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Alger, 1935. Le jeune Meursault apprend par un télégramme impersonnel la mort de sa mère, dans un asile pour personnes âgées. « Aujourd’hui, maman est morte. Ou hier, je ne sais plus ». La nouvelle le laisse complètement indifférent, mais il se rend néanmoins à l’enterrement, et ne comptez pas sur lui pour verser une larme. Le récit va le conduire jusqu’à commettre l’irréparable, en tuant un Arabe sur une plage et en faisant basculer sa vie dans le néant, dont il ne sort jamais vraiment lui-même. Jusqu’au bout, Meursault refuse toute aide, son indifférence et le vide intérieur semble conduire sa maigre vie dans une abyssale absurdité.
L’Étranger d’Albert Camus, paru en 1942 est encore aujourd’hui l’un des romans français les plus lus (avec Le Petit prince, d’Antoine de Saint-Exupéry). Ce bref récit, raconté à la première personne, projette protagonistes et lecteurs dans l’absurde, sans vraiment donner la clé pour en sortir. De nombreux profs de lettres le font encore étudier à leurs élèves de 1ère.
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La carrière cinématographique de François Ozon est remarquable : on ne lui connaît pas ou si peu de ratés dans sa riche filmographie, et c’est souvent avec une jubilation non feinte qu’on apprend la sortie future d’un prochain film. En s’attaquant à L’Étranger, il s’empare d’un roman réputé inadaptable, pourtant déjà porté à l’écran par L. Visconti en 1967, avec Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault. Il trouve en Benjamin Voisin un interprète à la hauteur du défi qu’il s’est lancé : l’acteur, qu’il a lui-même révélé dans Été 85 en 2020 et que Xavier Giannoli a propulsé dans le succès avec Illusions perdues un an plus tard, incarne avec brio le personnage de Meursault. Indifférent à tout, y compris aux avances de sa sensuelle copine Marie (Rebecca Marder) qui minaude auprès de lui en rêvant d’un mariage, vide de tous sentiments, insensible aux autres jusqu’à lui-même, Meursault ne semble avoir de lucidité qu’en basculant dans l’horreur en tuant un homme, un « Arabe ». « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il n’y parût. En fait, c’était comme quatre coups bref que je frappais sur la porte du malheur ».
Ozon ose-t-il ?
En faisant le choix, assumé, du noir et blanc, le réalisateur des récents Quand vient l’automne et Mon Crime vise juste : l’effet, grandiose, de saturation lumineuse renforcé par un soleil omniprésent qui cogne comme un marteau sur tous les êtres, rend la photo du film magnifique, et permet de rester dans l’époque. Cette lumière forte aurait probablement sans cela écrasé les couleurs. Mais François Ozon ne se contente pas d’une belle image : il suit, en bon élève, la trame romanesque de Camus quasiment à la lettre : on ne pourra pas lui reprocher de travestir l’auteur mort encore jeune et déjà Nobel de littérature dans le fameux accident de voiture avec Michel Gallimard en janvier 1960 sur une route bourguignonne.
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Et c’est peut-être aussi la limite qu’on mettra à cet Étranger, aussi bien peigné soit-il : François Ozon aurait-il pu oser davantage ? Oui, probablement, il en a l’occasion dans la scène clé du film, lorsque Meursault s’apprête à tuer « l’Arabe ». Ce dernier, est à demi allongé sur la plage, contre des rochers, dans une pose lascive où il ne fait guère mystère qu’Ozon éprouve pour lui une certaine libido, qu’il aurait pu pousser plus loin. En transgressant davantage ce texte monumental de la littérature française, en assumant finalement l’homoérotisme de Meursault/Benjamin Voisin face à l’Arabe/Abderrahamane Dehkani à ce moment crucial du film, François Ozon aurait pu faire preuve d’interprétation contemporaine ; et qui, mieux que lui, aurait pu se permettre une telle trahison ?
On ne voit pas grand monde en effet pour réussir ce genre de réappropriation. En bon élève, Ozon n’a pas osé complètement traverser le miroir à la fois lisse et déformant que nous tend Camus à travers L’Étranger, dont bon nombre de lycéens qui l’étudient encore aujourd’hui doivent se demander d’où vient son succès. Le noir et blanc donne la patine nécessaire à la vision d’une Alger qui n’existe plus (le film est de toute façon tourné à Tanger, au Maroc) ; Benjamin Voisin et l’ensemble des comédiens sont parfaits (on retrouve avec joie Pierre Lottin, et Denis Lavant). Mais que restera-t-il de ce film de premier de la classe une fois refermé le rideau et le livre, qu’on s’empresse de relire ? Bien malin qui peut le dire aujourd’hui.
F.S.
L’Étranger, de François Ozon. Avec : Benjamin Voisin, Pierre Lottin, Rebecca Marder, Denis Lavant, Sawnn Arlaud, Christophe Malavoy… 2h. En salle le 29 octobre.