L’envoutante beauté des romances incertaines
- 30 oct. 2020
- Par guillaume lasserre
- Blog : Un certain regard sur la culture


Par-delà le genre, l’incertitude d’un songe
Danseur et chorégraphe captivant, François Chaignaud construit au fil des spectacles, une œuvre singulière, unique qui, à l’instar de celle d’Alain Buffard dont il fut l’interprète, repousse les frontières de la danse contemporaine en France, l’imposant aujourd’hui comme l’un de ses acteurs majeurs. Il incarne les métamorphoses de cet autre Orlando : la « Doncella guerrera », archétype de la jeune femme travestie en soldat, est une figure récurrente de nombreuses mythologies dans le monde. Contre-ténor flamboyant au visage exagérément maquillé pour en accentuer un peu plus l’ambivalence, à la fois guerrier travesti, conquérant, poupée soudain désarticulée, protagoniste singulier et universel en même temps, puisant ses expressions dans la culture populaire ancienne et contemporaine, il a l’incertitude d’un songe. Lorsque la jeune fille déguisée dépose sa cuirasse, le corps cesse d’être triomphant. A terre, dans le noir, il s’efface pour entamer sa mue renaissante. La complainte de ténor apporte alors la gravité, la solennité nécessaires à la transformation. La troublante androgynie de « San Miguel » est renforcée par l’interprétation d’un passage d’une « zarzuela[2] » de José de Nebra (1702 – 1768) qui faisait jouer tous les rôles par des femmes, y compris ceux des héros, contrairement aux « Castrati » italiens. Montée sur des échasses, San Miguel apparaît tour à tour aguichant, fier. Ballerine triomphante aux jambes démesurées, il tournoie sur elle-même jusqu’à en perdre l’équilibre. Folklorique, populaire, provocant, il aguiche les musiciens en leur montrant fièrement son sexe. Sa « danza de los zancos » est attestée au tout début du XVIIème siècle, dans le village d’Anguino dans La Rioja. Elle est dansée au cours des fêtes dédiées à la sainte patronne du village, Marie-Madeleine.

« Façonner le réel à la mesure de leur désir »
Saint aux échasses rappelant la femme compas que filme avec une grande poésie William Kentridge[3], transposant la théorie de Karl Marx des humains « machines sentimentales mais programmables » à l’intelligence artificielle, il devient femme pantin que les hommes déplacent, statue portée en procession, femme mystique lorsqu’on lui retire ses échasses dans une saisissante scène de déposition inversée, pour renaitre poupée évoluant sur les pointes dans une intensité heureusement tempérée. Le récital transporte le public hors du temps présent, ce temps que l’on ne demandait qu’à fuir. Les tentures s’allongent, se font ouvertures, fenêtres, paysages aux animaux fantastiques venus de cette Amérique récemment découverte : lions, léopards, singes… mais là aussi, l’incertitude demeure, à côté des créatures du nouveau monde se tiennent chiens, coqs, moutons… C’est dans la salle, parmi le public, qu'apparait la Tarara dont les sentiments hésitent entre deux contraires : l’arrogance et la tristesse, la mise à nu et la pudeur. Séductrice jouant avec le public, le personnage dégage une autre beauté. La Tarara, belle et monstrueuse, forte et fragile à la fois, titube, épuisée. Elle est ostracisée tant pour son expression de genre alternant entre virilité excessive et délicatesse que pour sa piété. Chaignaud interprète ses personnages sur un fil, en équilibre constant, à la limite, au bord de la chute. Créature envoutante, exaltant de façon irrépressible sa part bestiale, « elle s’arcboute, torse penché en arrière comme un animal fabuleux, ses flancs et ses poumons grondent[4] », rappelant la nymphe de parking à la parade amoureuse magnétique de l’époustouflant « Radio Vinci Park », contant l’attirance foudroyante, ardente, incontrôlable, de l’organique pour la machine, au point de disparaître dans l’épuisement amoureux, dans l’acceptation de la violence, l’amour à mort.

« Romances inciertos » est insaisissable, résiste à toute règle, ne rentre dans aucune case. Le spectacle est un jeu permanent de faux-semblants, de travestissements, de métamorphoses, de syncrétismes, notions centrales des oeuvres de Nino Laisné [5] qui signe ici la mise en scène et la direction musicale. Un espace en mouvement perpétuel qui revisite aussi les styles chorégraphiques, de la danse contemporaine au cabaret, des danses classiques et de cour aux danses espagnoles dont le spectacle se fait le point de jonction d’une triple histoire : des formes (notamment les réminiscences du flamenco de Tarara), des imitations et appropriations (la réappropriation de San Miguel par Federico Garcia Lorca), de sa réception française enfin, folkloriste et exotisante, à travers l’invention de l’Espagnolade. Le spectacle est un voyage fantastique décliné en trois tableaux reliés entre eux par des interludes musicaux, moments flottants propices à la transformation, couloirs oniriques où se réalisent les métamorphoses. Loin des certitudes, les personnages adaptent le réel à leur désir et non le contraire. Les renaissances d’Orlando suivent une histoire des arts et des figures populaires comme évoluent les motifs musicaux à travers les siècles. Entre danse populaire et chant ancien, entre tradition classique et modernité, « Romances inciertos » cultive l’incertitude des êtres jusque dans le métissage musical. Les chansons populaires apparues au XVIème et XVIIème siècles en Espagne ont traversé le temps, sans cesse renouvelées, transformées, réinterprétées, chaque époque actualisant le récit de ces poèmes jusqu’aux cabarets travestis de la Movida, pour composer une archive de ces destins incertains. La danse, art de l’impur, éprouve le corps. Les métamorphoses d’Orlando incarnent son impossible poursuite d’absolu.
[1] Federico Garcia Lorca, Romancero gitano, 1924 – 1927, Editorial Moderna, Santiago de Chili, 1928.
[2] Genre théâtral lyrique espagnol qui apparaît au XVIIème siècle. Il s’apparente, avec un siècle d’avance, à l’opéra-comique français.
[3] Vidéo présentée dans l’installation « O sentimental manchine », créée pour la Biennale d’Istanbul 2015. Voir Guillaume Lasserre, « William Kentridge, la fabrique de l’histoire », Mediapart / Un certain regard sur la culture, 5 septembre 2020, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/120820/william-kentridge-la-fabrique-de-lhistoire
[4] Célia Houdart, « roman(cer) », in Nino Laisnié, François Chaignaud, Romances inciertos. Un autre Orlando, livret du spectacle, s.d.
[4] Guillaume Lasserre « Nino Laissé, les faux-semblants de l'automate », Mediapart / Un certain regard sur la culture, 12 janvier 2020.

ROMANCES INCIERTOS. UN AUTRE ORLANDO - Conception, mise en scène et direction musicale : Nino Laisné, conception et chorégraphie : François Chaignaud, danse et chant : François Chaignaud, bandonéon : Jean-Baptiste Henry, violes de gambe : François Joubert-Caillet / Robin Pharo / Thomas Baeté théorbe et guitare baroque : Daniel Zapico / Pablo Zapico, percussions historiques et traditionnelles : Pere Olivé. Coproduction : Bonlieu Scène nationale Annecy et La Bâtie – Festival de Genève dans le cadre du soutien FEDER du programme INTERREG France-Suisse 2014-2020, Chaillot – Théâtre national de la Danse, deSingel — Anvers, la Maison de la musique de Nan- terre, Arsenal / Cité musicale-Metz. Spectacle créé à Saint-Gervais le Théâtre en septembre 2017 dans le cadre de La Bâtie-Festival de Genève.
Théâtre de Gennevilliers, 24 octobre 2020
41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers
Le 104 du 30 mars au 1er avril 2021 (dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris)
5, rue Curial 75 019 Paris
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