Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

105 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 janvier 2025

Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

La régulation du capitalisme est une chimère 1

L'idée que le capitalisme pourrait être "domestiqué" est largement répandue et contribue à maintenir la croyance à l'impossibilité d'organiser la société autrement. Cette idée n'est pas seulement propagée par des partisans du statu quo mais également par des intellectuels voulant réellement changer la société.

Gilles Rotillon (avatar)

Gilles Rotillon

Economiste, professeur émérite à Paris-Nanterre

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une des raisons qui font que « sortir » du capitalisme semble impossible à beaucoup tient notamment à l’idée, largement répandue, qu’il serait régulable. Elle s’appuie sur le constat d’un niveau de vie dans le monde bien supérieur à ce qu’il était il y a moins de cinquante, ce qui prouverait l’efficacité du capitalisme à produire des richesses[1]. C’est pourquoi des économistes comme Joseph Stiglitz, prix « Nobel » d’économie qui est pourtant critique sur l’état du monde, se singularisant de la plupart des économistes acceptant l’approche économique mainstream, défend quand même l’idée dans son avant-dernier livre[2] qu’« Il n’est pas trop tard pour sauver le capitalisme de lui-même. » entretenant l’illusion d’une régulation possible du capitalisme. De fait les exemples abondent de cet espoir que le capitalisme reste une manière efficace de produire (sinon même optimale pour les plus optimistes), et qu’il suffirait de gommer les externalités négatives qui l’accompagnent pour avoir une société bien meilleure. C’est ce que le bon sens populaire suggère avec l’image qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Encore tout récemment, dans le numéro de janvier 2025 d’Alternatives économiques, Xavier Ragot, président de l’OFCE d’obédience keynésienne, trouvant la situation budgétaire et la dette publique de la France inquiétante, défend l’idée qu’il faut « penser la gestion de la dette pour stabiliser la croissance » et que le rapport Draghi pourrait réveiller les européens. Ce faisant, il fait sien l’objectif d’une croissance dont on n’interroge pas le contenu et la croyance en la possibilité d’une politique monétaire et industrielle qui permettrait de la retrouver, en en faisant le but ultime de la gestion économique d’un pays, et sans dire un mot des externalités négatives qu’elle traîne dans son sillage et qui sont pourtant de plus en plus visibles.

Mais cette idée d’une régulation possible du capitalisme ne prend pas seulement des formes aussi directes et s’exprime également chez des auteurs qui ont depuis longtemps pris conscience de ses méfaits. C’est le cas notamment d’Emmanuel Combet et Antonin Pottier qui ont publié récemment un ouvrage, Un nouveau contrat écologique[3] où ils plaident pour « concerter la transition écologique et engager l’ensemble de la société dans la construction d’un avenir commun »[4]sous-entendant ainsi que la société actuelle pourrait se transformer en élaborant, selon la méthode qu’ils proposent, un « nouveau contrat écologique, un compromis de société qui décloisonne les questions sociales, économique et écologiques »[5].

Comme les auteurs ont parfaitement conscience de l’urgence climatique et qu’ils sont déjà intervenus dans le débat public pour la souligner, notamment avec les travaux d’Emmanuel Combet sur la fiscalité carbone, son livre Fiscalité carbone et finance climat : un contrat social pour notre temps[6] (co-écrit avec Jean-Charles Hourcade) ou celui d’Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète[7], où il critique avec vigueur l’approche économique dominante qui est précisément celle d’une régulation du capitalisme par la création d’une fiscalité carbone marchande « internalisant les externalités ».

Pourtant, malgré ce positionnement hors du cadre néoclassique, qui a largement fait la preuve de son impéritie à modifier la trajectoire climatique que nous suivons, leur proposition d’une « concertation de la transition » reste au milieu du gué et a peu de chance d’engager la sortie si nécessaire du capitalisme. Il est donc utile de les analyser pour comprendre en quoi elle débouche sur une impasse.

Je partage évidemment leur « insatisfaction » du constat que « nos sociétés n’ont pas pris toute la mesure des bouleversements que la transition écologique entraîne » et pour ma part j’en accentuerai même le ton. Encore plus qu’une « insatisfaction » c’est plutôt une rage et encore moins qu’une prise de mesure totale (« toute la mesure ») ce serait plutôt « l’absence quasi-totale de mesures » (les émissions globales continuent à croître). Quant à la « transition » écologique j’avoue que je peine à bien l’apercevoir et je ne les suis pas quand ils écrivent p. 25. qu’elle « s’engage à métamorphoser le système technico-économico-social ». Ce « système », que pour ma part je nomme « capitalisme »[8] fait tout ce qu’il peut pour ne rien « engager » du tout. Car tant qu’extraire un baril de pétrole, émettre une tonne de CO2 ou licencier un travailleur seront rentables, le baril sera extrait, la tonne sera émise et le travailleur sera licencié. Et contrairement à ce que Patrick Pouyanné affirme, ce n’est pas parce que les consommateurs expriment une « demande » de pétrole qu’il en extrait, finalement faisant ainsi reporter la responsabilité du changement climatique sur ces derniers, alors qu’ils sont contraints par un mode de vie qu’ils subissent (modes de transports, localisation de l’habitat et des lieux de travail, publicité, …[9]), mais parce que c’est profitable, quelles qu’en soient les conséquences (comme l’a montré un article de Global Environmental Change en 2021 qui révèle que dès 1971 Total, comme les autres majors avaient été averties des conséquences potentiellement catastrophiques de leur activité et avait eu comme principale réaction de fabriquer du doute).

Pour autant je pense aussi comme eux que c’est d’abord un problème politique, mais qui ne se traduit pas par la redéfinition d’un contrat social. La société n’est pas le résultat d’un contrat social qui aurait été accepté par ses membres. On peut bien sûr dire qu’une certaine période de stabilité (relative) de la société[10] peut se voir comme l’acceptation tacite d’un état de fait, mais je ne pense pas que l’immense majorité de ses membres aient eu conscience de signer un contrat quelconque. Et quand Warren Buffet dit qu’il y a bien une lutte des classes et que c’est la sienne, celle des riches, qui est en train de la gagner, il me semble plus proche à la fois de ce qu’est aujourd’hui la société et de la conscience de l’absence de tout contrat qui serait accepté par tous. Ils le reconnaissent d’ailleurs explicitement, par exemple p. 15 quand ils écrivent vouloir « exhiber les sources irréductibles de désaccords » (je souligne).

Du coup, j’avoue que je ne crois guère à cette idée d’une redéfinition d’un contrat social. Il faudrait mieux en préciser les formes institutionnelles et les acteurs. Parler comme ils le font p.187 de « chaque individu, chaque organisation, chaque collectivité, chaque communauté » qui devraient s’y référer et s’engager sur un accord sur les finalités est, d’une part, bien vague et trop homogénéisant (chaque niveau est mis sur un pied d’égalité, comme si, par exemple, l’individu Bernard Arnault équivalait à un chômeur en fin de droits ou qu’une multinationale était comparable à une Amap) et, d’autre part, largement démenti par la réalité des processus de négociations dans à peu près tous les domaines. Pour n’en prendre que deux, l’accord de Paris n’a absolument pas poussé les pays à engager des politiques efficaces (les émissions continuent à croître), malgré un contrat explicite avec un objectif commun partagé (en théorie du coup) et la situation politique actuelle de la France montre que quand les objectifs des parties en présence sont par trop divergents, un contrat est bien difficile à établir.

Sur leurs analyses de la taxe carbone, la nécessité d’une réforme fiscale d’ensemble, la mesure des injustices (ressenties ou pas) qui impliquent qu’il ne suffit pas de se référer à une norme de justice abstraite pour ensuite proposer une mesure technique mais qu’il faut « mettre en lumière les conflits de valeur [11]» (p. 175), sur l’excellente objection du 1% des émissions[12] ou sur les Gilets jaunes, ou encore sur leur refus des « propositions concrètes » (p. 219), je partage leurs avis pour l’essentiel et je ne vais pas m’attarder sur toute la partie centrale de ce livre dont j’espère j’aurai l’occasion de discuter avec eux un de ces jours de visu. Je préfère mettre l’accent sur ce que je trouve beaucoup plus discutable, et pour tout dire utopique dans ce travail, cette idée d’un contrat social à « concerter ».

Personnellement, j’ai souvent écrit que sur ces questions climatiques (et bien d’autres), un débat public était nécessaire, mais pas comme ils l’écrivent p. 193 « une discussion à laquelle tout le monde doit prendre part et à l’issue de laquelle tout le monde[13] doit agir », mais un débat, qui sera nécessairement contradictoire vu les intérêts en jeu pour contribuer à l’émergence d’une conscience sociale revendicative dont j’espèce qu’elle se traduirait par des revendications et des formes de lutte pour imposer certains intérêts (ceux du plus grand nombre en tant qu’espèce humaine) à d’autres étroitement limités à la nécessité d’être compétitifs pour être rentables (pas pour tout le monde). Je me fais peut-être des illusions sur l’enchaînement vertueux que je décris ci-dessus qui n’est évidemment pas garanti mais je crois que les leurs sur cette « concertation » œcuménique l’est bien davantage dès à présent.[14]

Cette proposition me semble encore plus affaiblie par l’analyse faîte de ce qu’ils nomment « les premiers essais » (pp. 200-214). Le titre même est trompeur, car parler « d’essais » implique qu’il s’agit bien de l’engagement d’un processus pour répondre au défi climatique (et bien sûr, si c’était le cas, il serait marqué de faux-départs, d’erreurs de trajectoire, de tâtonnements, …), alors que pour ma part j’y vois pour l’essentiel des tentatives de dissimulation des problèmes pour ne pas avoir à les traiter réellement (ce qui a parfaitement réussi, les émissions continuent à croître).

Rio est le signe que les questions environnementales ne pouvaient plus être ignorées, mais il n’a pas engendré grand-chose et, comme ils l’écrivent p. 200, « très peu de territoires » se sont saisis des propositions de l’Agenda 21 (et le fait que ce rapport ait été remisé sur une étagère, n’est pour moi pas un résultat « malheureux », impliquant un aléa imprévisible, mais le reflet de la volonté majoritaire des États de se contenter du statu quo). Et pour la France, cette traduction des recommandations de Rio s’est traduite par des créations de Conseils divers produisant moults « rapports peu visibles en l’absence de relais politiques » (p. 202). Tout simplement parce que l’idée de la nécessité d’agir réellement contre les dégradations environnementales n’entrait pas dans l’agenda des priorités politiques. Et ce n’est pas une question de « manque de volonté politique » comme on l’entend souvent, comme si la « volonté politique » était une ressource exogène où il suffirait de puiser pour qu’elle apparaisse quand on en a besoin. La « volonté politique » est endogène, elle ne fait que traduire, à un moment donné, la perception des priorités qu’ont les dirigeants au pouvoir.

Et le Grenelle de l’environnement, comme le grand débat ou la Convention citoyenne ne sont pas des « essais » s’efforçant de trouver une trajectoire viable et juste, mais des décisions politiques marquées entièrement par le contexte de leur époque.

Comme ils le soulignent p. 202, c’est l’action d’associations environnementales qui a incité tous les candidats à la présidentielle (et pas seulement Sarkozy) à inscrire nettement les préoccupations environnementales dans leur programme, preuve moins d’une prise de conscience quelconque de leur part que celle de la montée de plus en plus visible des problèmes et de la pression de plus en plus forte de l’opinion publique. Et le résultat de tout cela, c’est « assez peu d’impact médiatique et l’effet d’entraînement social a été très faible » (p. 204). J’ai donc du mal à y voir « différentes tentatives d’instaurer un dialogue environnemental entre différentes parties prenantes[15], de manière à faciliter la prise de décision en matière d’environnement » (pp. 204-205), vu que des décisions ayant des effets il n’y en a pratiquement pas eu.

Quant au « Grand débat », il est d’abord la conséquence des Gilets jaunes. Une tentative désespérée de Macron pour reprendre la main et pas du tout un miraculeux passage d’un « manque d’appétence » (p. 205) de sa part pour les questions écologiques à une prise de conscience brutale. Ce qui d’ailleurs est constaté p. 207 en notant qu’il a « souffert d’objectifs flous, mis à part celui clair mais inavouable, de sortir le président et le gouvernement du guêpier dans lequel ils se trouvaient » (p. 207). Et compte tenu de cet objectif « inavouable » (mai sans doute évident pour la plupart), les autres objectifs ne pouvaient qu’être « flous », car en réalité ils n’existaient pas. Ce qui à mon avis empêche de voir dans ce Grand Débat, bien riquiqui malgré sa dénomination « une occasion manquée de plus » (p. 207).

Enfin, la Convention citoyenne a également été une manœuvre de diversion visant à faire croire qu’on allait agir en écoutant « sans filtres » les citoyens quand le résultat a précisément été « filtré » sans ménagement et au vu de tous. Ce qui ne remet pas en cause le principe d’une consultation de ce type, mais la nature du pouvoir qui en use et dont les véritables objectifs (clairs mais inavouables) ne sont certainement pas de trouver des réponses à la crise environnementale.

Finalement il en est de même pour la planification « décrétée » par Macron et dont je ne vois pas sur quels motifs on peut lui donner quelque crédit. Surtout quand dans cette planification on a des objectifs comme la construction de petits réacteurs nucléaires, qui n’existent pas pour l’instant et qui seraient (très hypothétiquement) disponibles à un horizon bien trop lointain pour y voir le début d’une solution pour la réduction des émissions.[16]

La suite du livre sur « Les modalités du concerter » me semble encore plus discutable. D’abord parce qu’elle s’appuie sur une « analyse d’expériences passées » (p. 214) vues comme des essais visant tous à régler la crise écologique, une interprétation que je ne partage pas comme je l’ai rapidement discuté ci-dessus et qui conduit à largement sous-estimer les conflits d’intérêts sous-jacents.

C’est particulièrement évident p. 217 quand ils écrivent qu’on « pourrait imaginer une allocution solennelle[17]à la nation dans laquelle serait présenté l’état des connaissances sur les perturbations écologiques et climatiques, leurs causes et leurs conséquences » (p. 217), pour ensuite ajouter trouver « étonnant que depuis trente ans aucun président de la république ne se soit risqué à l’exercice » (p. 217). Pour ma part, je m’étonne de cet étonnement, car si un président présentait au grand public les causes et les conséquences des perturbations écologiques et climatiques, il faudrait que parmi ces causes, il énonce celles qui sont de nature politique, liées aux politiques qu’eux-mêmes ont menées ou pas sous leur mandat, donc qu’il fasse au minimum exercice d’autocritique, ce qui n’est pas dans l’habitus d’un élu politique aujourd’hui. L’étonnant aurait été qu’il le fasse et pas le contraire. Mon scepticisme sur cette proposition se renforce à la lecture d’une interview des auteurs dans Alternatives Economiques, avec la réponse d’Antoine à la dernière question sur ce qu’ils feraient dans les cent jours s’ils étaient au gouvernement (je passe sur la question que je trouve idiote et qui ramène une fois de plus sur les « propositions concrètes » que par ailleurs ils critiquent, à mon avis fort justement, dans le livre). En ne mentionnant que cette idée d’une déclaration présidentielle (encore une fois très très hypothétique dans l’état réel de la politique en France[18] et au-delà), comme mesure à prendre de manière urgente, puisque c’est la question de l’urgence que pose la question, ils semblent accorder une valeur performative à une telle déclaration qui me paraît très exagérée. Quant à l’idée d’un jour férié, outre qu’il existe déjà un jour du dépassement, qui n’est certes pas férié (mais qui peut se réjouir que ce jour existe et qu’il soit toujours plus tôt chaque année ?), j’avoue que la nature de cette « fête » m’échappe un peu et que je vois mal la majorité des Français utiliser cette journée pour discuter de ce qu’il faudrait faire pour « concerter la transition ». Emmanuel explique avec raison que les mots sont nécessaires mais qu’ils doivent être suivis par des actes, mais dans la suite de son propos il parle surtout de débats, à commencer par un débat parlementaire qui dans la situation actuelle du Parlement risque fort d’être un dialogue de sourds.

Il faut revenir à leur diagnostic de départ sur la nature politique du problème pour l’aborder politiquement en commençant par analyser les rapports de force et les intérêts en jeu dans le contexte politique actuel (qui ne se résume pas à des luttes électorales), pour proposer des orientations qui puissent initier des actions concrètes.

Vers la fin du livre, ils abordent p. 219 ce que le « cadrage général » doit définir, à savoir «transformer en profondeur notre mode de développement » sans préciser ce qu’il faut entendre par là (pour ma part je parle dans ce lien de « sortie du capitalisme » sans m’en masquer les difficultés et en la concevant bien comme un cadrage et pas comme une proposition concrète). Et si un peu plus loin, p. 223, ils discutent d’un des problèmes qui me semble essentiel dans cette transformation en profondeur de notre mode de développement, les « finalités même de l’entreprise, sa raison d’être : qu’est-ce que l’entreprise doit produire demain ? » elle n’est pas abordée au niveau du rapport social fondamental du capitalisme, qui implique que cette question soit formulée différemment en se demandant qui décide de ce qui doit être produit demain. Car pour l’instant ces décisions sont de la responsabilité des propriétaires des entreprises et les salariés n’ont pas la parole. Quand on voit les décisions de production qui sont effectivement prises, on comprend bien qu’elles ne le sont pas en tenant compte des questions écologiques mais bien de la rentabilité attendue sous la (fausse) contrainte de la demande sociale telle que la juge Pouyanné et ses clones, donc sur des critères de très court terme. Je crains fort qu’ils ne s’illusionnent sur le pouvoir que pourrait avoir « un comité stratégique d’entreprise associant les dirigeants et les salariés » (p. 223).[19]

En conclusion, ils reviennent sur leur approche en soulignant qu’elle est incontournable pour réussir la transition écologique (p. 240) du fait que « l’examen des autres stratégies possibles » les disqualifie. Il n’y a évidemment pas de lien de causalité entre ces deux affirmations. La disqualification des autres stratégies (je suis d’accord avec eux sur ce point) n’implique pas que la leur soit « incontournable ». Elle pourrait tout aussi bien être une impasse, la seule chose c’est que n’ayant pas été tentée, on peut toujours penser qu’elle marcherait (ce qui a l’air d’être leur position). Mais pour ma part je vois suffisamment de « signaux faibles » dans l’organisation de la société, au plan économique et au plan politique pour douter qu’une telle stratégie soit un jour mise en œuvre. Et la justification donnée de cette stratégie page 249 en citant le programme du CNR après « des efforts assidus de rassemblement et d’union, de concertation et de négociation » ne prend pas en compte le fait que c’est l’existence de la guerre qui a permis ces négociations aboutissant à ce programme. C’est malheureusement comme cela que l’Histoire se construit trop souvent. Après une catastrophe la réaction devient possible comme après Pearl Harbour qui a conduit à une transformation ultra rapide de la production industrielle aux USA.

A la fin de leur livre, ils écrivent que « si l’urgence écologique est première pour les conditions de vie futures, elle reste tout de même relative à l’échelle des individus face à leurs autres préoccupations » (p. 243). Je suis complètement d’accord sur ce point, c’est la fameuse « tragédie des horizons » qui ne peut disparaître qu’en prenant « en même temps », si j’ose cette expression macronienne, l’ensemble des questions cruciales qui se posent à la société et que je résumerai synthétiquement par la prise en compte des questions environnementales (y compris bien sûr la biodiversité, nettement plus difficile à identifier), et des inégalités croissantes.[20]

Et il suffit d’énoncer cette nécessité de traiter les deux plans[21]pour comprendre que cette stratégie ne tient pas suffisamment compte des rapports de force induits par les conflits d’intérêts bien concrets qui « construisent » la société capitaliste aujourd’hui. Avec de plus en plus de difficultés sur tous les plans (économique, politique, écologique et anthropologique). C’est peut-être ici que je suis le moins d’accord avec leur conclusion quand ils expliquent page 247 que la « stratégie du clivage » ne peut pas fonctionner parce qu’elle repose sur une « opposition simpliste entre une majorité subissante et des pollueurs pleinement responsables appartenant à des groupes sociaux particuliers » (je souligne).

Mais c’est eux qui me semble ici « simplistes » en ramenant la question à un conflit entre individus, le peuple opposé aux capitalistes. Car ce ne sont pas les individus capitalistes qui sont « responsables », ils ne polluent pas par plaisir ou vice, mais parce que c’est rentable. Ce qui doit être mis en cause ce ne sont pas les individus mais les structures au sein desquelles ils agissent (et ne peuvent agir autrement qu’ils ne le font[22]). C’est le « mode de développement » qu’il faut transformer dès la production et bien sûr la nature de la consommation (on retrouve ici la question cruciale du contrôle de la production : qui décide quoi et comment produire en vue de quoi ?). Et c’est justement parce qu’ils en restent à ce niveau interpersonnel des rapports humains hors de toute structure que cette stratégie ne peut à mon avis qu’échouer.

Au final, on ne peut que souligner le caractère paradoxal de la proposition défendue par les auteurs. Alors qu’ils constatent fort justement que la lutte contre le changement climatique est d’abord un problème politique, ils  n‘analysent pas les conditions politiques qui seraient nécessaires (et pour l’instant inexistantes), à la mise en œuvre de leur démarche.

[1] En réalité, il produit de la valeur (grâce aux travailleurs) qui se mesure monétairement quand la richesse ne l’est pas (voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Les Liens qui Libèrent, 2013). D’autre part, si cette production de valeur a effectivement diminué le nombre de personnes vivants sous le seuil de pauvreté (ce qui représente quand même près de 700 millions de personnes, soit 8,5% de la population mondiale), c’est aussi au prix d’une augmentation spectaculaire des inégalités.

[2] Peuple, pouvoir et profits, Les liens qui Libèrent, 2019.

[3] Un nouveau contrat écologique, puf, 2024.

[4] Quatrième de couverture, souligné par les auteurs.

[5] Id. souligné par eux.

[6] Fiscalité carbone et finance climat : un contrat social pour notre temps, Les petits matins, 2017

[7] Comment les économistes réchauffent la planète, Le Seuil, 20126.

[8] Dans tout le livre, j’ai relevé seulement trois fois une référence au « capitalisme ». Deux fois p. 69 et la deuxième fois en le définissant comme « un vaste système destiné à produire des biens privés que chaque individu cherche à acquérir » ce qui est une définition très réductrice. Au cœur du capitalisme, il y a un rapport social spécifique, qui peut prendre diverses formes institutionnelles (comme en Chine ou aux USA). Un rapport qui se situe dans la production et pas dans la consommation ou la redistribution. La troisième référence est p.246 et qualifie le capitalisme de fossile ce qui reste sur le plan descriptif d’une forme particulière qui d’ailleurs est très discutable, car aujourd’hui il serait sans doute qualifié plus justement de financier que de fossile.

[9] C’est d’ailleurs ce qui est dit p. 154 en notant que « l’organisation économique, territoriale et symbolique de la France ne peut pas fonctionner sans les énergies fossiles ».

[10] Ce n’est pas vraiment le cas aujourd’hui en France !

[11] J’ajouterai également les conflits d’intérêts, car les « valeurs » ne s’expliquent le plus souvent que par eux.

[12] Refuser des efforts de réduction sur l’argument que ses propres émissions son négligeables, c’est accepter de le généraliser partout où les émissions ne dépassent pas un seuil fixé en oubliant que c’est le total qui compte. Si tous les pays avec des émissions à moins de 1% du total l’utilisaient pour justifier l’inaction, c’est 22% des émissions annuelles pour lesquelles on ne ferait rien.

[13] Ces « tout le monde » homogénéisant mériteraient des précisions pour être opérationnels.

[14] Là-aussi la situation politique de la France montre jusqu’où sont capables d’aller les « élites » dirigeantes pour garder le pouvoir et défendre un capitalisme en bout de course. Macron ne cesse de « concerter », mais tout seul.

[15] Je suis toujours très réticent devant ces « parties prenantes », une notion qui me semble surtout relever d’une gestion du personnel attachée à dissimuler les intérêts contradictoires de ces « parties prenantes ».

[16] Voir ici où je rends compte d’un numéro spécial de Reflets de la physique consacré à la transition énergétique dont un article parle justement de ces petits réacteurs SMS « planifiés » par Macron et j’y cite également Les merveilleux nuages le livre d’un physicien très bon connaisseur du nucléaire, Harry Bernas, qui est fortement critique sur cette planification. J’en profite pour recommander la lecture de son livre.

[17] Là Macron est le premier de la classe pour les allocutions solennelles. On voit au nombre de leurs organisations à quel point il y attache de l’importance (la sienne) et à quel point il y jouit de sa (fausse) puissance. Je ne suis pas sûr que ça plaide pour ces allocutions.

[18] Sans parler de l’incapacité du pervers narcissique qu’est Macron, comme l’analyse si justement Marc Joly dans La pensée perverse au pouvoir, de pouvoir faire simplement que l’ébauche d’une autocritique.

[19] La note en bas de page 223 sur la fusion des CE et des CHST le prend comme un fait sans le discuter en soulignant que cette fusion est une perte de contrôle des travailleurs, à la fois sur les décisions de l’entreprise et sur leurs conditions de travail. De nombreuses analyses de cette réforme ont montré ses conséquences négatives (baisse du nombre de représentants du personnel pour une charge de travail nettement plus importante vu l’extension du périmètre des compétences, impliquant des difficultés pour trouver des volontaires pour participer à ce nouveau CSA compte tenu de la charge de travail qui en découle). En fait, ce que montre cette réforme c’est que le pouvoir actuel n’est pas prêt à « transformer notre mode de développement ».

[20] C’est tout le sens de mon livre, Le climat ET la fin du mois.

[21] Il y a évidemment une hiérarchie objective entre eux. La question climatique est « plus importante » car une fois le climat et la biodiversité détruits, la question sociale changera qualitativement (un véritable changement de phase au sens de la physique). Mais obtenir des résultats sur l’environnement exige qu’à court terme les inégalités se réduisent (et pas marginalement).

[22] Là-dessus, Marx dit l’essentiel : « Je ne peins pas en rose, loin s’en faut, le personnage du capitaliste et du propriétaire foncier. Mais ces personnages n’interviennent ici que comme personnification de catégories économiques, comme porteurs de rapports de classes et d'intérêts déterminés. Moins que tout autre encore, ma perspective qui consiste à appréhender le développement de la formation économico-sociale comme un processus historique naturel, ne saurait rendre un individu singulier responsable de rapports et de conditions, dont il demeure socialement le produit, quand bien même il parviendrait à s’élever, subjectivement, au-dessus de ceux-ci » (Marx, Préface à la première édition allemande du Capital, Le Capital, 1983, p.6).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.