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Napoléon de Ridley Scott commence le 16 octobre 1793 place de la Révolution à Paris, en plein régime de la Terreur, pour s’achever le 5 mai 1821 à 17h49 très précises, sur l’île de Sainte-Hélène, un modeste caillou au milieu de l’Atlantique sud, à environ 1500 kilomètres des côtes africaines. Entre les deux, 160 minutes de film qui tentent, vainement, de balayer 30 ans d’histoire de France et d’un de ses plus fameux personnages. Fallait-il projeter au public ce montage dont Napoléon semble pâtir, et privilégier la version “longue” (4h30), promise à la plateforme Apple TV + ? Quitte à sortir le film en deux parties, comme les Trois Mousquetaires… Probablement, la densité de la vie de l’Empereur est telle que si 2h40 pouvaient effrayer un peu le spectateur avant d’entrer dans la salle, à sa sortie on regrette presque cette durée “court-métrage” pour une vie aussi remplie. D’où un certain nombre d’impasses - dans cette version - et des épisodes qui auraient mérité davantage de temps.
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Ce Napoléon ne manque pourtant pas de qualités : avare en effets spéciaux numériques, Ridley Scott a privilégié l’humain, les costumes et l’équestre : il ne manque pas un bouton de guêtres, pas un galon aux officiers, pas un bijou sous le cou des femmes, réduites quant à elles au rôle qui est le leur à l’époque : des épouses qui doivent enfanter. Des mâles, si possible. Les batailles sont filmées “comme si vous y étiez”, rendant ce Napoléon séduisant à de brefs moments.
On avait compris qu’on n’allait pas assister à une thèse sur l’Empereur, mais une antithèse à ce point-là, c’est déroutant. Bonaparte est en effet cantonné, dans cette version “Scott” à un profil biface : l’homme éperdument épris de Joséphine, d’une part ; en stratège de guerre et guerrier de champs de bataille, d’autre part. Lues en voix off alternativement par Napoléon et Joséphine, les extraits de leur correspondance (dont on conseille la lecture par ailleur) ponctuent le récit que Ridley Scott mène tambour battant : on traverse à très grandes enjambées l’histoire de l’Empire - et avant lui l’accession au pouvoir de ce petit capitaine artilleur corse, qui parlait d’ailleurs bien mal le français - de la libération de Toulon du joug anglais fin 1793, le faisant accéder au rang des officiers sur lesquels il faudra désormais compter. Regarder ce Napoléon, c’est un peu comme feuilleter un vieil album photos, si elles avaient été inventées à l’époque : une juxtaposition de séquences historiques, mais dont les non spécialistes de l’histoire napoléonienne (ils sont nombreux, nous en sommes) peineront à comprendre les ressorts.
Nous échappe ce qui fait l’essentiel de la compréhension du pourquoi cet homme agit de la sorte : aucune indication géopolitique, aucune percée de ce qui fait le mystère d’un homme obsédé par la conquête de l’Europe - ce qu’il nomme “la paix” européenne, en réalité l’envie d’en découdre face aux Anglais et leurs alliés. Pire : grâce à un efficace casting, Ridley Scott ouvre des portes intéressantes, grâce à de beaux seconds rôles mais vite oubliés après avoir été présentés (notamment Caulaincourt, qui fut si important dans la vie de l’Empereur, lors du retour précipité de la retraite de Russie).
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La seule qui aurait pu nous apporter un regard singulier et pour être franc cinématographiquement intéressant, c’est Joséphine, justement : Vanessa Kirby lui donne tant de grâce et un peu de psychologie sur son époux, qu’elle adore mais se comporte si mal avec elle (elle ne parvient pas à lui donner d’héritier mâle). Et c’est bien dommage de ne pas avoir construit ce Napoléon à travers les yeux, la bouche, le corps tout entier d’une femme qui sera répudiée, lors d’un divorce par consentement mutuel, au nom des “intérêts de la France”, en décembre 1809. Cela aurait fait de ce biopic un objet singulier, original, et - regard d’une femme oblige - très moderne. Peut-être aura-t-on la chance un jour de voir le film au montage complet (4h30, rappelons-le), mais cela permettra-t-il d’en apprendre plus sur l’homme, ou assistera-t-on à d’autres pages du catalogue qu’on n’a pas vu dans celui-ci ?
“En amour, comme à la guerre, pour en finir : il faut se voir de près”, disait-il. Dans Napoléon, on a vu les deux. Mais est-ce suffisant ? Non, et ça n’est pas l’énergie déployée par Joaquin Phoenix qui pourra démontrer le contraire. Souvent taciturne comme le fut Johnny Depp dans Jeanne du Barry, il nous dépeint un personnage obsédé par le derrière de sa femme et l’odeur de la poudre des champs de bataille. Bien, mais peut mieux faire…
F.S.
Napoléon, de Ridley Scott. 2h40. Avec : Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby, Tahar Rahim (Paul Barras), Rupert Everett (Arthur Wellesley), Ben Miles (Caulaincourt)...