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Billet de blog 2 septembre 2016

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Turquie : l'inquiétante démission du ministre de l'Intérieur

Cette démission pourrait être le signe que la fenêtre d'opportunité démocratique qui s'était ouverte après la tentative de putsch vient de se refermer.

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Mercredi 31 août, 20h : à la surprise générale, le premier ministre turc, après une réunion avec le président Erdogan, annonce par une déclaration de 52 secondes la démission du ministre de l'Intérieur, Efkan Ala et son remplacement par le ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Süleyman Soylu, ainsi que l'entrée au gouvernement d'une nouvelle personnalité pour remplacer Süleyman Soylu.
En Turquie plus qu'ailleurs, et dans une Turquie sous état d'urgence, un changement de ministre de l'Intérieur ne peut être anodin. Autant que la démission surprise d'un pilier du gouvernement, la brièveté de la déclaration du premier ministre, les commentaires officiels évoquant un "mini-remaniement", et le traitement minimaliste de l'information par la presse progouvernementale ont donc de quoi étonner.
Le lendemain, la presse non gouvernementale se contentait généralement de reprendre les commentaires à chaud de la correspondante de CNN Türk à Ankara – désormais très célèbre pour avoir diffusé à l'antenne sur son iPhone la première intervention de Tayyip Erdogan la nuit du coup d'Etat. La journaliste y évoque le fait qu'il ne s'agit pas d'une réelle démission mais d'une décision de Tayyip Erdogan, que la réactivité du ministre démissionnaire après la tentative de putsch a été critiquée, qu'il n'a pas su empêcher la recrudescence d'attentats de la guérilla kurde et de Daech, et que l'on ne sait pas s'il sera nommé à d'autres fonctions.
En partance pour le sommet du G20 en Chine, le président Erdogan a évoqué pour la première fois l'affaire dans la nuit de jeudi 1er à vendredi 2, parlant d'une "perte de performance", et assurant qu'il n'y avait rien à reprocher à son ministre démissionnaire, qui serait donc simplement fatigué.

Le "préfet de la paix"

C'est pourtant d'un homme de confiance que Tayyip Erdogan se sépare. Comme on peut le lire sur le nouveau et excellent site d'informations Gazete Duvar, qui a actualisé un portrait de lui paru en juin 2015 dans la revue Fil sous le titre "Super préfet, super technocrate, politicien ordinaire", Efkan Ala, pur produit de la méritocratie républicaine turque, né dans un village de la région d'Erzurum au nord-est du pays, fils de paysans, est ce qu'on appelle en Turquie "un enfant de la prairie". Pensionnaire sans argent, il réussit brillamment ses études, devient sous-préfet, passe une année en Angleterre pour apprendre la langue, et aime citer Karl Popper et Paul Feyerabend.
Sa célébrité viendra avec sa nomination comme préfet de villes majoritairement kurdes, et surtout quand la presse progouvernementale lui octroie le surnom de "préfet de la paix" en 2004, parce qu'il parvient à éviter les affrontements entre la police et la population à Diyarbakir. En 2007, le premier ministre Tayyip Erdogan le nomme auprès de lui comme conseiller. Il devient ministre de l'Intérieur en décembre 2013, alors qu'il n'est pas élu – ce qui est rare dans le système parlementaire turc –, et est chargé du premier grand nettoyage des réseaux gülenistes dans la police après les révélations de corruption qui ébranlèrent le pouvoir entre le 17 et 25 décembre. Il était aussi le dernier des trois ministres encore en poste à avoir figuré sur la photo des négociations du palais de Dolmabahçe avec les représentants du parti de gauche pro-kurde.

Les premières explications concrètes sur la démission de ce "grand serviteur de l'Etat", comme on dirait en France, coqueluche du parti au pouvoir lorsque celui-ci tentait son ouverture vers les Kurdes, dans l'ombre de Tayyip Erdogan depuis plus de huit ans, en première ligne dans le combat contre les réseaux gülenistes, sont contradictoires et, comme souvent en Turquie, vaguement complotistes. D'après un député du parti kémaliste, il aurait été dénoncé par un préfet arrêté pour sa participation aux réseaux gülenistes. Un journaliste conservateur, proche de l'ancien président de la république, suspecte sur son blog un lien avec la disparition de "l'imam des forces armées aériennes", accusé d'être un des ordonnateurs de la tentative de putsch.

Plus généraux, d'autres commentaires sur une restructuration générale au sein du parti au pouvoir semblent plus crédibles. Le premier à ouvrir le feu, sur Cagdas Ses, a été le président du groupe parlementaire kémaliste, affirmant qu'il ne s'agissait pas "d'une simple démission", que "d'autres démissions vont venir", que le gouvernement traversait "une crise de légitimité", et qu'une "faille" traversait désormais le parti au pouvoir.
Duvar Gazete a regroupé des commentaires similaires publiés par Reuters et AP, mais venant de proches du pouvoir, sous le titre "Le départ d'Ala est le signal d'un grand nettoyage dans le parti au pouvoir". Un proche de la présidence précise qu'un remaniement ministériel est attendu pour octobre, que le président trouve que certains membres du gouvernement sont "fatigués", et qu'il veut former une équipe "plus dynamique".
D'après les proches du nouveau ministre de l'Intérieur, le président Erdogan attendrait "un combat plus actif contre les réseaux gülenistes", reprocherait au ministre sortant le fait que de nombreux gülenistes soient encore présents dans les structures de sécurité. Pour cela, Tayyip Erdogan voudrait "travailler avec une équipe plus nationaliste", et il faudrait donc s'attendre à de nouveaux départs "dans le gouvernement, dans le parti, et dans les services de sécurité et de gendarmerie".
Le nouveau ministre et son ombre

Pour comprendre cette nouvelle direction que pourrait prendre le gouvernement de Tayyip Erdogan, il est donc utile de s'intéresser au profil du nouveau ministre de l'Intérieur, Süleyman Soylu (lire ici une excellente recension biographique) – qui semble être le négatif parfait de celui du ministre sortant. Son grand-père et son père ont été responsables de partis de droite, il est célèbre dans ses études de management comme sportif plus que comme intellectuel – même s'il est aujourd'hui décrit comme un grand lecteur de livres politiques. Il commence sa carrière professionnelle à la bourse d'Istanbul et est toujours homme d'affaires, possédant une compagnie d'assurance, Engin Sigorta, sur laquelle il a été questionné en 2014 par un député de l'opposition.

Il commence sa vie politique en 1987 au Parti Démocrate, un parti de droite, et en devient le leader en 2008. Ce n'est qu'en 2010, lors d'un référendum constitutionnel, qu'il se rapproche de Tayyip Erdogan, et de l'idée d'un régime présidentiel. Il rejoint le parti au pouvoir en 2012, dont il devient très rapidement vice-président, pour devenir ministre en novembre 2015. Il n'est donc pas du sérail. Il fut même un critique sévère du pouvoir personnel de Tayyip Erdogan avant 2010.

Parmi les souvenirs qu'il a pu laisser depuis son rapprochement avec le pouvoir, la presse cite notamment : en décembre 2013, lors de l'affaire de corruption déjà évoquée, il évite absolument de prononcer le nom des gülenistes ; lors de la campagne des élections législatives de juin 2015, il insulte et menace le co-président du parti de gauche prokurde ; quelques jours après la tentative de putsch, il sera le seul ministre à accuser directement les Etats-Unis d'être derrière cette affaire ; enfin, la nuit même du putsch, il part avec un groupe à l'attaque, armes à la main, de la télévision publique turque occupée par les militaires rebelles, et parvient à libérer l'immeuble.
Mais, toujours d'après le site Gazete Duvar, il semblerait que cet homme d'action plus que de principes n'arrive pas seul aux responsabilités sur les questions de sécurité. Dans son ombre, on trouve le président du Parti Démocrate dont il avait pris la place en 2008, Mehmet Agar. Directeur de la sécurité puis ministre de l'Intérieur entre 1993 et 1996, aux pires heures de la répression dans les villages kurdes, il est aussi connu pour avoir été directement impliqué comme ministre dans le "Scandale de Susurluk" en 1996, un accident de voiture dans lequel se retrouvent mêlés des hommes chargés d'assassiner Abdullah Öcalan (le leader de la guérilla kurde), des trafiquants de drogue, une reine de beauté, un député, et même les services secrets iraniens.
C'est ce même Mehmet Agar qui sera l'un des premiers à féliciter Süleyman Soylu lors de sa nomination au ministère du travail en 2015, et que l'on a remarqué en bonne place ces dernières semaines devant la maison du président Erdogan pour la protéger juste après la tentative de putsch, au meeting géant d'Istanbul du dimanche 7 août (au grand dam du parti de gauche pro-kurde, qui n'y était pas invité), et à l'enterrement de trois policiers tués par la guérilla kurde à Elazig.
Pour les sources de Gazete Duvar, il n'y a pas de doute : depuis quelques temps, Mehmet Agar est devenu conseiller non officiel de la présidence de la république, et même s'il n'est pas impliqué directement dans la nomination de Süleyman Soylu au ministère de l'Intérieur, il y a un "effet" Mehmet Agar dans celle-ci. Il serait même possible que l'application de l'état d'urgence actuel envers les Kurdes porte la trace de "l'expérience" de Mehmet Agar dans les années 1990. Entre le passé de Süleyman Soylu et le possible nouvel avenir de Mehmet Agar, le journal en ligne conclut que la non reprise du processus de paix avec la guérilla kurde, qui aurait pu avoir lieu après la tentative de putsch, prend un autre sens avec la nomination de Süleyman Soylu.
Au bord du gouffre

Malgré les différents appels à la paix provenant du parti de gauche pro-kurde, l'initiative courageuse d'un député de ce parti parlant de "l'effondrement de la politique de la guérilla kurde en Turquie et en Syrie", et un important appel de la société civile kurde (hommes d'affaires, avocats, associations) passé pourtant totalement inaperçu, la tension politique sur le sujet kurde a, il est vrai, encore monté d'un cran avec la décision d'un cinquantaine de responsables politiques kurdes de commencer une grève de la faim jusqu'à la reprise de contact avec Abdullah Öcalan, le leader de la guérilla kurde emprisonné, dont on est sans nouvelles depuis le 5 avril 2015. Au-delà de la décisive question kurde, les mandats d'arrêts, gardes à vue et arrestations contre les journalistes ont, notamment le 30 août dernier, commencé à largement dépasser le cadre des réseaux gülenistes, culminant avec l'arrestation d'une linguiste de 71 ans et la une de ce 2 septembre du journal Sözcü (opposition, ultra-kémaliste), jusqu'ici absolument pas inquiété, mais déclarant qu'un "dossier güleniste" se préparait contre lui. Le "nouvel état d'esprit démocratique" lui-même a subi son premier accroc important avec le refus du leader du parti kémaliste de participer à la cérémonie d'ouverture de l'année judiciaire organisée à la présidence de la république.

Pendant ce temps, le président de la commission des affaires étrangères et la rapporteure sur la Turquie du parlement européen, suivis par le président du parlement européen en visite en Turquie déclarent, un mois et demi après la tentative de putsch, qu'ils "n'avaient pas compris la menace güleniste", ou qu'il "a écouté les explications et comprenait désormais mieux".
Faudra-t-il encore un mois et demi pour que les responsables européens comprennent, comme l'explique aujourd'hui l'éditorialiste Nuray Mert  que, après la démission du ministre de l'Intérieur, même si "personne n'est assez naïf pour avoir attendu des cercles du pouvoir actuel qu'ils deviennent soudainement démocrates, l'enjeu n'est désormais même plus la démocratie, mais la chute de ce pays dans le gouffre" ? Moins dramatique, un autre éditorialiste du journal Cumhuriyet conclut lui par cette phrase : "Pour les républicains, la fenêtre d'opportunité qui s'était ouverte [après la tentative de putsch] vient de se refermer".

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