L’inflation récente des tarifs de l’énergie a mis en lumière la dépendance accrue de l’économie vis-à-vis des ressources épuisables (gaz, pétrole, charbon, uranium). En France, où le pain représente à la fois un élément fondamental de notre alimentation et un repère culturel fort, les récentes mobilisations des artisans boulangers viennent rappeler la réalité d’une transition énergétique toujours balbutiante.
En focalisant l’attention sur la production d’électricité, les décideurs politiques délaissent autant d’initiatives et d’outils prometteurs dans l’optique d’une transition réussie vers une société juste et durable. Il est ainsi peu probable que simplement substituer aux ressources épuisables les énergies renouvelables puisse suffire. Il est aujourd’hui essentiel de reprendre les fondements du système socio-technique sur lesquels ces dernières reposent afin d’évaluer la confluence de technologies, de ressources et de modes de consommation qui favoriserait l’émergence d’un nouveau modèle énergétique. Il devient urgent de ne plus ignorer la non-neutralité des technologies qui ont depuis longtemps cessé d’être de simples outils déconnectés du tissu social. Des penseurs des technologies comme Ivan Illich (La convivialité - 1973) ou Jacques Ellul (Le système technicien - 1977) ont bien montré que les technologies modernes forment un système qui façonne la société.
La boulangerie solaire : un artisanat naissant
Du mouvement des gilets jaunes à la guerre en Ukraine, les tensions sur la disponibilité des services énergétiques n’ont eu de cesse de s’accroître au cours des dernières années. Plus récemment, les coûts de l’électricité se sont envolés et voilà que les boulangers sont en difficulté pour faire ce qu’ils ont toujours fait : cuire du pain. D’autres voies existent, que certains empruntent déjà pour produire du pain de manière écologique et durable : un boulanger solaire est installé en Normandie depuis quelques années et commence à être reconnu par la profession. La cuisson solaire se fait « à concentration directe » et ne nécessite aucune électricité. Mais, malgré sa nature vertueuse et résiliente, la boulangerie solaire ne trouvera sa place dans le régime technologique de notre société en général et des boulangers en particulier, que par un décalage de point de vue sur la problématique de la transition énergétique. Bien que les deux technologies, solaire et électrique, permettent des cuissons identiques avec des températures similaires, l’organisation de l’activité artisanale boulangère solaire est nécessairement différente de celle d’une boulangerie électrique. Notamment parce que le fonctionnement du four solaire, s’il permet une cuisson gratuite et possède un impact environnemental quasi nul, reste corrélé à la présence du soleil.
La boulangerie solaire : un thème de recherche actif
Des recherches sont actuellement menées conjointement par le CNRS et l’IRD sur le potentiel de la filière boulangerie solaire. Il en ressort que cartographier le potentiel solaire disponible est une condition nécessaire mais pas suffisante pour déterminer les emplacements où la boulangerie solaire pourrait prendre le relais de la boulangerie électrique. Le passage d’un modèle produisant le pain selon le temps social de la paire artisan/consommateur (boulangerie électrique) à un modèle dépendant avant tout du temps physique de la ressource (boulangerie solaire), implique une transition sociale et culturelle profonde de nos usages sur le long-terme. Seul un changement adapté de nos comportements alimentaires pourra en réalité faciliter la prise en main par les artisans boulangers du nouvel outil solaire. Ce changement pourra être partiel ou total, mais il sera nécessairement progressif et concerté entre les différents acteurs de la filière (fournisseurs, artisans, consommateurs, etc.). Le défi est immense, mais des initiatives existent (La boulangerie solaire, Un exemple pour un avenir radieux, Arnaud Crétot – ed. Terre vivante 2023) : en 2023, un financement ADEME/Région Réunion permettra par exemple l’installation d’un premier four solaire boulanger sur l’île de la Réunion. L’outil ainsi introduit dans la société réunionnaise et géré par une association locale (Ekopratik) servira de support pour des activités de recherche, et de démonstrateur pilote pour les artisans boulangers et le grand public.
Le four solaire boulanger : une low-tech solution
Le cas du four solaire boulanger illustre la problématique plus générale du choix de la technologie la plus adaptée pour répondre à un besoin de manière durable. Cette démarche de réflexion sur l’outil, sa pertinence, son efficacité et sa consommation en ressources matérielles ou énergétique, est la raison d’être du courant des low-tech qui diffuse depuis peu du milieu associatif vers l’enseignement supérieur et la recherche.
Une transition socio-technique et non énergétique
Aujourd’hui, une vision insuffisamment systémique de la transition énergétique la cantonne à des mesures ad hoc destinées à pallier les faiblesses inhérentes des énergies renouvelables comme sources de production d’électricité connectées aux réseaux centralisés. La problématique des technologies boulangères peut être pensée autrement : une voie nouvelle serait de diffuser largement l’usage du four solaire en repoussant les limites actuelles de cet outil vertueux. Notre réseau composé d’acteurs de la recherche académique, du milieu associatif et de l’artisanat boulanger engage des actions en ce sens. Naturellement, ce travail et les développements qui en découlent ne sont pas des solutions immédiates aux problèmes rencontrés actuellement par la filière boulangère ; ce sont cependant de sérieuses options à envisager pour limiter l’impact de futures crises énergétiques sur cette même filière. De manière plus générale, cette approche considérant une transition au niveau du système socio-technique plutôt qu’au niveau du système énergétique présente un potentiel considérable pour engager sereinement notre société sur le chemin de la durabilité.
Signataires:
Benjamin Pillot - chercheur IRD,
Guillaume Guimbretière - chercheur CNRS,
Sylvain Barbot - Association Ekopratik,
Arnaud Crétot - Boulangerie NeoLoco,
Eva Wissenz - fondatrice Solar Fire,
Romain Authier - doctorant IRD,
Guillaume Beaujard - Association Ekopratik,
Emmanuel Laurent - Association La Myne,
Frédéric Lacour - Boulangerie Au Coin du Levain,
Christophe Révillion - ingénieur IRD,
Corrie Mathiak - Master Jena University,
Alexandre Lefèvre - doctorant Université de la Réunion,
Victor Locuratolo - dessinateur