Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

105 Billets

0 Édition

Billet de blog 14 mai 2025

Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

La régulation du capitalisme est une chimère 2

Dans ce qui sera hélas le dernier livre de Michel Aglietta, écrit avec Etienne Espagne, les auteurs plaident pour un au-delà du Capitalocène qui ressemble trop à une régulation du capitalisme

Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Avant-propos

Ce texte est une version réduite d’une recension du livre de Michel Aglietta et Etienne Espagne, Pour une écologie politique (Odile Jacob) écrite deux jours avant que j’apprenne la disparition de Michel Aglietta, qui a été mon collègue à Nanterre et avec qui j’avais espéré pouvoir en discuter. Bien sûr, le ton critique de ce texte (et de ma recension), ne doit pas être compris comme une remise en cause de l’œuvre de Michel Aglietta dont beaucoup ont souligné avec raison l’importance[1]. Bien au contraire, sur un sujet aussi crucial aujourd’hui que la crise écologique, dont Michel Aglietta avait fait un de ses thèmes d’étude principaux dans ses derniers travaux, il y a toujours urgence à discuter ceux qui s’y réfèrent. En particulier si on émet des réserves sur certains d’entre eux, comme c’est mon cas dans ce texte. Et il me semble que le meilleur moyen de rendre hommage à Michel Aglietta c’est de continuer à débattre, preuve que son œuvre reste toujours vivante.

Pour une écologie politique

Ce livre me permet de revenir sur un thème déjà abordé dans un précédent billet avec celui d’Emmanuel Combet et Antonin Pottier, Un nouveau contrat écologique. Je le fais pour deux raisons. La première est de prendre ce nouvel exemple du livre de Michel Aglietta et Etienne d’Espagne, à cause de la réputation de Michel Aglietta, un des fondateurs de la théorie de la régulation qui renouvela l’analyse du capitalisme dans sa phase fordiste[2]et qui fut un des rares économistes européens à ne pas avoir été surpris par la crise des subprimes de 2007-2008 et est également depuis longtemps très préoccupé par les questions écologiques, dont l’importance n’échappe plus à personne (sauf Emmanuel Macron).

La seconde est plus politique si on comprend le terme au sens large comme ce qui est relatif à l’organisation d’une collectivité, ici du monde entier, puisque le développement du capitalisme, au-delà de ses déclinaisons étatiques locales (celui des USA n’est pas celui de la Chine ou de l’Europe), pose la question de sa pérennité, au travers de la quadruple crise qu’il vit aujourd’hui (économique, sociale, environnementales et anthropologique). Schématiquement, on peut trouver deux réponses principales à l’organisation du monde qui serait nécessaire pour la surmonter, celle de sa régulation, reposant principalement sur la fiscalité et l’innovation technologique qui permettraient de dépasser ses contraintes (en particulier énergétiques[3]) et celle d’une « sortie » du capitalisme, consistant à construire un monde qui ne serait plus gouverné sous le rapport social capitalisme qui induit une domination d’une (petite) minorité sur la (grande) majorité au prix de la destruction des travailleurs et de la nature[4].

Cette opposition entre deux façons d’aborder la crise se décline surtout, pour les tenants de la régulation[5] en proposant des « solutions » dites « concrètes » comme une taxe qu’il suffirait de mettre en œuvre[6], ou des technologies salvatrices (nucléaire, capture du carbone, géo-ingénierie, …). Quant à ceux qui prônent la « sortie »[7] du capitalisme, ils sont immédiatement sommés d’en donner le mode d’emploi, faute de quoi ils sont taxés de rêveurs ou de jouer les Cassandre. Cette accusation est d’ailleurs très mal fondée, car elle est employée le plus souvent pour dire que celui qu’on accuse est un oiseau de mauvais augure, alors que Cassandre dit au contraire la vérité, mais n’est jamais crue car elle est punie par Apollon pour s’être refusée à lui[8].

Un constat partagé, mais des préconisations à discuter

Michel Aglietta et Etienne Espagne font leur l’hypothèse que c’est bien « l’expansion du capitalisme (…) fondé sur l’exploitation de la nature comme don gratuit » (quatrième de couverture), qui serait responsable de la crise environnementale actuelle et qu’il serait possible de construire autre chose. C’est le diagnostic qu’ils livrent dès leurs premières pages : « c’est le capitalisme (…) qui conduit l’ensemble de l’humanité sur une trajectoire non viable » (pp. 11-12) et c’est aux « dynamiques historiques d’accumulation du capital [qu’il faut imputer] le bouleversement simultané des équilibres écologiques » (p. 12).

Avec leur livre, on peut dire qu’ils se situent dans une position intermédiaire entre les tenants d’une régulation sans nuages et ceux d’une « sortie » du capitalisme. Son sous-titre, Au-delà du Capitalocène, suggère cette « sortie » possible, mais leur plaidoyer pour une planification écologique en quête d’une viabilité semble dire qu’une régulation le serait aussi.

Ils ne se cachent pas les obstacles que rencontre cette régulation en se posant à la toute fin du livre la question de la possibilité d’un capitalisme plus responsable. Et ils y répondent en considérant, au bout de 382 pages, que « la question demeure donc et ne peut avoir de réponse définitive aujourd’hui ».

Pourtant c’est bien une réponse positive qu’ils y apportent dans toute leur dernière patrie, intituléePlanifications(s) écologique(s) pour le XXIe siècle (p. 249) qui serait malgré tout une réponse à la « question existentielle » du « que faire ? ».

La réponse principale qu’ils proposent concerne les institutions financières, confirmant l’importance qu’ils accordent à la monnaie qui a été un des grands thèmes de réflexion de Michel Aglietta dans son œuvre. « L’urgence climatique et environnementale requiert un nouvel ordre financier. Il s’agit de mettre les systèmes financiers en ordre de marche pour transformer les structures de production, faire évoluer les modes de consommation et régénérer les territoires » (p.278, je souligne).

Qu’ils ne le soient pas pour l’instant on peut pourtant le constater chaque jour de la crise présente du capitalisme et Jean-Marie Harribey a tout-à-fait raison dans sa recension, de dire qu’il est douteux que la finance actuelle, « dans sa version casino coupée du réel » ait une telle capacité. Et d’abord parce qu’elle « ne peut rien contre l’entropie, c’est-à-dire la dégradation de l’énergie en chaleur irrécupérable »[9].

Un point aveugle : l’oubli des contraintes politiques à une régulation

Ce point aveugle, c’est en effet la non prise en compte des structures actuelles du capitalisme qui définissent justement les contraintes auxquelles ces outils de régulation doivent se plier. Ce sont essentiellement des rapports de propriété et de pouvoir, autrement dit des contraintes politiques qui font des acteurs les « sujets automates » dont Marx parle dans la Préface à la première édition allemande du Capital, (Le Capital, 1983, p.6)[10].

Il est clair que la finance n’est pour l’instant pas « en ordre de marche », non seulement parce que les banques centrales ne mettent pas leurs politiques au service de la recherche d’une quelconque viabilité, mais aussi parce qu’elles ne sont pas prêtes à le faire comme l’illustre par exemple le conflit entre Trump et Jerome Powell, le président de la Fed sur le taux d’intérêt de cette dernière, dont le niveau n’a rien à voir avec les enjeux environnementaux, ni pour l’un, ni pour l’autre. Et il ne suffit d’écrire qu’il faudrait qu’elle le soit pour que ça se produise.

Aglietta et Espagne sont d’ailleurs bien obligés de reconnaître « que mettre en pratique l’ensemble des principes de régulation étudiés dans ce chapitre (le 10), implique la continuité stratégique d’une vision de longue période » (p. 320), dont l’élaboration n’est en rien présente dans l’agenda des dirigeants actuels. Mais, contrairement à ce qu’ils écrivent ensuite, cette absence de vision n’est pas causée par « la défaillance des marchés relativement à la nature des processus en jeu, du poids politiques des lobbies du carbone et de la faiblesse des régimes politiques démocratiques » (p. 320). Ce ne sont pas les marchés qui sont « défaillants », ce qui sous-entend qu’ils pourraient ne pas l’être, c’est qu’à l’inverse, les marchés sont parfaitement adaptés aux contraintes auxquelles ils font face pour que l’accumulation du capital se poursuive.

Dans leur conclusion, ils considèrent avoir progressé « pas à pas dans les principes de régulation, puis dans les politiques que ces principes peuvent entreprendre pour un nouveau régime de croissance dont la planète entière pourrait bénéficier ; un New Deal global, gouverné par la coopération institutionnalisée » (p. 381)., et pensent que « le catastrophisme éclairé (…) est la seule démarche qui puisse entraîner la viabilité d’un avenir commun » (p. 381).

Ce faisant, ils confirment l’accord général sur le constat d’un monde en crise profonde, mais ils cèdent à la nécessité de faire suivre ce constat de l’espoir d’une solution régulatrice « pour ne pas désespérer Billancourt ».

Ils restent ainsi dans l’illusion qu’une régulation du capitalisme serait possible donnant au final une réponse positive de principe à la question qu’ils jugeaient pourtant « ne pas avoir de réponse définitive aujourd’hui » (p. 282)[11].

[1] Pour n’en citer que quelques-unes, celles de Romaric Godin et Mathias Thépot et de Benjamin Coriat dans Mediapart ou de Jean-Marie Harribey dans Alternatives économiques.

[2] Une désignation d’une phase du capitalisme à l’époque des trente glorieuses, qui trouva justement le succès grâce à ces théoriciens que sont (entre autres), Robert Boyer, Michel Aglietta ou Alain Lipietz.

[3] Une illusion dont Sandrine Aumercier montre les raisons dans Le mur énergétique du capital, éditions Crise & critique, 2021.

[4] C’est la position que je défends dans un précédent billet et dans mon livre, Le climat ET la fin du mois, et qu’on trouve aussi par exemple chez Frédéric Lordon ou Jérôme Baschet.

[5] Qui n’est pas la régulation au sens de la théorie dont Michel Aglietta a été un des fondateurs, mais implique simplement qu’il serait possible de maîtriser un capitalisme ayant certes des effets négatifs, mais serait finalement un mode de production bien difficile à dépasser et qu’il s’agirait simplement d’optimiser.

[6] Que les économistes qui la proposent feraient bien de tenter de comprendre pourquoi, alors que la majorité d’entre eux sont d’accord, une telle « solution » a tant de mal à se concrétiser au niveau qui serait nécessaire (pour l’instant, les systèmes existants, taxes ou marchés d’émissions) n’empêchent pas les émissions mondiales de continuer à croître).

[7] Je mets des guillemets à sortie pour bien souligner que ce n’est qu’une manière de dire la nécessité de la fin du rapport social capitaliste et pas un moyen « concret » d’y arriver. La « sortie » n’est pas le franchissement d’un seuil, mais un processus qui est d’ailleurs déjà en cours, mais pour l’instant c’est une sortie vers le pire. L’approfondissement des crises du capitalisme pose la question de sa résilience et font rentrer dans l’équation la possibilité d’une disparition de la vie (humaine et non-humaine) sur terre, si on continue sur la même trajectoire.

[8] On pourrait en faire une annonciatrice du mouvement Metoo qui se bat aujourd’hui pour que la parole des femmes soit prise au sérieux.

[9] C’est à cette conséquence de la seconde loi de la thermodynamique, qui interdit d’imaginer une énergie inépuisable, que Sandrine Aumercier consacre son livre Le mur énergétique du capital (Crise & critique, 2021).

[10] « Je ne peins pas en rose, loin s’en faut, le personnage du capitaliste et du propriétaire foncier. Mais ces personnages n’interviennent ici que comme personnification de catégories économiques, comme porteurs de rapports de classes et d'intérêts déterminés. Moins que tout autre encore, ma perspective qui consiste à appréhender le développement de la formation économico-sociale comme un processus historique naturel, ne saurait rendre un individu singulier responsable de rapports et de conditions, dont il demeure socialement le produit, quand bien même il parviendrait à s’élever, subjectivement, au-dessus de ceux-ci ».

[11] C’est finalement la position d’Esther Duflo, prix « Nobel » d’économie dans un article publié dans une des revues phares des économistes professionnels, l’American Economic Review où la publication d’un seul article booste immédiatement la carrière de son auteur. Cet article, The Economist as Plumber, défend la thèse que l’économiste, doit, comme le plombier chercher « à prédire du mieux possible ce qui peut marcher dans le monde réel ». Autrement dit, ne pas remettre en cause la conception de la plomberie et se contenter d’y adjoindre les rustines qui la prolongeront encore un peu. C’est finalement une bonne description de ce que font effectivement tous les économistes qui ne cherchent qu’à mieux réguler le capitalisme, sans jamais le critiquer, sinon superficiellement pour les plus téméraires.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.