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C’est elle qui accueille les spectateurs en bord de scène fermée par un rideau de velours rouge au charme suranné. Carole Thibaut est comédienne, autrice, metteuse en scène et dirige depuis 2016 le Théâtre des Ilets à Montluçon, plus petit Centre Dramatique National de France. En tant que directrice, elle vient présenter le spectacle, rappelle les règles à respecter pour vivre cette soirée ensemble, demande que l’on éteigne nos téléphones portables, entre autres. La liste est un peu plus longue que d’habitude mais il est important parfois de prendre le temps pour nommer, avec beaucoup d’humour, des évidences qui ne le sont pas pour tout le monde. C’est aussi ça le rôle d’une directrice. Et pour honorer la tradition, elle propose le « petit sas rituel » du théâtre dans lequel vous vous trouvez, une chanson « qui entre en écho avec la thématique du spectacle[1] ».
Les premières notes de musique sont familières, puis la voix de Nicole Croisille chante une véritable déclaration d’amour à celui qui « la fait se sentir femme (…) parce que tu es un homme et que tu es gentil ». Sortie en 1975, en plein mouvement féministe, alors que Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos mènent leurs enquêtes caméra au poing, la chanson « Une femme avec toi » est un immense succès, le plus gros de la carrière de la chanteuse. La relecture des paroles[2] peut aujourd’hui prêter à sourire tant elles sont emplies de béatitude, à la limite de la mièvrerie. Mieux vaut en rire qu’en pleurer dit l’adage, pas si sûr, surtout lorsqu’on connait un tant soit peu l’œuvre de Carole Thibaut. En tout cas, la comédienne-directrice l’interprète avec une fougue un peu trop appuyée pour être honnête, avant de rester interdite, laissant Nicole Croisille continuer seule. Sous la directrice semble déjà bouillir la comédienne. Elle quitte la scène. La chanson, choisie à dessein, donne le ton de ce qui vient.

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« Je suis une chevalière »
Lorsque le rideau se relève, le décor est planté : côté cour, devant un second rideau de velours rouge si long qu’il déborde sur le plateau, une baignoire à pattes de lion dans laquelle est installée la comédienne, côté jardin, une petite télévision à tube cathodique rythme le récit, diffusant après le titre de chaque séquence, un flot d’images documentaires ou tirées d’archives familiales. Elles se brouilleront à mesure que le récit avance, au moment où sera arraché le rideau de velours rouge, métaphore du sang autant que du théâtre et de l’habit d’apparat. Pour le moment, un être anthropomorphe, tête de cerf et cape carmin, observe la scène. « Je suis une chevalière » dit-elle. « Juchée sur mon lion préféré, je parcours la plaine immense ». L’ambiance est médiévale. Elle félicite « gardiennes » et « soldates ». Dans cette dimension sans doute parallèle à la nôtre, le féminin l’emporte sur le masculin, le monde est inversé. C’est alors qu’une fille « rouge » se rue vers elle de manière bien peu protocolaire pour dénoncer : « Les garçons ils nous tirent vers le bac à sable, et là ils nous soulèvent la jupe et nous baissent la culotte ». Gagnée par la colère, la chevalière est prête à s’élancer pour donner l’assaut quand la petite fille lui rétorque : « Pfff ! Tu comprends rien », et repart pour se livrer elle-même « aux mains terribles de nos ennemis ». Estomaquée sur son lion, elle s’en va.

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Sur scène, Carole Thibaut parle maintenant de son père. « Dans chacun de mes textes j’ai parlé de mon père. Au fond je n’ai pas cessé de parler de mon père » avouera-t-elle. En l’occurrence, il est le personnage central de « Longwy Texas », bouleversant seul-en-scène autobiographique dans lequel elle raconte par l’intime la fin du bassin minier dans une région ne s’étant jamais remise de la disparition de la sidérurgie qui assurait sa fortune. Les souvenirs de la petite fille qu’elle était alors vont venir se fracasser sur la cruelle réalité des archives familiales[3]. Il est carrément dans le titre de « Faut-il laissé les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars[4] ? », pièce qu’elle a montée deux fois, pour l’instant, dans laquelle une femme reçoit la visite de son père qu’elle n’a pas vu depuis la mort de sa mère, dix ans auparavant, venu lui demander une ultime et terrible faveur.
Dans « Ex Machina », elle parle de lui : « Papa croit aux valeurs travail. Au mérite individuel. A l’autorité. Le monde de Papa est un monde bien ordonné ». Elle avoue que chez elle, on ne parle de rien, exception faite des résultats scolaires, seuls échanges qu’elle entretient avec lui. Il affirmait encore : « Une femme qui travaille c’est la honte du mari. Cela signifie qu’il ne gagne pas assez pour entretenir sa famille ». Sa femme, la mère de celle qui est sur scène, avait cessé de travailler après leur mariage. Dans la famille, c’est le chef, le commandeur, le juge. Elle est la fille ainée, celle sur qui tombe régulièrement sa colère. « Avoir été́ la fille de ce père est une malédiction et une chance » dit-elle. « Mon père a été mon grand initiateur au royaume de la domination. C’est une chance d’être initiée tôt dans la vie ». De fait, lorsqu’elle parle domination, violence, injustice, elle parle de son père. Lorsqu’elle parle d’oppression des femmes, de luttes ouvrières, de révolution, elle parle de son père. Mais elle balbutie, se ravise. Ce n’est pas de son père qu’il s’agit, du moins, pas tout à fait. Il faudrait inclure tous les autres.

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« Sororité fait loi »
Elle s’épanche, se dit qu’elle aurait dû faire une conférence, « quelque chose de sobre, de tenu ». Mais à trop vouloir écouter les conseils de son ami chorégraphe lui reprochant d’être trop cérébrale, elle se laisse – un peu trop à son goût – traverser par les émotions de son corps. Le récit se délite alors. La fiction et la réalité se confondent. La représentation se heurte à ses propres cadres. Est-on encore dans le spectacle ? Celui-ci bascule dans la performance. C’est à ce moment que les images de petit écran se brouillent. La musique, quasi décorative depuis le début, devient terrain de jeu, engendrant un être grotesque et monstrueux, seule façon pour dépasser la représentation de soi et réinvestir le récit. « Ça déborde, ça glisse » écrit Carole Thibaut dans sa note d’intention de mise en scène. Comment s’extraire de la machine ? « Toute vie est traversée par l’expérience de la domination » dit-elle avant de préciser : « Plus l’expérience est traversée tôt plus elle s’inscrit de façon indélébile dans nos chairs et notre âme qui poussent autour, avec, et l’englobent, comme l’écorce d’un jeune arbre recouvre la plaque de fer qu’on y a vissé. Sous l’écorce le fer rouillé, vissé à la chair de l’arbre ». Le corps, épuisé, laisse place à la parole. D’objet, elle redevient alors sujet. La possibilité de l’émancipation est partout à ce moment. « Il serait temps d’apprendre à compter au-delà de deux. Il serait temps d’embrasser nos multitudes, de rassembler notre puissance. Il est temps d’articuler notre parole. De hisser haut nos émotions et notre colère ».

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Le théâtre de Carole Thibaut navigue entre le réel et le poétique, entre l’intime et le politique. Depuis des années, elle amasse notes, pensées, réflexions, lectures, sur les mécanismes de domination et de pouvoir et les questions de genre. De cette mise en jeu d’elle-même qui est aussi une mise à nu, elle fait émerger un récit éloquent, une fable initiatique. Elle interroge le télescopage du genre et du pouvoir, de la petite fille élevée dans la tradition patriarcale à le jeune femme devenue actrice, à l’autrice et la metteuse en scène évoluant alors dans un milieu presque exclusivement masculin, à la directrice de compagnie et de théâtre qu’elle est devenue et ce rapport paradoxal au pouvoir, subi depuis ses débuts et maintenant exercé. Un peu plus tôt, elle avait usé de ce pouvoir sur un jeune homme. En inversant les rôles traditionnels dévolus aux hommes et aux femmes dans une société patriarcale, elle révèle le malaise. On se souvient encore du discours coup de poing qu’elle prononça lors de la fausse cérémonie des Molières organisée le 13 juillet 2018 pendant le Festival d’Avignon.
« Je suis désolée. J’avais commencé à écrire un truc rigolo. Un de ces trucs pour lesquels on fait appel à moi de temps en temps. Oh tiens si on invitait Thibaut. Elle est rigolote Thibaut. C’est une excitée rigolote. Elle nous casse bien un peu les coucougnettes avec ses histoires d’égalité femmes-hommes, mais elle est rigolote. Elle pique des gueulantes rigolotes, bien brossées. Et puis elle met des jolies robes. Elle porte bien. Elle fait désordre policé. On devient vite le clown de service. Le bouffon du roi. Et ici le roi, comme ailleurs, c’est la domination masculine. Il a beau faire GENRE, le roi, il est et reste la domination masculine. Et moi j’en ai ma claque d’être la bouffonne de service de la domination masculine[5] ».
Ce texte fort disait son agacement en même temps que sa lassitude de voir que rien ne bouge, qu’année après année, discours après discours, les pièces présentées dans le in sont toujours écrites par des hommes – en l’occurrence 90% l’année du discours. « Ex Machina » prolonge en quelque sorte ce discours, car il doit hélas être prolonger. Il est heureux de constater que, loin de s’assagir ou d’abdiquer en vieillissant, Carole Thibaut est toujours debout, toujours en colère. Et elle prouve à nouveau qu’il est de saines colères, de celles qui se transforment en énergie de création. Viols et agressions sexuelles sont racontés par fragments, laissant entrevoir l’effroyable banalité de l’exercice de la domination masculine sur le corps des femmes. Piétiner le patriarcat devient alors performatif. À chaque bribe de témoignage, elle plonge frénétiquement sa tête dans l’eau maintenant glacée de la baignoire, scène de torture auto-infligée pour tenter sinon de matérialiser, du moins de s’approcher du resenti que doit provoquer cette violence sourde, indicible. Dans un déchainement corporel, Marylin, monstre difforme et grotesque, chantera une dernière fois que son cœur appartient à papa. Plus personne ne rira.

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[1] Ex Machina est publié avec Longwy-Texas par Lansman Éditions, Manage, Belgique, 2023, 76 pp.
[2] À l’origine, c’est un tube italien de Mia Martini sur la musique et les paroles d’Alfredo Ferrari et Vito Pallavicini, la même année Pierre Delanoë en écrit l’arrangement en français qui sera interprété par Nicole Croisille. Extraits : « Tu étais gai comme un italien/ Quand il sait qu'il aura de l'amour et du vin Et moi pour la première fois/ Je me suis enfin sentie/ Femme, femme, une femme avec toi » ou encore : « Tu ressemblais un peu à cet air d'avant/ Où galopaient des chevaux tous blancs/ Ton visage était grave et ton sourire clair Je marchais tout droit vers ta lumière ».
[3] Guillaume Lasserre, « Qui a tué Longwy », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 1er juin 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/120518/qui-tue-longwy
[4] Guillaume Lasserre, « L’adieu au père de Carole Thibaut », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 16 mai 2021, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/070521/ladieu-au-pere-de-carole-thibaut
[5] Extrait du texte écrit par Carole Thibaut et lu au jardin Ceccano le 13 juillet 2018, à l’invitation de David Bobée pour le feuilleton Madame, Monsieur et le reste du monde dans le cadre de la programmation du festival in d’Avignon – séance « Première Cérémonie des Molières non raciste et non genrée », https://www.arnaudmaisetti.net/spip/interventions-communes/article/carole-thibaut-la-domination-masculine-est-la-honte-de-tout-le-milieu-culturel
EX MACHINA - Texte, mise en scène et jeu Carole Thibaut. Assistanat à la mise en scène Liora Jaccottet. Création sonore Karine Dumont. Création lumière Yoann Tivoli. Création vidéo Benoît Lahoz. Création costumes Malaury Flamand assistée d’Ophélie Reiller. Régie générale et lumière Guilhèm Barral. Régie plateau de création Léo Laforêt et Laurent Lureault Dialogues artistiques et amicaux Pascal Antonini, Caroline Châtelet, Marion Godon, Elsa Granat, Vanasay Khamphommala, Philippe Ménard et autres. Production Théâtre des Îlets – Centre Dramatique National de Montluçon Coréalisation Les Plateaux Sauvages. Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Ex Machina est publié chez Lansman Éditeur. Spectacle vu le 28 novembre 2023 aux Plateaux Sauvages à Paris.
Théâtre des Ilets CDN de Montluçon du 14 au 18 novembre 2023.
Les Plateaux Sauvages Paris, du 27 novembre au 2 décembre 2023,
Théâtre National Populaire Villeurbanne du 30 janvier au 3 février 2024