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Billet de blog 11 janvier 2025

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Les chats ou le théâtre en résistance

Dix interprètes de Cats décident de fuir le monde face à son incertitude à venir. Vivants comme des chats, ils remettent en cause leur condition humaine, philosophant en attendant le retour de maman. Sous des allures de fable musicale animalière grotesque et décalée, Marlène Saldana et Jonathan Drillet signent un manifeste antifasciste et poursuivent la résistance. Réjouissant.

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« Ce que cet animal est, ce qu’il aura été, ce qu’il serait, voudrait ou pourrait être, peut-être le suis-je ». 

Jacques Derrida, L’animal que donc que je suis

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Les chats (ou ceux ui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

Dans une scénographie unique de patchwork de moquettes colorées formant des motifs cubistes, une dizaine de chats se penchent sur l’état – pas terrible, il faut bien le dire – de l’humanité, ou plus précisément, une dizaine de comédiens-danseurs, tous issus de la comédie musicale « Cats », qui ont choisi, face à l’incertitude du monde qui vient, de quitter la société pour vivre en autarcie, isolés des affres du quotidien. Bien à l’abri dans leur litière dorée qui les coupe du monde, ils interrogent leur condition humaine en attendant le retour de maman, « une maman virile et salvatrice[1] » comme le chante le personnage d’Oumuamua, qui « dégage le ciel que l’on croyait obscurci ». Maman est une dame blonde et forte qui dirige un parti politique et aime les chats. Elle leur promet « le ciel de la révolution démocratique, pour un grand basculement politique ». Les danseurs-chanteurs-chats refont le monde, citant Levi-Strauss et de larges extraits de « Au commencement était… », une nouvelle histoire de l’humanité écrite par l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow qui fait découvrir de multiples formes d’organisation, certaines beaucoup moins hiérarchiques que l’État moderne et qui ont perduré très longtemps. « Pourquoi Homo Sapiens, qui passe pour le plus sage des grands singes, a-t-il laissé s’installer des systèmes inégalitaires rigides et permanents après avoir monté et démonté des structures hiérarchiques pendant des millénaires ?[2] » se demande en chantant le personnage central de Lapis-Lazuli, sorte de mère, de guide, de conscience de la communauté, remarquablement interprétée par Alina Arshi. Tandis que celui de Le Rousseau – excellent Charles Tuyizere –, révolutionnaire de type Extinction Rébellion – dont le nom reflète un double hommage à l’écrivain des Lumières et la chanteuse oubliée de « Tu m’oublieras »  –, rappelle que « la propriété c’est la domination mais aussi le soin » et que ce devoir de soin n’existe quasiment plus dans les systèmes juridiques contemporains. Usus, fructus, abusus. « Les animaux non humains ne produisent que ce dont ils ont besoin, les humains eux, produisent toujours plus, ils sont des créatures de l’excès, ce qui fait d’eux l’espèce la plus inventive mais aussi la plus destructive ».

Illustration 2
Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

La réunion de ces êtres désormais hybrides, mi-humains, mi-félins, n’est pas sans rappeler le grand tableau « L’Apothéose des chats à Montmartre » peint en 1885 par Théophile-Alexandre Steinlen[3], artiste emblématique du Montmartre bohème et anarchiste de la fin du XIXème siècle, surnommé le « père aux chats », qui représente une cérémonie nocturne où des centaines de chats vénèrent celui dont la silhouette est inscrite dans le halo de la pleine-lune irradiant l’ensemble de la scène. Dans ce sabbat burlesque où les chats ont remplacé les sorcières, le peuple félin semble fomenter une révolution. À ceci près que ceux qui sont sur scène sont un peu plus joueurs, passant au crible un gouvernement dans lequel aucun ministre ne sera épargné. Faisant fonctionner à plein leurs glandes olfactives, ils les définissent par leur odeur, à l’instar de celui qui sent le frigo. Sur l’air des « Misérables », on chante le roman érotique d’un ancien ministre de l’Économie : « Je vais et je viens entre tes gros seins », vulgaire à souhait, à la hauteur de l’ouvrage de l’édile. Les désastres de la vie contemporaine les poussent à organiser leur propre survie. Cependant, ces chats-humains sont à l’image de la société qu’ils ont fuie, divisés. Les opinions sont variées, les désaccords nombreux. Ainsi se profile une battle entre Crow Dog et Javelle, entre deux conceptions de vivre totalement opposées : l’une épicurienne, vivant dans l’instant présent et surtout refusant de penser le monde pour préserver son insouciance égoïste ; l’autre prônant le soin de la terre face à l’extinction massive du vivant, au chaos économique, à la menace nucléaire, aux risques de l’extrême-droite, à la catastrophe écologique et sociale…

S’en suivent pêle-mêle un désir cynique de devenir milliardaire – « Fore bébé, Fore bébé, fore, fore, fore » –, des climato-réalistes vent debout contre le GIEC, un duo reprenant toutes les peurs de l’extrême-droite de maman, une danse lancinante queer en jupe et jockstrap sur un air de « Garde à vous, broute-minou », le récit de la chatte à maman par Church – formidable Dalila Khatir – avant le puissant appel de Le Rousseau, se revendiquant de la désobéissance civile de Paul Watson, à l’insurrection contre Amazon : « le pouvoir de faire faire ». Mouton mérinos sauvage, couvert de boue et présentant un impressionnant pelage d’une quarantaine de kilo, Neuneuille vient, tel un prophète, annoncer quelque chose. C’est le seul protagoniste qui ne soit pas un chat. Il est présenté comme le père de maman et prend l’accent d’un vieux borgne effrayant l’assemblée féline de sa logorrhée d’insultes, prévenant un rouquin qu’il va le faire courir, ou entonnant à gorge déployée l’hymne de la Légion étrangère : tiens voilà du boudin… avant de quitter la scène au cri de « Tournicoti tournicoton », formule magique prononcée par Zebullon il y a plus de soixante ans dans l’émission « Le manège enchanté ». On entendra sa voix une dernière fois, alors qu’il est hors-champ, se demander à voix haute ce que c’est que cette lumière au bout du tunnel.

Illustration 3
Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

Toutes griffes dehors

Jonathan Drillet et Marlène Saldana sont décidément épatants. Après avoir sorti « Showgirl[4] » du volcan en réhabilitant le film de Paul Verhoeven et son actrice principale, Elizabeth Berckley, dont la carrière a été stoppée nette après le film, les deux complices, qui écrivent et mettent en scène leurs propres spectacles depuis 2008 au sein de leur compagnie The United Patriotic Squadrons of Blessed Diana, reviennent cette fois-ci à la forme de la fable animalière pour composer les « Chats », spectacle se situant quelque part entre la comédie musicale, l’opérette kabuki, la poésie, le ballet, le modern-jazz et la danse minimaliste, qui adopte le point de vue des interprètes de « Cats », pièce créée à Londres en 1981. Le spectacle est traversé par le souvenir des œuvres musicales iconiques du Broadway de la décennie 1975-1985, plus particulièrement trois d’entre elles : « Cats », « A chorus line » et la version anglaise des « Miserables », en imaginant que les interprètes échappés de la première ont également joué dans les deux autres. Écrit par Andrew Lloyd Weber à partir du recueil de poème « Old Possum's Book of Practical Cats » (1939) de T. S. Elliot, traitant de psychologie et sociologie féline, « Cats » met en scène des chats qui se retrouvent dans une décharge chaque année pour élire celui qui fera le voyage vers la Felinosphère, sorte de paradis des chats. La seconde, écrite par Michael Benett d’après les témoignages de danseurs, donne à voir une audition à Broadway, prétexte à une succession de numéros solos et de chœurs. Enfin, la comédie musicale « Les Misérables » est adaptée de la fresque puissante que Victor Hugo compose sur la misère, la morale, la rédemption, la vie des hommes et des femmes du peuple au début du XIXème siècle.

Le livret est inspiré de ces trois comédies musicales qui forment le socle commun des danseurs-chanteurs-chats, mais aussi et surtout des préoccupations qui ont motivé leur retrait du monde qu’il s’agisse d’écocide, des rapports nord-sud, d’activisme ou d’autres futurs possibles. Le spectacle accuse des inspirations japonaises. Le titre de la pièce, « Les chats », est accompagné d’un sous-titre : « Ceux qui frappent et ceux qui sont frappés » (utsu mono to utaruru mono en japonais) qui est le titre d’un numéro de Kengeki, un combat de sabre, sous-genre du kabuki du début du XXème siècle. Le kabuki est d’ailleurs très présent dans les pièces du duo, par citation, emprunt ou encore transformation. Cette forme épique du théâtre japonais traditionnel alliant musique, paroles et gestes, présente une multidisciplinarité qui leur correspond. Mais la pièce n’est pas pour autant un spectacle kabuki. Elle en emprunte les faux-semblants. Par ailleurs, la figure du chat occupe une place relativement centrale dans le folklore et la culture populaire japonaises.

Illustration 4
Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

Théo Mercier assure le geste scénographique avec un patchwork de moquettes aux couleurs très vives dont le dénivelé crée une pente vers le fond de la scène. À la fin du spectacle, dans un décor composé de trois grosses boules plafonnantes rappelant les mobiles de Calder, les interprètes reprendront à leur manière les boucles et les grands jetés développés par la danseuse et chorégraphe américaine Lucinda Childs. Les costumes et les masques de Jean Biche : bodies, collants, jupes, oreilles pointues, kitschissimes à souhait, plongent le public dans le Broadway des années quatre-vingt.

En se divisant, les membres de la petite communauté redeviennent peu à peu ceux du monde qu’ils ont quitté, pérorant sur les affres d’une société dont ils sont coupés depuis un bon moment. Sont-ils seulement encore vivants ? La pièce interroge le repli sur soi comme mode de survie à la catastrophe, mais une société qui se replie sur elle-même est une société mourante. Elle n’est pas là pour apporter des réponses mais au contraire faire se questionner le public à l’heure où l’extrême-droite explose en France, en Europe et dans le monde. En ce sens, « Les chats », comédie musicale sur l’anthropocène et le climato-scepticisme, la montée de l’extrême droite et l’idée de la catastrophe, de la résignation, de l’accommodation ou de la rébellion, est une pièce résolument politique, une pièce de résistance. Et on ne peut s’empêcher de penser que la mort de Jean-Marie Le Pen le 7 janvier dernier, jour de première du spectacle à Chaillot, est un bon présage pour la pièce. Dans sa préface aux « Misérables », Victor Hugo écrit : « Tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus (...) tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles[5] ». Et a fortiori des pièces engagées de Marlène Saldana et Jonathan Drillet. Avec elles, l’art entre en résistance.

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Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

[1]  Panique morale interprétée par le personnage d’Oumuamua (Mai Ishiwata).

[2] David Graeber & David Wengrow, Au commencement était..., Éditions Les Liens qui libèrent, 2021, 752 pp.

[3] Guillaume Lasserre, « Théophile-Alexandre Steinlen. Tout vient du peuple », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 14 février 2024, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/140224/theophile-alexandre-steinlen-tout-vient-du-peuple

[4] Guillaume Lasserre, « Sortir du volcan », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 1er mars 2024, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/010324/sortir-du-volcan

[5] Victor Hugo, Les Misérables, préface, Paris, Émile Testard, 1890, p. 4

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Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

LES CHATS (OU CEUX QUI FRAPPENT ET CEUX QUI SONT FRAPPÉS) - Un spectacle de Marlène Saldana et Jonathan Drillet. Avec Alina Arshi, Jonathan Drillet, Mai Ishiwata, Christophe Ives, Dalila Khatir, Aurélien Labenne, Mark Lorimer, Guillaume Marie, Marlène Saldana, Stephen Thompson, Charles Tuyizere. Collaboration Artistique & Assistanat Celine Peychet. Scénographie Théo Mercier. Assisté de Marius Belmeguenaï & Moustache. Dessin moquette Jérémie Piningre. Création Musicale Laurent Durupt . Costumes Jean-Biche. Assisté de Zoé Lachaud. Mouton et Masques Vanessa Riera. Assistée d'Elena Sideri. Lumières Fabrice Ollivier. Son Guillaume Olmeta. Régie générale Moustache. Régie son et plateau Adèle Cathala. Production, Diffusion, Administration Fabrik Cassiopée, Manon Crochemore, Mathilde Lalanne. Collaboration Fougue, Adeline Ferrante. PRODUCTION Production déléguée The UPSBD. Coproduction Les Subs - Lieu vivant d’expérience artistique,  Lyon (FR) ;  CCN2 - Centre chorégraphique national de Grenoble dans le cadre de l’accueil studio (FR) ;  Théâtre du Nord - CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France (FR) ; Charleroi Danse (BE), Mille Plateaux -  CCN La Rochelle dans le cadre du dispositif de l’accueil studio du Ministère de la Culture (FR) ;  CDN de Besançon Franche Comté (FR) ; Théâtre National de Chaillot, Paris (FR) ;  MC2 : Grenoble (FR) ; Maison de la danse de Lyon (FR) ;  Théâtre National de Bretagne, Rennes (FR) ; MC93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny (en cours). Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès. Avec le soutien du Dispositif d’Insertion de l’École du Nord, financé par le Ministère de la Culture et la Région Hauts-de-France. Avec le soutien du Prix Tremplin Leenaards / La Manufacture, Lausanne (CH). Avec le soutien de l'ADAMI. Avec le soutien du CND - Centre National de la Danse, accueil en résidence. The UPSBD est soutenue par le DRAC Ile de France au titre de l’aide au conventionnement.

Chaillot, théâtre national de la danse, du 7 au 11 janvier 2025,

La Comédie de Clermont-Ferrand du 17 au 18 janvier, 

 MC2 Grenoble du 27 au 28 mars, 

Maison de la danse, Lyon, du 3 au 4 avril.

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Les chats (ou ceux qui frappent et ceux qui sont frappés), Jonathan Drillet & Marlène Sardana © Philippe Lebruman

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