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C’est par une liste de noms que débute l’exposition que la fondation Henri Cartier-Bresson à Paris consacre, pour quelques jours encore, au travail récent du photographe franco-tamoul Vasantha Yogananthan (né en 1985 à Grenoble, vit et travaille à Paris) réuni sous le titre de « Mystery Street ». Kanye, Kash, Prince, Paul, … sont les prénoms des enfants devenus protagonistes des récits possibles qui prennent forme sur les murs de l’institution parisienne. Lauréat de la cinquième bourse Immersion[1] de la fondation Hermès qui offre la possibilité à un photographe français de se rendre aux États-Unis pour travailler dans le lieu de son choix, Yogananthan s’est installé en Louisiane, territoire qui l’intéresse du fait des liens qu’il entretient avec la France mais aussi et surtout en rapport à tout l’imaginaire qu’il charrie, lié à l’été et la chaleur torride et moite qui lui donne une atmosphère certes américaine mais aussi un quelque chose en plus, associé au monde naturel, au bayou, cet écosystème de zone humide où domine l’eau douce. L’artiste avait envie de prendre le temps en se fixant dans un seul lieu, littéralement en immersion, ce qui correspondait à son aspiration à travailler avec une communauté de personnes identique durant toute la durée de sa résidence à la Nouvelle-Orléans. Son souhait de longue date de travailler avec des enfants oriente le moment de son départ en résidence, qu’il effectue pendant l’été, les trois mois de vacances scolaires rendant les enfants très libres. Cette saison particulière est le moment où l’on apprend à se connaitre en dehors de l’école et de la maison. « Les choses se sont faites de manière très organique » précise le photographe. Il y a eu des rencontres avec les familles ainsi qu’avec un camp d’été où les enfants se rendaient tous les matins. Au départ, l’artiste va apprendre à les connaitre en passant beaucoup de temps avec eux sans faire d’images, observant la répétition de leurs gestes notamment, considérant cette partie du projet comme très importante. Les dernières semaines, à force d’une présence constante, les enfants ne faisaient plus attention à lui. C’était comme s’il faisait partie du décor bien qu’étant le seul adulte.
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Si ces enfants n’ont pas connu Katrina, ils vivent, agissent, bougent, jouent, dans une ville qui, dix-sept ans après avoir été frappée par l’un des ouragans les plus puissants qu’aient connu les États-Unis, est toujours hantée par le traumatisme de son passage. Rien ne sera plus jamais comme avant ce 11 août 2005. D’autant que le réchauffement climatique est une menace permanente pour la ville, dont la position se situe en dessous du niveau de la mer et qui devrait à terme être engloutie, nouvelle Atlantide mainte fois annoncée dans l’indifférence. Yogananthan fait le choix de ne photographier aucun adulte, souhaitant donner l’impression aux visiteurs que les enfants habitent un territoire quasi dystopique, devenus les maitres d’une ville dans laquelle les adultes auraient disparu. Comment se construit-on dans cette cité des enfants perdus meurtrie par de multiples catastrophes naturelles ?
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Un monde en suspend
Autodidacte, Vasantha Yogananthan développe depuis 2009 un style photographique personnel, sensible au sujet ou au lieu qu’il aborde. S’il est fidèle à la photographie argentique, c’est pour ses qualités esthétiques mais aussi pour le temps long du procédé qui interdit toute immédiateté de l’image, qui est là, selon l’artiste, pour ouvrir l’imaginaire. Il fait partie de ces photographes dont tout nouveau projet commence par une intuition. Le temps fera le reste en lui faisant comprendre ce qu’il cherche à photographier et comment. Pour cette nouvelle série, il choisit de revenir à une photographie qui laisse la place à l’accident en restant suffisamment ouvert à ce qui se passe autour de lui pour être prêt à laisser entrer l’inattendu dans le cadre tout en en conservant la maitrise. Le photographe repense le documentaire, qualifiant ainsi « Mystery Street »de pratique « post-documentaire » dans le sens où il travaille le réel comme un documentariste – il n’y a pas de mise en scène –, mais c’est sur les murs de la fondation Henri Cartier-Bresson, dans le choix de l’accrochage, que le documentaire se reconfigure en fiction. Très peu d’informations sont délivrées aux visiteurs. L’artiste a pris soin de ne laisser aucune mention de la Nouvelle-Orléans, aucun marqueur topographique. Beaucoup de choses relèvent ici de la soustraction pour essayer d’aller à l’essence des choses qui devient le cœur du projet et de l’exposition. L’influence de la photographe américaine Helen Levitt apparait manifeste ici, mais il cite aussi « la belle imagerie multicouche de Dave Heath et Sergio Larraín à Valparaíso, au Chili[2] » ou encore le travail de l’artiste belge vivant à Mexico Francis Alÿs autour du projet « Children’s game[3] ».
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Vasantha Yogananthan travaille sur des projets immersifs au long cours. De 2013 à 2021, il parcourt l’Inde et le Sri Lanka pour donner sa version contemporaine du Ramayana[4], allant jusqu’à en faire réécrire entièrement le texte par deux femmes, la scénariste et autrice pour enfants Anjali Raghbeer et l’écrivaine, elle-même traductrice du Ramayana, Arshia Sattar, à partir de ses photographies. Cette relecture du mythe témoigne de la permanence de ce récit fondateur dans l’Inde contemporaine. Mais après plus de huit ans passés à travailler sur le même projet, il est parfois difficile de tourner la page. Rien de cela ici tant « Mystery Street » parait agir comme une promesse ou plutôt des promesses possibles, jouant doublement son rôle transitoire.
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L’ouvrage, édité pour l’occasion, n’est pas un simple catalogue de plus accompagnant l’exposition. La forme du livre est au centre du travail de l’artiste depuis le début. En 2014, il co-fonde avec sa compagne Cécile Poimboeuf-Koizumi les éditions Chose Commune. Basées à Marseille, elles ont depuis édité l’ensemble de ses publications – mais pas que –, y compris l’ouvrage éponyme de la présente exposition. Avoir sa propre maison d’édition présente bien des avantages, à commencer par contrôler l’ensemble de son processus de travail depuis la première pensée d’un projet jusqu’à sa ligne éditoriale finale. Comme pour chacun de ses ouvrages, il ambitionne que « Mystery Street » représente un rendu fidèle de ce qu’a été pour lui cet été passé à la Nouvelle-Orléans.
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L’âge de l’impermanence
Le moment dans la vie, entre l’enfance et l’adolescence, entre huit et douze ans, où tout change très vite, Vasantha Yogananthan l’a déjà abordé dans « Piémanson[5] », son premier projet photographique au long cours (2009-2013) où, chaque été pendant cinq ans, il est revenu sur la plage de Piémanson à Salin-de-Giraud, au cœur du Parc naturel régional de Camargue, l’une des plages les plus sauvages de France, approfondissant sa relation avec le lieu et ses habitants, s’intéressant à ce moment bref et transitoire de l’existence.
« Descendre la colline sur un morceau de carton ». Capter les moments de la vie quotidienne, en apparence insignifiants, et qui se révèlent plein de sens une fois inscrits dans l’immobilité de l’image. Les gestes des enfants sont toujours les mêmes et pourtant à chaque fois différents. « C'est l'une des grandes beautés de la photographie : elle nous révèle des choses qui restent en quelque sorte invisibles à l'œil humain » explique-t-il. « Comment prendre des photos participatives avec les enfants sans rien mettre en scène ? Où dois-je me mettre avec la caméra pour les laisser être eux-mêmes ? Comment l'attention aux sentiments complexes des enfants peut-elle me conduire vers une nouvelle forme de portrait ? » Ces questions, et bien d’autres, il se les est posées chaque jour au cours de trois mois passés à travailler en compagnie des enfants de la Nouvelle-Orléans à l’été 2022.
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Dans cette ville-monde, Vasantha Yogananthan s’est demandé comment jouaient les enfants d’aujourd’hui. Loin, bien loin de la figure de Tom Sawyer et du Sud étasunien sauvage, que signifie grandir dans une ville éprouvée par maintes catastrophes naturelles et toujours menacée ? À hauteur d’enfant, auprès de cette génération née après Katrina, devenu lui-même brièvement un habitant du quartier, il a suivi son quotidien et a su capter avec une grande justesse ce moment furtif qui sépare l’enfance de l’adolescence. Saisir l’éphémère. Capturer au plus près l’intensité de l’impermanence. « Dans ce projet, je voulais parler de l’enfant et de ses émotions, pas l’enfermer dans un de ces clichés dont la ville est trop riche » explique-t-il. « Mystery Street » est à la fois une conversation avec le réel et une échappée vers de nombreux possibles narratifs, une fable qui commence et se termine par le portrait d’un enfant.
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[1] Dispositif de résidences croisées entre la France et les États-Unis, imaginé par la fondation Hermès et incluant création, production et diffusion. Chaque lauréat se voit ainsi financé la réalisation d’une série inédite, d’une exposition et d’une publication. https://www.fondationdentreprisehermes.org/fr/programme/immersion
[2] Lyle Rexer, « Vasantha Yogananthan: Coming of Age in New Orleans », Interview, Photograph, 1er juillet 2023, https://photographmag.com/interview/vasantha-yogananthan-coming-of-age-in-new-orleans/
[3] Sorte d’inventaire d’activités ludiques pour enfants débuté au Congo en 1999 en toujours en cours. Guillaume Lasserre, « As long as Francis Alÿs is walking », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 5 janvier 2022, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/050122/long-francis-alys-walking
[4] Guillaume Lasserre, « Vasantha Yogananthan. Poétique du mythe », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 21 avril 2019, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/180419/vasantha-yogananthan-poetique-du-mythe
[5] PIémanson, première édition, photographies et textes : Vasantha Yogananthan, essai : Rémi Coignet, Marseille, Chose Commune, 2014, 80 pages (épuisé).
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« VASANTHA YOGANANTHAN. MYSTERY STREET » - Commissariat artistique : Agnès Sire et Clément Chéroux, directeur, Fondation HCB. Réalisé dans le cadre d'Immersion, un Commande franco-américaine de photographie de la Fondation d'entreprise Hermès. L'exposition est accompagnée d'un ouvrage bilingue français-anglais publié par la maison d'édition Chose Commune.
Jusqu'au 3 septembre 2023.
Du mardi au dimanche de 11h à 19h.
Fondation Henri Cartier-Bresson
79, rue des Archives
75 003 Paris
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