques des représentants bien blancs, bien droits, de l’Estado Novo en Afrique : une femme serrée contre le torse d’un poète et deux vieillards dévorés par les remords implorant en secret la délivrance restent là, passifs. Idai, elle, gagne encore en confiance, en puissance, face à cette étonnante scène figée.

Agrandissement : Illustration 2

« Nous avons tous deux ombres. Une seule est visible. Il y a, malgré ça, ceux qui discutent avec leur deuxième ombre. Ce sont les poètes. Vous êtes l’un d’eux, l’un de ceux qui parlent avec les ombres. »
Mais les ombres voulaient-elles être dérangées ?
Le poète Diogo Santiago, honoré par l’université de Beira, sa ville d’origine dans laquelle il n’était jamais revenu depuis l’indépendance (1975, après 500 ans de colonisation portugaise), n’en est plus convaincu.
Qu’est-il venu vraiment chercher en acceptant cette invitation, en saisissant cette opportunité de revenir au Mozambique, son pays à la mémoire chargée, lui l’auteur fragile flirtant avec la dépression ?
Retrouver la trace de Sandro, ce cousin « différent » élevé avec lui mais appelé sous le drapeau par l’armée d’occupation portugaise en pleine guerre d’indépendance (1964-1974), mystérieusement disparu au combat dans la région d’Inhaminga ?
Dénouer les fils d’une lutte féroce qui fit 65.300 morts, majoritairement civils, vit la chute de l’empire colonial portugais (aidée par celle de la dictature à Lisbonne, Révolution des Oeillets, 1974) en pleine Guerre Froide mais aussi le début d’une non-moins féroce guerre civile entre le FRELIMO et le RENAMO, ‘Résistance Nationale du Mozambique’ (900.000 morts, 5 millions de déplacés, entre 1977 et 1992) ?
Ou bien rejouer le film de la vie de son lunatique père à présent disparu (après un passage éprouvant dans les geôles de la PIDE), Adriano Santiago, poète célèbre également et journaliste proche des combattants communistes ? Lui aussi s’était lancé quarante-cinq ans plus tôt sur les pas du conscrit trop sensible Sandro (accompagné de son fils Diogo et du jeune serviteur Benedito) et était devenu le témoin direct des massacres, par l’armée portugaise, des habitants noirs de la région soupçonnés - de par leur couleur de peau et leur statut de colonisés - d’être d’office des alliés/informateurs des combattants communistes.

Agrandissement : Illustration 3

« Il y avait là des vieux, des femmes, des jeunes garçons. En route vers leur lieu d’exécution, toujours dans les camions, certains d’entre eux se faisaient dessus, de peur. Quand on arrivait à destination, on commençait par tuer ceux qui empestaient. Ça m’a retourné l’estomac. Je me suis armé de courage et j’ai confié mes craintes à l’agent Gorgulho. On ne pouvait pas en tuer autant et, qui plus est, à la chaîne. C’est ce que j’ai fait remarquer. L’homme, acerbe, s’est écrié : "Vous voulez trier les coupables ? La guerre sera finie et vous serez toujours là à les trier." Et il a énuméré les avantages de cette opération aussi accélérée qu’aléatoire […] Mais un contre-temps est venu perturber l’opération : un certain malaise a commencé à se faire sentir chez les soldats. L’armée n’a pas la même composition que notre police secrète. Une armée réunit des gens au patriotisme douteux. Il nous restait un moyen de réduire le risque de contestation de la part des soldats : nous devions les impliquer dans les exécutions. Cette idée, modestie mise à part, c’est moi qui l’ai suggérée à Votre Excellence. »
[papier 19. Lettre de l’inspecteur Campos au directeur de la PIDE/DGS au Mozambique]
Un massacre de plus qui ne fit pas grand bruit car quelques mois plus tard le cessez-le-feu d’être décrété.
Les prêtres de la congrégation du Sacré-Coeur de la région d’Inhaminga (ils seront expulsés) eurent beau protester et apporter les preuves (photographies, films et témoignages) des exactions : l’heure n’était déjà plus à poser des visages et des noms sur les suppliciés, condamnés à l’oubli par l’Histoire cannibale, le corps à peine refroidi.

Agrandissement : Illustration 4

« Inventeur d’oublis », l’écrivain ?
Diogo Santiago/Mia Couto (le père du célèbre auteur lusophone était aussi un poète reconnu, jeux de miroirs permanents dans ce ‘Cartographe des absences’ très intime) parviendra-t-il à remplir les pages déchirées, les paragraphes gommés ?
« Une lueur s’éteint.
Un empire, ou peut-être une luciole ? »
[Jorge Luis Borges]

Agrandissement : Illustration 5

Accompagné de la petite-fille d’un inspecteur de la PIDE alors obsédé par son père, sa liberté, son dilettantisme (au point de traquer chacun des gestes et écrits de l’électron trop indiscipliné pourtant pour être réellement politique) et d’un Benedito ancien enfant-domestique devenu cadre du FRELIMO (ne partageant pas les mêmes souvenirs pourtant communs de la période coloniale, inévitable condescendance à rebours des anciens privilégiés qui se sentent aujourd’hui coupables), le poète revenu au pays navigue entre 1974 et 2019, à la recherche d’un esprit des eaux, d’une défenestrée, d’une mère maudissant les vers de son époux au point de lui souhaiter la prison (elle sera exaucée) ou encore d’un gardien de cimetière trop taiseux : allers-retours dans le temps, extraction au forceps des refoulements tenaces.
Oublier pour atténuer les douleurs de la déshumanisation - systématique à chaque mise au pas d’un pays entier -, du cynisme. Des doubles-jeux de beaucoup, servant parfois les uns pour mieux informer les autres. Les conflits révèlent les âmes - qui elles n’ont pas de couleurs, seulement une rectitude ou une trop grande flexibilité.
« Je suis un poète révolutionnaire qui a perdu la foi dans la poésie et la révolution. Je proclame que je souhaite changer le monde et me voici, un patron blanc presque en larmes auprès d’un employé noir qui veut le consoler et ne se sent pas autorisé. Embrasse-moi, Benedito. J’ai besoin que tu me serres dans tes bras. »
Les incantations de la sorcière Maniara, les mythes des rives du fleuve révéleront-ils plus que la solide documentation et le journal intime de son grand-père fournis par l’ambiguë (donc attirante) Liana Campos ?
« Et vous, faites attention, mon frère. Fille de sorcière… »

Agrandissement : Illustration 6

La descendante d’une magicienne revenue à la vie et l’héritier d’un porteur de mots mis en flèches n’étaient-ils pas faits pour se trouver ?
Mais résisteront-ils aux trop nombreuses vérités révélées, aux choquants secrets politiques, aux fardeaux familiaux et intimes additionnés qui déforment les visages peints de celles et ceux que l’on croyait connaître ?
« - Il y a une voisine qui habite près d’ici et qui sait des choses sur Sandro. Elle s’appelle Soraya. Viens avec moi.
Nous empruntons des trottoirs bondés de tentes et de baraques, des hommes assis en groupes jouent au ntxuva et au murrarrava. Je regarde autour de moi et je pense : la ville ment chaque fois qu’elle m’offre son visage usé, son haleine vieillie. Sous cette cendre, il y a un feu qui persiste, inextinguible. »
À travers ce ‘Cartographe des absences’, plongée dans l’Afrique colonisée, Mia Couto nous livre une photographie du complexe Mozambique, blessé pour longtemps encore dans sa chair (celle de ses habitants) par le joug du colonisateur puis par la cruauté d’une guerre entre frères de sang.
Mais pas seulement.
‘Le cartographe des absences’ est aussi un portrait à peine voilé de sa famille bourgeoise, colons installés même si se proclamant progressistes, une réflexion sur les différences - l’homosexualité, la sensibilité créatrice (point faible ou porte de sortie ?) - en temps de lutte sanglante. De son père.

Agrandissement : Illustration 7

Et au-delà, via une langue à la fois chaloupée et incisive dans ses sous-entendus, une interrogation sur le poids de l’artiste au sein de sa famille, omniprésence façon trou noir qui asservit, absorbe, proches et autres aimés au nom du talent, de l’ego, des aspirations souvent adolescentes qui se moquent des conséquences réelles tant elles se croient hautes.
Idai se déchaîne, hurle, frappe. Tue.
Le vieil appartement hanté par les souvenirs de la colonisation est devenu capharnaüm.
Terrain de désolation, des souvenirs éparpillés.
Des impuissances.
Un poète serrant une femme contre son torse et deux vieillards aspirant à la fin n’ont toujours pas bougé.

Agrandissement : Illustration 8

Quel meilleur invité que l’auteur de ‘L’accordeur de silences’ et du ‘Chasseur d’éléphants invisibles’ pour un festival dont le thème est cette année ‘La mémoire en partage’ ?
Haïti Monde fait ici encore mouche.
• Mia Couto interviendra en visioconférence. Se référer au programme.

Agrandissement : Illustration 9

Les librairies La Régulière et Le Pied à terre, participantes et lieux d’accueil du festival (en plus du 360 Paris Music Factory, de la Bibliothèque de la Goutte d’Or et du restaurant Quartier Libre 4 C), proposeront évidemment ses ouvrages à la vente.
— ‘Le cartographe des absences’, Mia Couto, Métailié ed.

Agrandissement : Illustration 10

— Le festival Haïti Monde démarre le 1er juin 2023 autour de Barbès et La Chapelle, Paris 18 ! —
Billetterie pour les événements au 360 :
• voir aussi : - ‘ Fille’, Camille Laurens (invitée d’honneur d'Haïti Monde 2023) : les Elles déployées
- Émulation créative ce we au festival littéraire Haïti Monde ! Décentrer le monde
& - ‘Festival Haïti - Monde : vent caribéen irradiant sur Paris ce week-end' sur la première édition l’an dernier
* Illustrations : Mário Macilau, photographe mozambicain multi-primé qui explore les traces des conflits mal cicatrisés de sa terre mais aussi documente la vie d’autres oubliés : les enfants des rues de l’époque présente, dont tout le monde se fout, lucioles borgiennes.
— Deci-Delà —