Le spectacle que donne à voir les négociations au sein du NFP pour désigner un premier ministre est le résultat de deux stratégies que Mathieu Dejean expose clairement dans son article de Mediapart.[1]
Mais il est aussi le révélateur d’un problème plus profond qui est une crise du politique due à la crise globale que traverse le capitalisme à l’échelle mondiale. Cette crise multidimensionnelle, économique, sociale, environnementale, anthropologique, bouleverse les cadres dans lesquels s’exprimaient les rapports de force au vingtième siècle. La crise économique, qui est fondamentalement une crise de panne d’accumulation à l’échelle souhaitée par le capital, échelle toujours moins élevée que voulue par lui sans limite, le pousse à la mondialisation de son emprise, à l’exploitation renforcée des humains, vus comme de simples moyens de mise en valeur du capital, à un extractivisme forcené et à une transformation des personnalités qui soit mieux adaptée à ses fins.
Ainsi, les travailleurs deviennent uniquement des coûts qu’il s’agit de minimiser, poussant à une intensification du travail au prix d’une gestion déshumanisante (le burn-out est devenu une maladie professionnelle[2]reconnue par l’OMS), au retour du travail des enfants avec l’extension de l’apprentissage sur fonds publics, à la « production » d’hommes inutiles que théorise Pierre-Noël Giraud, ou à l’extension de la durée du travail sur la vie active, revenant à des luttes qui nous font revenir au 19ème siècle (les réformes des retraites reculant l’âge de départ sont mises en œuvre dans toute l’Europe).
L’exploitation des ressources naturelles engendre des dégâts environnementaux dramatiques : ressources renouvelables devenant épuisables (forêt, ressources halieutiques), pollutions importantes[3] (déchets radioactifs, dégradation des sols, pollution de l’eau, …), disparition d’espèces accélérée, biodiversité réduite, climat dégradé en sont les signes les plus visibles.
Quant au mode vie, qui est le cadre dans lequel se forment les personnalités, il est de plus en plus formaté par la consommation de marchandises, des plus matérielles aux plus imaginaires (métavers). La transformation des êtres humains en clients d’un marché qui a vocation à répondre à tous les besoins (du capital !) est la tendance qui marque aujourd’hui le monde entier.
Ces bouleversements, trop rapidement décrits ici, mais qui font l’objet de multiples travaux de toute nature (sociologiques, économiques, anthropologiques, philosophiques, sanitaires, …), ne pouvaient pas ne pas toucher les formes sous lesquelles les rapports sociaux se construisent, et donc les formes d’expression et d’action politique où ils se manifestent.
Je n’ai pas la prétention dans ce court billet d’en proposer un cadre général d’analyse, juste de tenter d’en éclairer quelques aspects qui me semblent essentiels, certain de toute façon que ce ne peut être que l’action de masse de forces sociales suffisamment puissantes et déterminées qui peuvent construire une alternative à la crise actuelle. Une construction qui ne peut être qu’un processus qui ne sortira pas d’un cerveau isolé et qu’il est vain de vouloir anticiper avec précision.
C’est justement ce qu’illustre la difficulté du NFP à décider d’une stratégie, une décision contrainte par les formes institutionnelles héritées du siècle passé que sont les partis ou autres mouvements[4] politiques, des structures verticales donnant aux « chefs » un pouvoir excessif qui se coupe vite des préoccupations de ceux qui les ont laissé commander. À l’opposé, le mouvement des Gilets jaunes se voulait (et était) sans représentants, très hétérogène, peu structuré au grand damne des journalistes qui y perdaient leurs repères pour proposer au public des débats sur le modèle dont ils avaient l’habitude.
Et dans l’entre-deux, de multiples organisations associatives tentant de construire du commun à plein de niveaux différents (internationaux avec les ONG, nationaux (Attac, Ligue des droits de l’homme, …), locaux (souvent en tentant de pallier les carences croissantes de services publics malmenés), et sur de multiples objets (politiques, culturels, sportifs, échanges de savoir, soutien scolaire, …) et bien sûr l’importance croissante des réseaux sociaux.
Cette effervescence est le signe d’une recherche de modes d’organisations nouveaux et donc d’une sorte de dépérissement des modes anciens de coordination. Il faut construire de nouvelles institutions adaptées à la spécificité de la crise multiforme qui caractérise aujourd’hui le capitalisme. Et cette construction, qui ne peut être qu’un processus collectif, est en train de se faire sous nos yeux, mais elle ne peut pas surgir spontanément parfaitement adaptée au contexte d’aujourd’hui. Elle va prendre du temps, voire ne pas arriver à émerger et il est compréhensible qu’elle engendre maintenant des frustrations, des impatiences et des renoncements plus ou moins temporaires.[5]
Mais au-delà de toutes les incertitudes, on peut penser que les institutions qui émergeront devront être capables de tenir ensemble les diverses manifestions de cette crise multiforme. Un mouvement écologiste, dans son intitulé même, montre que l’accent n’est mis que sur un des aspects de cette crise, ce qu’indique son incapacité à insister sur la responsabilité du capitalisme dans la crise écologique, comme on peut dire que le PCF porte davantage des revendications liées au pouvoir d’achat sans suffisamment prendre en compte les autres dimensions et en particulier l’environnementale (le « il faut produire de tout » de Fabien Roussel et la posture très productiviste du PCF).
Enfin, l’un des points qui me semble essentiel dans cette impuissance actuelle des formes politiques existantes, c’est leur focalisation sur les institutions d’aujourd’hui qui concentrent toute la politique dans les périodes électorales. Du coup, les élections apparaissent comme le passage décisif pour « changer les choses » et elles concentrent toute l’énergie de ceux qui en jouent le jeu. Il n’est pas question de dire que la lutte électorale ne sert à rien, c’est toujours une période où les débats se tiennent (hélas trop souvent déformés par des médias partisans du statu quo) et à l’occasion desquels peuvent émerger des revendications et des engagements. Mais penser qu’un changement profond de la société capitaliste puisse être le résultat d’une prise de pouvoir électoral, c’est croire que le capital laissera tranquillement se faire cette transformation, alors que la séquence actuelle montre à l’évidence qu’il n’est pas prêt à accepter le résultat des élections et de voir le NFP simplement former un gouvernement, même sur la base d’un programme qui est loin d’être révolutionnaire. Et tant d’exemples passés (Syriza en Grèce, Allende au Chili pour n’en citer que deux emblématiques) prouvent le contraire. Il est de bon ton à droite de moquer ceux qui croient au Grand-soir d’après le capitalisme (qui ne sont d’ailleurs plus très nombreux), mais croire à la rupture électorale décisive, c’est croire à un grand-soir rabougri et tout aussi irréaliste.
Aujourd’hui, l’essentiel des luttes se fait quotidiennement hors des structures politiques traditionnelles que sont les partis et mouvements focalisés sur les échéances électorales et engendrant des luttes internes entre « camarades » pour des investitures qui ont vite tendance à se transformer en sinécures que les titulaires veulent conserver. Il en résulte un personnel politique quasi professionnel, se renouvelant peu et trop souvent concentré sur sa propre réélection. On dit que le pouvoir corrompt, mais ce n’est pas tant le « pouvoir » en soi, abstraction vide, que les conditions concrètes dans lesquelles il se pratique, à savoir les institutions qui canalisent ses formes d’expression et d’action. Or les institutions actuelles ont été construites et pensées pour les besoins du capital. C’est flagrant avec celles de la Vème république, bâties en 1958 par Michel Debré pour assoir le pouvoir personnel du général De Gaulle et qui ont depuis prouvé leur capacité à se transformer en outil efficace pour une « monarchisation » du pouvoir, oubliant la démocratie même parlementaire (qui est loin d’être une démocratie au sens propre, c’est-à-dire donnant le pouvoir au peuple). La pratique récente de Macron de « réformer » à coup de 49.3 (en attendant l’article 16 ?), de conseils scientifiques ad hoc, de recours systématique à des cabinets de conseils privés pousse très loin les dérives qui étaient en fait inscrites dès le départ dans les institutions en place.
La conséquence logique de cet état de fait, c’est de vouloir changer les institutions, puisque celles-ci ont largement fait la preuve de leur nocivité. Donc une sixième République comme le réclame LFI ? Sans doute, mais comment ? Imaginer un changement d’institutions dans les institutions actuelles c’est du même ordre illusoire qu’imaginer qu’un gouvernement NFP pourra réaliser son programme aujourd’hui[6]. Les institutions mises en place dans les sociétés capitalistes ne sont pas faites pour « sortir » du capitalisme, même à doses infinitésimales.
C’est la limite ultime de la lutte électorale qui se fait dans ce contexte à moyens très inégaux. On y est loin de la « concurrence libre et non faussée » prônée en Europe comme le cadre idéal des rapports sociaux et on vient d’en avoir l’expérience avec la dernière campagne électorale. Et il ne s’agit ici que du pouvoir très relatif d’une Assemblée très contrainte par les institutions elles-mêmes (sept ans de macronisme le prouvent), alors si la question qui se pose devient celle d’une rupture fondamentale avec le capitalisme, par exemple en donnant le contrôle aux salariés sur l’organisation de leur travail, y compris sur le contenu de la production ou en construisant un pôle bancaire public, il faut s’attendre à ce que tous les moyens légaux ou non soient employés pour faire échec à ce type de tentative.
Faut-il alors renoncer et se résigner à voir la crise globale en cours nous conduire vers des lendemains qui ne chanteront pas ?
Évidemment non, mais cela veut dire qu’il ne faut pas compter d’abord et uniquement sur la lutte électorale, dont les quarante dernières années nous ont montré l’impuissance, engendrant résignation, frustrations et déceptions, un des signes en étant la montée de l’abstention, ou conduisant à la fuite vers le RN parce qu’il n’a pas encore été essayé.
Pour l’instant, la contestation de l’ordre capitaliste est encore bien trop éclatée en de multiples organisations qui n’ont d’ailleurs pas toutes le même niveau de conscience de l’existence même de cet ordre et de la nécessité de sa remise en cause. Beaucoup en reste à un stade réparateur, où il s’agit de pallier les urgences les plus immédiates (par exemple sur l’échec scolaire, ou l’aide aux sans-papiers), d’autres agissent en proposant des réformes (Attac, économistes atterrés, …), d’autres encore investissent un domaine spécifique (Réseau salariat, Ligue des droits de l’homme, …) ou tentent de construire des liens sociaux hors du cadre marchand, basés sur l’entraide et la solidarité (Repair cafés, réseaux d’échange de savoirs, …). Mais cette diversité, qui témoigne de la nécessité d’une adaptation aux méfaits de l’ordre social capitaliste et de la recherche tâtonnante de solutions, témoigne aussi d’un éparpillement des efforts qui ne peut qu’être préjudiciable si la solution est justement de sortir de cet ordre.[7] Comment unifier les efforts de toutes ces initiatives, sans les réduire, sous quelles formes, sont des questions qui commencent à être sinon résolues, du moins envisagées dans la mosaïque des associations de toute nature qui cherchent à sortir du cadre marchand.
Il reste un dernier point et il est essentiel, c’est celui du fonctionnement économique du système dans sa globalité. Le capitalisme est mondialisé pour ses propres besoins (baisse des coûts du travail, conquête de marchés nouveaux, accaparement de ressources stratégiques, …), mais du coup il se fragilise, comme l’a montré la pandémie qui a désorganisé les flux de marchandises. Or, il faut y insister, le capitalisme est un rapport social qui s’initie dans la production, c’est donc à ce niveau qu’il faut faire porter les luttes. C’est le rôle des grèves qui désorganisant la production oblige le capital soit à des concessions (la grève générale après le Front populaire en 1936[8], mai 1968), soit à des répressions implacables (grève des mineurs sous Thatcher). Aujourd’hui, les grands secteurs qui sont au cœur du fonctionnement de l’économie sont ceux de l’énergie, des réseaux d’information et de la logistique et c’est sans doute là qu’il est le plus urgent de s’organiser non pas seulement pour obtenir des augmentations de salaire, mais bien des conquêtes sociales pour tous. Les syndicats, tels qu’ils sont aujourd’hui sont-ils en mesure de jouer ce rôle de coordination des luttes, non plus seulement défensives pour de meilleures conditions de travail et de pouvoir d’achat, mais offensives pour le contrôle de la production dans les entreprises concernées ? Ce n’est pas à moi de le dire, tout juste puis-je le souhaiter, mais il y a encore pas mal de chemin à faire en commun. Il a été entamé en France avec la lutte contre la réforme des retraites, mais l’unité obtenue reste sans doute encore trop défensive. Là-aussi, la forme syndicale doit s’adapter aux conséquences de la crise globale du capitalisme.
[1] Je m’explique sur les raisons qui me font prendre parti sans ambiguïté pour la « stratégie LFI » dans mon dernier billet de blog.
[2] Ce qui est normal vu leur augmentation, mais aussi le signe d’une banalisation qui le rend finalement « acceptable » dans une société « moderne ».
[3] Elle sont répertoriées pour l’extraction minière dans, M. H. Wong, J. W. C. Wong, A. J. M. Baker, chapitre 10 Remediation and management of degraded lands, Impacts of Rare Earth Mining on the Environment and the Effects of Ecological Measures on Soil ».
[4] Le soin mis par LFI à se qualifier de « mouvement » pour précisément se différencier d’un parti « traditionnel » est le signe d’une prise de conscience de l’obsolescence progressive de la forme parti, sans toutefois réussir à la dépasser.
[5] Le PS, qui a repris du poil de la bête grâce au NFP, semble avoir beaucoup de mal à renoncer à une conception de la politique qui se pense d’abord comme une gestion raisonnable (c’est-à-dire néolibérale), et donne l’impression de pouvoir à tout moment retomber dans la collaboration avec la droite. Que François Hollande ou Aurélien Rousseau, le premier avec le passif que l’on sait (lois travail, CICE, …) et le second après avoir voté toutes les réformes macronistes, soient élus députés avec le NFP est un très mauvais signal d’une bifurcation du PS stabilisée à gauche.
[6] Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas le tenter en allant au gouvernement. Je soutiens même le contraire dans mon dernier billet.
[7] On peut aussi regretter le manque déchanges entre les nombreux intellectuels qui, s’ignorant mutuellement, illustrent la difficulté des intellectuels refusant le capitalisme d’engager un débat, fut-il contradictoire, sur la stratégie à mettre en œuvre pour avancer vers une sortie du capitalisme. Un objectif d’ailleurs pas nécessairement partagé par tous mais tous étant suffisamment engagés pour ne pas accepter le statu quo et permettre d’envisager des collaborations fructueuses. D’autant que la nature multidimensionnelle de la crise ne permet pas à un champ disciplinaire d’en prendre toute la mesure. C’est ce constat qui a poussé récemment les économistes atterrés à « refonder leur démarche critique pour répondre aux nouvelles questions en rassemblant des chercheurs critiques d’autres disciplines et des acteurs engagés dans les combats socio-écologiques ».
[8] Un exemple édifiant que le pouvoir politique à lui seul n’est pas suffisant pour des conquêtes sociales importantes.