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Billet de blog 25 avril 2024

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« Dans ton intérieur ». Le troublant voyage intime de Julia Perazzini

À la recherche du grand-père qui lui a donné son nom et que son père a à peine connu, Julia Perazzini mène l’enquête, incarnant tous les personnages de cette épopée familiale. « Dans ton intérieur » parle de la force d’activation des récits lorsque, investis et alimentés, ils délivrent un héritage d’une infinie puissance. L’histoire intime devient alors un espace de projection collectif.

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« On m’a raconté que ma grand-mère a coupé les liens avec mon grand-père, quand mon père était enfant. Sans jamais dire pourquoi. Comme si elle l’avait fait disparaitre… et lui, qu’en pense-t-il ? »

Illustration 1
Dans ton intérieur, Julia Perazzini © Photo : DR

Blanc sur blanc. Trois grands coffres blancs de tailles inégales occupent seuls l’espace scénique lui-même revêtu d’une moquette blanche lui donnant des allures domestiques. Lorsqu’elle entre en scène, vêtue de noir, Julia Perazzini raconte qu’un soir de spectacle, après la représentation, une femme nommée Estelle est venue lui parler, non pas de la pièce mais de son patronyme, qui fut aussi celui de sa famille même s’il ne l’est plus aujourd’hui, et par extension de son grand-père, Giancarlo. « Je ne connais pas mon grand-père » lance Julia en même temps qu’elle tire d’une première malle, puis des suivantes, une infinité de sacs à mains et autres pochettes qui, une fois déposés au sol occuperont la totalité de la scène. Elle s’adresse à sa grand-mère qui vient de mourir. C’est chez elle que nous sommes, dans son intérieur. Elle y est seule pour la première fois et a accès à tout, absolument tout, et cela parait vertigineux. Elle empoigne maintenant les sacs à mains par trois, quatre, cinq, passe leur lanière sur ses épaules, en est bientôt recouverte, croule littéralement sous leur poids, engloutie, comme si cette confrontation physique aux objets était nécessaire, absolue, avant de finalement les disposer au sol comme les autres. Se saisissant alors d’une perruque aux faux cheveux blancs, une jupe droite, un haut vert – couleur qu’elle porte régulièrement sur scène comme pour conjurer le sort –, un manteau de fourrure et des lunettes immenses, elle devient cette grand-mère que, plus jeune, elle avait appris à vouvoyer.

Donner corps à son propre nom

Julia Perazzini incarnera ainsi tous les personnages, vivants ou morts, qu’elle croisera au cours de son enquête intime. Pourtant, de tous les protagonistes, la grand-mère s’incarne avec une intensité particulière, une intimité partagée. Sans doute parce qu’elle est le lien biologique avec ce grand-père paternel dont elle ne sait rien, seulement son nom qui est aussi le sien. Se tenant dans un entre-deux, la vieille dame figure le passage, le seuil qui sépare le monde de sa petite-fille de celui des absents. Mais cette gardienne des secrets les a tous emporté dans sa tombe, disparaissant trop tôt, au début de l’investigation. « Au début on avait rien pis après on a eu trop » ne cesse-t-elle de répéter comme pour mieux souligner le changement de statut social de sa famille, de la misère à l’opulence, du moins ce qui lui semblait être l’opulence. Les sacs à main qui recouvrent maintenant la scène en témoignent. Tous sans exception sont des imitations de marques de luxe précise Julia. En retirant ses objets, vêtements et autres biens des malles dans lesquelles ils étaient entreposés, probablement depuis des décennies pour certains, pour les déployer au sol, Julia vide la maison de la défunte, telle une cérémonie qui serait l’indispensable préalable au travail de deuil. Elle les expose, les scrute, tente de les faire parler une dernière fois avant de leur dire adieu. Dans cet intérieur qui fut aussi celui du grand-père disparu, les objets et les secrets précieusement conservés par la grand-mère constituent le point de départ du spectacle et de l’enquête. Grande, élancée, coquette, la grand-mère n’en est pas moins essoufflée, a du mal à se déplacer. « On devient vieux, pauvre et laid » dit-elle, lucide sur son état, sur la précarité de la condition humaine. Elle sait qu’elle est arrivée au bout du chemin, que sa vie est derrière elle. Elle a fait son temps, souhaite partir, mais parait pourtant très heureuse à chaque fois que Julia lui rend visite. Il y a quelque chose d’extrêmement touchant dans cette incarnation, quelque chose de l’ordre de la douceur, d’une immense tendresse, quelque chose de l’ordre d’un manque aussi qui donne à ses apparitions un brin de nostalgie. Drôle, la vieille dame n’en est pas moins bouleversante. De son ancien mari, elle ne dira rien cependant, ou si peu, quelques mots à peine sur leur rencontre. « C’est comme si elle l’avait fait disparaître »dira Julia. « À moins que ce ne soit l’inverse...que ce soit mon grand-père qui ait eu envie de disparaître ». Et de Milan où il est né, à Paris et, comme on l’apprendra plus tard, à la terre béarnaise et ailleurs, l’homme ne se révèle que dans d’infimes fragments de vie souvent énigmatiques. Il semble avoir été littéralement effacé de la mémoire familiale.

Illustration 2
Dans ton intérieur, Julia Perazzini © Julie Masson

Ceux qui restent

Avec son nouveau seul-en-scène, genre qu’elle affectionne, Julia Perazzini poursuit son introspection troublante et poétique entamée avec « Holes and Hills » en 2016, déambulation étrange dans laquelle la comédienne se laissait traverser par d’autres vies que la sienne en prise avec des questions existentielles[1], et surtout « Le Souper » en 2019, proposition plus saisissante encore où elle invitait son frère ainé à diner, un repas forcément imaginaire puisque celui-ci était mort avant même sa naissance[2]. L’intitulé de la pièce, « Dans ton intérieur », revêt plusieurs réalités. Il renvoie, bien sûr, à l’intimité de l’appartement de la grand-mère, son antre, mais aussi à tous les autres intérieurs des protagonistes qu’elle croise dans sa quête familiale. Par extension, il devient le lieu de l’introspection, l’espace intime, notre jardin secret, ce voyage intérieur propre à chacun qui se reflète ici dans celui de Julia Perazzini. Mais c’est aussi l’incarnation des personnages elle-même. Dans cette enquête personnelle menée pendant plus d’un an, c’est autant elle-même que le grand-père qu’elle cherche. La quête familiale est une quête de soi. La comédienne s’appuie sur la force de la performance pour déplacer les frontières de l’intériorité et ainsi les redéfinir. En évoluant entre les différentes formes d’identité et d’existence qu’elle croise et qui semblent la posséder autant qu’elle les possède tant l’interprétation de chaque personnage sonne juste, Julia devient le réceptacle de tous les membres de cette investigation, connus et inconnus, vivants et morts. Elle est véritablement à l’intérieur d’eux. Chacun des spectacles de la comédienne vient renforcer un peu plus l’importance des jeux de lumières qui occupent une place centrale dans l’œuvre qu’elle construit, volontairement dépourvue de tout décor. Sa première collaboration avec Gildas Goujet est une réussite. Il faut dire que ce dernier a été formé par Philippe Gladieux qui a signé les créations lumière de ses précédents spectacles. La musique est omniprésente. Comme la lumière, elle joue un rôle essentiel. Après s’être essayer à la ventriloquie dans « Le souper », prêtant sa voix à ce frère qu’elle n’a pas connu, elle expérimente ici « le dispositif de l’investigation, entrer ‘dans l’intérieur’ des êtres devient simultanément un outil de recherche artistique et un moyen de connexion, un espace relationnel vibrant qui vient informer l’enquête[3] ». La pièce redonne corps aux absents, vie aux disparus. Elle fait basculer l’histoire personnelle dans un espace de projection collectif pour mieux interroger les récits qui nous constituent, qu’ils soient intimes ou publics. Finalement, cette quête a peu à voir avec la généalogie mais tout avec la force d’activation des récits lorsqu’on prend soin de les déplacer. « Dans ton intérieur » est une bouleversante mise à nu. Espérons que Julia Perazzini poursuive encore longtemps son exploration des identités. Elle a tant à dire de nous.

Illustration 3
Dans ton intérieur, Julia Perazzini © Andreas Lumineau

[1] Guillaume Lasserre, « Julia Perazzini, émetteuse existentielle », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 24 septembre 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/160918/julia-perazzini-emetteuse-existentielle

[2] Guillaume Lasserre, « Julia Perazzini, le sens de la vie », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 25 novembre 2021, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/231121/julia-perazzini-le-sens-de-la-vie

[3] Julia Perazzini, Note d’intention, Dans ton intérieur, 2024.

DANS TON INTÉRIEUR - Conception, écriture, interprétation Julia Perazzini Collaboration artistique, dramaturgie Louis Bonard. Lumières Gildas Goujet. Musique Andreas Lumineau. Hypnose et regard extérieur Anne Lanco Costumes Rachèle Raoult. Fabrication prothèses Jean Ritz
Collaboration à la scénographie Mélissa Rouvinet Régie son David Scrufari. Stagiaire et collaboration Joanika Pages. Administration et production Tutu Production - Véronique Maréchal. Production Cie Devon. Coproduction Arsenic - Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, Théâtre Public de Montreuil - Centre Dramatique National, Théâtre Saint Gervais - Genève. Soutiens Ville de Lausanne, Canton de Vaud, Loterie romande, Pro Helvetia, Ernst Göhner Stiftung, Fondation Leenaards, Fondation Jan Michalski, Migros Vaud. Remerciements Emilie Berry, Simon Guélat, Antoine Héraly, Marie Villemin. Spectacle créé à l'Arsenic à Lausanne 17 avril 2024. Vu à l'Arsenic à Lausanne le 21 avril 2024.

Arsenic - Centre d'art scénique contemporain Lausanne, du 17 au 21 avril 2024,

ABC CinéCaféThéatre La Chaux-de-Fonds, du 25  au 26 octobre 2024,

Théâtre public de Montreuil, du 6 au 23 novembre 2024, avec le Centre culturel suisse on Tour,

Théâtre Saint-Gervais Genève, du 22  au 25 janvier 2025,

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