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Billet de blog 23 mai 2023

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‘Fille’, Camille Laurens (invitée d’honneur d'Haïti Monde 2023) : les Elles déployées

" le parcours semé de chausse-trapes inconscients, de poisons lents planqués dans les mots dès l’enfance, d’une Laurence-double dont le seul crime fut de ne pas naître garçon "

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Camille Laurens © Baltel/SIPA


    Camille Laurens, écrivaine française mondialement reconnue depuis le succès de ‘Dans ces bras-là’ (Prix Femina 2000, traduit dans une trentaine de langues), auteure de dix romans et de plusieurs essais, membre de la prestigieuse Académie Goncourt, est l’invitée d’honneur de la seconde édition du festival Haïti Monde (du 1er au 4 juin 2023 à Paris 18), après James Noël l’an passé.

L’une de ses œuvres les plus récentes (2020) - et pas la moins puissante - ouvre donc logiquement ce cycle de critiques dédiées aux travaux de quelques-uns des invités du festival.


Un festival qui se rapproche désormais à grands pas, centré cette année sur le thème sensible et ô combien urgent de ‘La mémoire en partage’. 


En attendant de rencontrer à Barbès Camille Laurens dans l’une des places fortes de l’édition 2023 (le 360 Paris Music Factory, la Bibliothèque de la Goutte d'Or, les librairies La Régulière, Le Pied à terre et le restaurant Quartier Libre 4 C), lors d’une table ronde ou d’une signature, plongée dans le remarquable ‘Fille’ (Gallimard), ou le parcours semé de chausse-trapes inconscients, de poisons lents planqués dans les mots dès l’enfance, d’une Laurence-double dont le seul crime fut de ne pas naître garçon.

Illustration 2
du 1 au 4 juin


     Les Anglais débarquent à Rouen, la Pucelle grimpe aux rideaux. Celle-là non plus n’avait pas de point-virgule au niveau du bas-ventre même si, peu probable qu’elle se balada jamais en justaucorps façon Julien au cours de danse. Pucelle, cela veut dire qu’elle ne s’est jamais fait décapsuler entre les jambes, croit savoir Laurence.

Tchac!

Difficile à imaginer pour cette petite demoiselle des 60’s mais, c’est ce que disent les grands. Si elle n’a jamais eu, la Jeanne d’Arc, de côtelette dans le buffet, n’a jamais laissé la cuillère dans la tasse (Lolo y capte pouic, que viennent faire une tranche de barbaque, une commode et des éléments de dînette dans l’affaire ?), elle a tout de même laissé sa trace dans

Illustration 3
A © F.L

l’Histoire avant de finir en cendres, en témoignent les nombreuses statues d’elle qui habillent la ville natale de la fillette. 
Grimée en garçon, certes; mais tout de même. 
Les filles peuvent donc imiter les garçons mais l’inverse est proscrit. Sinon on les dit "efféminés", "comme les femmes"; et cela visiblement est péjoratif.


  « La virginité est vraiment le dada du papa, on ne tarde pas à s’en apercevoir. La raison n’est pas tellement cette histoire de pureté - il est protestant et les protestants, la Vierge, ils s’en tapent, enfin c’est ce qu’elle a compris de ses premières années de catéchisme. Non, lui, ce qui l’obsède, c’est qu’elles tombent enceintes (on tombe, on tombe bien bas, on ne s’en relève pas). »


Laurence (comme Olivier, le comédien british qui aimait le vélo) pour l’heure est surtout occupée à ne pas emmêler ses antennes de papillon avec celles de ses acolytes lors de la fête scolaire de fin d’année. Sa sœur aînée, Claude (prénom à connotation masculine itou, c’est que : on aurait préféré avoir des gaillards dans cette famille), avec son tout premier soutien-gorge et l’arrivée de ses "ragnagnas", cause déjà plus de préoccupations au paternel, docteur généraliste de province qui répond « Non, j’ai deux filles » à la question de savoir s’il a des enfants (« Les filles, c’est le boulet des pères. Il ne sait pas trop comment s’y prendre. Les contraindre ou les convaincre, il hésite en vain : c’est ni l’un ni l’autre »).

Illustration 4
J © F.L


   « Ah oui, il a oublié de leur expliquer : les règles sont la preuve qu’on n’est pas enceinte. Les filles, en effet, sont régies par la lune. Leur cycle suit le sien, vingt-huit, trente jours, c’est pourquoi elles sont d’humeur changeante, ce qu’on appelle "lunatiques", elles ne sont pas vraiment libres, elles dépendent beaucoup de la nature. Claude ricane, mais elle, elle se renfrogne : son père emploie souvent l’expression "con comme la lune". Ce n’est donc pas un cadeau d’être soumise à la lune. "Est-ce que les garçons, c’est le soleil ?" (le soleil qui les fait briller, les garçons brillants ?) "Non, les garçons ne sont pas soumis à la nature, ils la maîtrisent, ils la domptent. Quand ils saignent, eux, c’est à la guerre, quand ils se battent (oui enfin bon, ils saignent aussi du nez, et il faut les entendre brailler à l’école dès qu’ils ont un bobo au genou). Les filles doivent accepter la notion de cycle, de règles, être régulières. C’est la nature, point final. Cela signifie d’abord : ne pas avoir de retard." Retard = grossesse = marron qui a pété = pute. Elle regarde nerveusement la pendule accrochée au mur de la cuisine, ignorant que cette phrase va bientôt devenir leur gimmick, à sa sœur et elle : j’ai du retard, je suis en retard, t’as combien de retard ? "Bon, en définitive, poursuit le père, ce n’est pas compliqué, résumons-nous : il suffit d’être sages et d’obéir à votre père. Les filles ont leurs règles et elles suivent les règles, c’est tout." »

Illustration 5
J © F.L


De la naissance de Laurence (encore une fille, « c’est bien aussi ») aux troubles de la puberté, de l’apprentissage de la méfiance (est-il nécessaire de rappeler le pourcentage édifiant d’enfants victimes d’attouchements en France, un sur cinq selon les dernières études ?) au son de « garce » à l’observation d’une mère au foyer terrassée par l’ennui, de l’apparition de la pilule au regard accusateur d’une tante pas du tout complice, la narratrice interroge sa place dans une famille, et au delà dans une société, encore influencées par l’idée que la femme ne sera jamais qu’un ersatz du ‘sexe fort’, côte perdue d’un Adam condescendant. 


« J’aime obéir. J’ai peur de désobéir. Ensuite, moi, ce n’est pas vouloir que je veux. C’est devoir. »

Illustration 6
S © F.L


Comment l’assurance féminine se construit-elle, interroge Camille Laurens dans ce roman brillant, punchy et drôle (cruel, aussi) qui évite avec subtilité la victimisation mais ne tremble pas face à l’analyse posée et redoutable façon divan, nourri sans doute permis d’anecdotes personnelles.

Ainsi la perte de l’enfant, déjà traitée dans ‘Philippe’ (Stock), douleur inguérissable qui pèse sur les nouvelles histoires pas si vierges. 

Par petites touches mémorielles, affleurements qui blessent et construisent mais aussi sourires partagés (yeux et oreilles de l’enfance) face aux maladresses qui ne se veulent pas méchantes mais deviennent pourtant actes de piraterie à force de répétitions, Camille Laurens dresse des portraits signifiants de mères, filles, amies, sœurs et amantes qui se cherchent. Se perdent parfois.

   Est-il permis d’être mieux que « bien aussi », poids inconscient des mots, telles des pierres arrimées aux chevilles de jeunes ballerines peinturlurées en rose bonbon (comme pour mieux désarmer les dangereuses créatures ?) ? 


  Du mariage au divorce, des jeux sensuels à la dépression, ‘Fille’ ou l’odyssée émancipatrice d’une femme prisonnière des attentes masculines.
Toute l’intelligence de Camille Laurens est de se saisir de scènes quotidiennes, d’expressions langagières connues de tous pour dévoiler savamment les chaînes invisibles, poussant autant les lectrices que les lecteurs à se déciller, touchant le plus grand nombre.

Illustration 7
C © F.L


« Parfois, il suffit d’une phrase pour faire tomber des monuments. Donjon d’effroi, remparts de honte, la tour s’écroule dont on était à la fois la prisonnière et la geôlière, et d’un seul coup c’est plein soleil, c’en est fini des meurtrières. »


  L’éclosion de son propre enfant, une fille, l’apprentissage de son rôle de parent (doutes et peur de la reproduction des erreurs poison) et les mille surprises réservées par ce nouvel être en construction transformeront ce récit inquiet en un magnifique chant d’amour. Qui en bouleversera plus d’une. Plus d’un.

Illustration 8

L’invitée d’honneur d’un festival prometteur et toujours porté par l’éditeur et journaliste Sadrac Charles (et par une dynamique équipe) qui aura sûrement beaucoup à dire alors que, en Haïti par exemple, le corps des femmes est encore un terrain de guerre pour faire naître non l’espoir mais la terreur. 

À ne pas manquer. 

Illustration 9

Le festival - symbole des ponts et portes ouvertes, d’Haïti à Rouen, du Mozambique à l’Algérie - accueillera également Makenzy Orcel (finaliste du Goncourt, lauréat du Goncourt américain avec ‘Une somme humaine’ et heureux accouché d’un nouveau recueil, ‘Mûres métamorphoses’), Louis-Philippe Dalembert (autre finaliste du Goncourt, en 2021 avec ‘Milwaukee Blues’), Mia Couto en visioconférence (‘Le cartographe des absences’), Fanny Saintenoy (‘Les clés du couloir’), le conteur Jude JosephNicolas Idier (‘Dans la tanière du tigre’), Jean D’Amérique (‘Opéra Poussière’), Annabelle Roussel (‘ La poésie de Sony Labou Tansi: magie et esthétique du débordement’) et maints autres auteurs passionnés/passionnants en guerre contre l’indifférence, contre l’oubli, si prisés en notre époque lasse. 


— ‘Fille’, Camille Laurens, Gallimard ed.

Illustration 10

Billetterie pour festival Haïti Monde 

- voir aussi, sur la première édition 2022 :

Festival Haïti - Monde : vent caribéen irradiant sur Paris ce week-end

&

‘Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?’ 

Plumes Haïtiennes 

                                         — Deci-Delà

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