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Billet de blog 3 octobre 2025

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Les conséquences ou la cruauté de la vie

De mariages en funérailles, Pascal Rambert dissèque dix ans de la vie d’une famille pour mieux interroger le poids de la transmission et de l’héritage. Servie par onze interprètes d’exception, « Les conséquences » explore l’engagement, les illusions perdues et le théâtre lui-même. Face à l’épreuve, la parole détruit autant qu’elle répare.

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« je suis affecté à Tournon et comme Mallarmé ou Sartre au Havre je hais ma condition j’aime mes élèves je leur parle de l’Être chez Héraclite ou de la place de la jalousie dans l’œuvre de Marcel Proust chaque année ils lisent Le lys dans la vallée pour comprendre à dix-sept ans la cruauté de la vie »

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Les conséquences, Pascal Rambert, 2025 © Photo : Louise Quignon

Deux rangés de grandes tables pliables avec leurs bancs, plusieurs fauteuils en plastique blanc empilés le long de parois faites d’une bâche blanche qui rappelle ces grandes tentes que l’on utilise pour les réceptions. Un barnum pour tout décor rythme la pièce et vingt ans de la vie d’une famille condensés en quatre séquences : deux enterrements et deux mariages entrecroisés, autant de rites de passage qui fédèrent trois générations dans autant de réunions familiales. Des cérémonies pourtant, le spectateur ne verra rien. Tout se passe dans les coulisses, dans ce même espace vide, nu comme une plaie ouverte, qui devient le creuset dans lequel bouillonnent les joies, les chagrins, les espoirs ravalés et les renoncements amers. Une mécanique implacable interroge alors ce qu’il reste de nos actes quand le sablier s’inverse, et ces chaînes invisibles qui tissent nos héritages, ce que nous léguons malgré nous. Au fur et à mesure, le temps, inexorable, révèle les fractures et les liens de cette famille dont les contours se dessinent peu à peu. Chaque mot, chaque silence porte en lui l’écho des actions passés et leurs répercussions futures. Les courses vives et intranquilles des protagonistes ne disent pas autre chose. « Je n’arrive pas à dire l’époque dans laquelle nous vivons qui le peut ? » demandera plus tard Audrey.

Illustration 2
Les conséquences, Pascal Rambert, 2025 © Photo : Louise Quignon

« La vérité de l’homme c’est son déchet »

Figure majeure du théâtre contemporain, Pascal Rambert appartient à cette lignée d'auteurs-metteurs en scène pour qui le théâtre est avant tout un laboratoire de la langue et du corps. « Les conséquences[1] » n’est pas un récit illustré mais une machine langagière qui scrute la façon dont les paroles fabriquent – et détruisent – le réel. Avec cette pièce, premier volet d’une trilogie ambitieuse[2], le metteur en scène poursuit son exploration des relations humaines, mais opère un virage audacieux, passant du scalpel intime de l’amour disséqué à la fresque chorale d’une famille traversée par le temps. Pour saisir l’ampleur de l’œuvre, il faut d’abord en cerner la forme, cette architecture cubique que Rambert affectionne, là où un événement – un deuil, une union – explose en une polyphonie brute. L’espace scénique, conçu par Aliénor Durand avec une économie qui frise l’austérité, n’est qu’un vide béant, éclairé par les jeux subtils d’Yves Godin, éclats crus sur des visages en sueur, faisceaux qui taillent les corps comme des ombres portées sur un mur de deuil antique. Pas de décor superflu, pas de rideau pour masquer les transitions, les séquences s’enchaînent dans un continuum fluide, comme si le temps théâtral refusait toute illusion de linéarité. Pascal Rambert, pour qui le théâtre tient dans l’énoncé : « quelqu’un entre sur un plateau et parle », fait de la parole le pivot central de son œuvre. Des monologues fusent comme des uppercuts, des duos s’entremêlent en un ballet verbal dans lequel l’amour cogne contre la rancune, la politique s’invite à table comme un convive indésirable. La musique d’Alexandre Meyer, discrète et lancinante comme un pouls qui bat sous la peau, ponctue ces éclats. Minimaliste, elle amplifie les silences, tandis que les mutations physiques – les cheveux qui grisonnent, les épaules qui s’affaissent, les regards qui s’aiguisent ou se voilent –, marquent le passage du temps.

Au cœur de cette fresque, trois générations se croisent, s’aiment, se heurtent, s’évitent, se détestent, se transmettent des choses parfois malgré elles, formant un chœur humain à la beauté déchirante. Les anciens, incarnés par Jacques Weber et Marilú Marini, portent le poids des actes fondateurs. Weber, en colosse brisé dont la voix grave tonne comme un orage lointain, incarne ce patriarche dont les choix politiques irradient encore, empoisonnant les festins familiaux. Marilú Marini, avec sa présence magnétique d’Argentine exilée, murmure des poèmes qui percent l’air comme des lames, rappelant que la poésie n'est pas un ornement mais une arme contre l’oubli. Les héritiers, menés par Audrey Bonnet et Stanislas Nordey – ces amants récurrents chez Rambert, depuis « Clôture de l’amour[3] » qui avait secoué Avignon en 2011 par sa radicalité formelle et émotionnelle, redéfinissant la puissance du verbe théâtral –, naviguent entre fidélité et révolte. Puis viennent les enfants d’après, la jeune garde : Lena Garrel et Mathilde Viseux, dont les corps vifs et les voix acérées percent les voiles des aînés. Paul Fougère et Jisca Kalvanda, apportent quant à eux une énergie brute, presque punk, aux mariages qui virent à l’aigre. Arthur Nauzyciel et Laurent Sauvage font le lien entre ces générations, tout comme Anne Brochet dont la présence est un contrepoint de tendresse au chaos.

Illustration 3
Les conséquences, Pascal Rambert, 2025 © Photo : Louise Quignon

Un théâtre de l’humain, poétique et politique

Ce qui frappe dans cette galerie de portraits vivants, c’est la façon avec laquelle Rambert fait du familial un prisme politique, sans jamais verser dans le didactisme. Les enterrements ne sont pas de simples rituels, mais des autopsies sociales dans lesquelles resurgissent les fantômes du passé – un engagement syndical étouffé, une rupture amoureuse qui a fracturé une lignée, une compromission idéologique qui hante les petits-enfants. Ainsi, Audrey trahit ses convictions en même temps que ses amis de l’École normale supérieure (ENS) en vendant ses compétences à des agences de communication et de publicité : « J’ai trahi. Je me suis vendue au capital comme on dit. J’écrivais pour des entreprises françaises ou étrangères. Je faisais de la thune en inventant des slogans censés donner au client la sensation d’effacement de cet acte vulgaire qu’est l’achat d’une marchandise pour le remplacer par l’acquisition d’un moment d’un instant de vie ou de valeurs, ce genre de conneries… » éructe-t-elle. Alors qu’elle sombrait dans la dépression, elle trouve un poste de critique de théâtre dans un journal national. La scène donne lieu à un savoureux passage dans lequel elle convoque Angelica Liddell[4]. La pièce est aussi une mise en abime permanente du théâtre.

La trahison, qu’elle soit amoureuse ou politique, apparait ici comme une constante du genre humain, tout comme le renoncement à l’instar du triste constat de Stan : « Plus personne ne veut faire la révolution. Les gens sont résignés. Les digues ont cédé Arthur. Tout le monde met des gants pour les laisser faire le boulot. Ils ont gagné » dit-il à Arthur. « On a perdu la bataille culturelle c’est récent mais on l’a perdue ». Les mariages deviennent des champs de mines sur lesquels l’alcool délie les langues, faisant jaillir la vérité, brutale, comme un éclat d’obus. Rambert, influencé par ses maîtres – Pina Bausch pour le corps qui parle, Claude Régy pour l’ombre qui pèse –, infuse ici une dimension philosophique. Le temps n’est pas linéaire mais cyclique et vengeur. Nos conséquences sont ces bifurcations invisibles, ces « moments saillants », des grenades prêtes à exploser sous le coup du chagrin ou de l’euphorie. Dans ce tourbillon, la société s’invite à travers les résonnances avec les crises écologiques, les fractures politiques post-2020, les héritages coloniaux. Le théâtre de Pascal Rambert est un théâtre humaniste, généreux, qui refuse le cynisme pour embrasser la faille – car c'est dans la brisure que naît la poésie, ce besoin vital que Rambert célèbre comme un rempart contre l’absurde. Ici, le mot de performance prend tout son sens. Jacques Weber, à soixante-seize ans, incarne le patriarche avec une fragilité bouleversante, son corps massif ployant sous le poids des ans comme un chêne sous la tempête. Audrey Bonnet et Stanislas Nordey, duo mythique, atteignent une alchimie rare. Leurs confrontations, physiques et verbales, sont des danses de l’amour dévasté, dans lesquelles le désir se heurte à la perte. Lena Garrel, éblouissante de fraîcheur incisive, porte l’avenir comme une question ouverte, tandis que Jisca Kalvanda, avec sa présence magnétique, infuse une urgence contemporaine, rappelant que la jeunesse n’hérite pas que des biens, mais aussi des armes. La mise en scène de Rambert, fluide et impitoyable, laisse respirer ces corps. Pas de surenchère, juste l’essentiel : un regard qui dure une éternité, une main qui tremble sur une épaule.

Illustration 4
Les conséquences, Pascal Rambert, 2025 © Photo : Louise Quignon

Des causes et des effets

Comment répondre aux conséquences de nos paroles et de nos actes ? Pascal Rambert interroge la possibilité même du dialogue dans une société fracturée. Peut-on encore converser sans annihiler l’autre ? Peut-on assumer l’impact de ce que l’on énonce ?  « Les Conséquences » interroge la responsabilité collective et individuelle à une époque saturée d’énoncés. Rambert n’offre pas de thèse manifeste. Il travaille par accumulation d’indices, de résistances, de glissements. La pièce met en évidence combien la société contemporaine fabrique des causalités rétroactives : des paroles d’hier déterminent les jugements d’aujourd'hui, et la mémoire opère comme un tribunal implacable. Plutôt que de plaider pour une simple compassion, Rambert exige une lucidité sévère, reconnaître que nos actes verbaux sont des actions, que nos silences sont des choix. Cette rigueur déplaît parfois. Elle a l’avantage, cependant, de renouveler la fonction critique du théâtre, qui ne se contente pas de représenter, mais pense l’espace public comme un lieu d’invention et de responsabilité. Rambert mise sur l’endurance et l’absence de résolution matérialisées par le refus du cataclysme final. Son théâtre n’achève rien. Il ouvre des brèches, invite le spectateur à se faire co-auteur, à porter ses propres grenades dans la nuit. « Les Conséquences » est une célébration de ce que le théâtre fait de mieux : capturer la vie en train de se jouer, de se détruire et de renaître. Dans un monde saturé de fausses certitudes, Pascal Rambert nous rappelle que si nos actes sont des semences empoisonnées, ils sont aussi des promesses de lumière. Poétique sans mièvrerie, politique sans militantisme, humain jusqu’à l’os, ce spectacle nous renvoie à nos propres fantômes. Car telle est la conséquence ultime du théâtre de Rambert ; nous rendre, pour un temps, plus vivants.

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Les conséquences, Pascal Rambert, 2025 © Photo : Louise Quignon

[1] Le texte des Conséquences, comme la plupart des textes de Pascal Rambert, est publié aux Solitaires intempestifs : Pascal Rambert, Les conséquences,Besançon, les Solitaires Intempestifs, coll. « Bleue », 11 septembre 2025, 96 p.

[2] « J’écris une trilogie : Les Conséquences puis Les Émotions et enfin La Bonté. Cela jusque vers 2029. Un chapitre tous les 2 ans avec les mêmes acteurs »,explique Pascal Rambert dans sa note d’intention.

[3] Guillaume Lasserre, « La fin de l’amour », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 7 novembre 2024, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/071124/la-fin-de-l-amour

[4] Dans Damön El funeral de Bergman, la metteuse en scène, autrice et performeuse espagnole profite de son spectacle, dans lequel elle rend hommage à Igmar Bergman qui entretenait une relation pour le moins houleuse avec les critiques, pour régler ses comptes avec certains critiques qui ont éreinté ses précédents spectacles, en lisant avec beaucoup d’humour de courts extraits. Voir Guillaume Lasserre, « Damön, l’intense promenade avec le vie et la mort d’Angelica Liddell », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 1er octobre 2024, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/011024/damoen-l-intense-promenade-avec-l-amour-et-la-mort-d-angelica-liddell

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Les conséquences, Pascal Rambert, 2025 © Photo : Louise Quignon

« LES CONSÉQUENCES » -  Texte, mise en scène et installation PASCAL RAMBERT. Lumière YVES GODIN. Costumes ANAÏS ROMAND. Musique ALEXANDRE MEYER. Scénographie ALIÉNOR DURAND. Collaboration artistique PAULINE ROUSSILLE. Régie générale FÉLIX LOHMANN. Régie lumière THIERRY MORIN. Régie son BAPTISTE TARLET. Régie plateau ANTOINE GIRAUD. Habilleuse MARION RÉGNIER. Répétiteur JOSÉ PEREIRA. Direction de production PAULINE ROUSSILLE. Administration de production SABINE AZNAR. Avec AUDREY BONNET, ANNE BROCHET, PAUL FOUGÈRE, LENA GARREL, JISCA KALVANDA, MARILÚ MARINI, ARTHUR NAUZYCIEL, STANISLAS NORDEY, LAURENT SAUVAGE, MATHILDE VISEUX, JACQUES WEBER. Production : structure production. Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes) ; Le Cratère | Scène nationale d’Alès ; Festival d’Automne à Paris ; Théâtre de la Ville – Paris ; Bonlieu scène nationale Annecy ; Théâtre National de Nice – Centre Dramatique National Nice Côte d’Azur. Le spectacle a été créé le 30 septembre 2025 au Théâtre national de Bretagne à Rennes.

Du 30 septembre au 10 octobre 2025, 

Théâtre national de Bretagne, Rennes
1, rue Saint-Hélier
35 000 Rennes

Du 3 au 15 novembre 2025, au Théâtre de la ville, Paris, dans le cadre du Festival d'Automne,

Du 2 au 4 décembre 2025 à Bonlieu, Scène nationale d'Annecy, 

Du 17 au 19 décembre 2025, au Théâtre national de Nice,

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