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S, P et moi avons un jeu récurrent. Au préalable, il nécessite qu’une condition soit remplie. Les coups reçus sans prévenir par exemple nous privent de notre jeu. Mais si nous les voyons arriver, si l’on en devine l'imminence, parce que l’un de nous a commis un acte qui, selon la logique à l’œuvre, logique que nous avons intégrée par la force des choses, mérite d’être sanctionné, alors, nous jouons.
Le jeu consiste à reproduire les coups sous les yeux de celui qui y est promis.
L’un des épargnés incarne celui qui donne les coups. L’autre, celui qui les reçoit. En général l’un d’eux prononce « Regarde, c'est ce que tu vas te prendre tout à l'heure » en guise d’introduction, ou une variante. L’attribution des rôles n'est pas constante, on peut à un moment incarner le donneur, à un autre le receveur. La seule attribution constante est celle du futur supplicié relégué, dans le cadre du jeu, au rang de simple spectateur. Et plus l’effroi du spectateur, mais aussi ses rires, grandissent, plus les acteurs en rajoutent.
Carte blanche leur est d’ailleurs laissée. Par rapport aux coups réels, ils prennent de larges libertés. Ils ne cherchent ni à les mimer à l’identique ni à prononcer les insultes qui les accompagnent. La représentation n’a de fait rien à voir avec la réalité. Ce que les acteurs improvisent, ce sont des coups fictifs, irréels, télévisuels.
Si c’est à S de prendre, P et moi nous affrontons dans l’un des combats interminables de Dragon ball Z. Kamehamehas contre kamehamehas, nous luttons, jusqu’à ce que le perdant à bout de souffle soit emporté par la déferlante d’énergie. Quand c’est au tour de P, S et moi grimpons sur le ring de catch du canapé et enchainons prises de soumission et sauts spectaculaires de la troisième corde (= du haut du dossier). Lorsque vient mon tour, inspirés par les parties de Street Fighter II, S balance un uppercut en l’air et hurle « Shoryuken » tandis que P tombe au sol de manière saccadée, tentative d’imiter le ralenti de l’animation de K.O.
Un jeu d’enfant cruel en apparence. Une satisfaction à ridiculiser le futur supplicié ? Cathartique à l’évidence, mais pas seulement.
Je ne crois pas qu’ici s’exprime ce que l’on nomme Schadenfreude. Cette « joie maligne », ou « joie mauvaise » que l’on ressent face au malheur d’autrui. Personne ne se réjouit d’assister au spectacle des vrais coups. Au contraire, mieux vaut en détourner les yeux, de peur qu’un regard trop appuyé soit perçu comme une attitude provocante qui mériterait elle aussi d’être punie. La seule joie qui s’exprime, en considérant qu’il y en ait une, est celle de ne pas être celui dont c’est le tour.
Rendre grotesques les coups là est l’enjeu, plus que de chercher à ridiculiser celui qui les reçoit et celui qui les donne. Le recours à un dispositif fictionnel, à une mise en scène aussi caricaturale qu’un dessin animé, un jeu vidéo ou une émission de catch (j’ai longtemps cru que les catcheurs n’étaient pas des acteurs et se tapaient vraiment dessus), relève de la tentative maladroite de les désamorcer, de les vider de leur substance, de s’en soulager par une réalité alternative.
Car les coups, leur banalité, portent en eux une sorte de perspective totale. Ils imposent une routine qui colore les jeux, les pensées. Ils sont la mesure de tout, un cadre d’expression unique qui annihile les possibilités de désaccords, de se tromper, de se réconcilier, de douceur.
Si notre jeu s’inscrit dans une fiction collective, il en est qui se pratiquent en solitaire. Les fictions que l’on entretient lorsqu’on se retrouve confronté à soi-même. Au fond du lit par exemple, incapable de trouver le sommeil. Enfant, elles offrent une forme de réconfort face à l’angoisse de l’avenir. « Quelle sera ma vie quand je serai grand ? Aurai-je plein de chats ? Les voitures seront-elles vraiment volantes ? »
Certaines se nourrissent après les coups. Pas immédiatement après, car à ce moment-là c’est impossible. Le maelstrom des sensations empêche de penser à quoi que ce soit. Avant, il faut : dompter les tremblements et les hoquets, essuyer toute cette morve dégueux collée aux lèvres et aux joues, passer en revue les marques sur le corps, dans le miroir celles du visage, pour s’assurer que l’on n’a pas rêvé, que cela est bien arrivé, qu’on ne vient pas de voir ça à la télé.
Des heures après, le lendemain, les jours suivants, une fois le feu au corps apaisé. Je n’ai aucun projet de fuite, ou de trouver de l’aide. De tels plans considéreraient que les coups doivent cesser car leur présence est anormale. Or, je n’imagine pas la vie différente ailleurs. Ce qui m’anime, c’est l’application d’une équivalence. Une motivation très talionique.
Idée 1 : le tuer.
Pas quelque chose d’immédiat mais de long et douloureux. J’intègre vite que couper la tête de quelqu’un genre guillotine est expéditif. Découper ses membres un à un alors, avec une énorme scie à main de cartoon. Le démembrement méthodique m’obsède pendant un moment. J’ignore pourquoi. De trop nombreuses parties de Docteur Maboul ? Je passe un temps significatif à documenter les aspects pratiques. La découverte du système sanguin dans un livre de biologie me fait un peu douter. Les artères des jambes, tous ces tuyaux, il risque de se vider de son sang et l’affaire serait là aussi expéditive qu’une guillotine. Ou couper au bon endroit, et faire ce truc qui s’appelle un garrot ? Compliqué.
Un soir, je tombe par hasard sur un début de solution. La télé diffuse le film Justinien Trouvé ou le bâtard de dieu, sorte de Barry Lyndon à la française (sic). Au 17e siècle, le destin picaresque de Justinien, bébé au nez coupé abandonné devant un monastère (si mes souvenirs sont exacts, son géniteur est un noble qui porte sur le nez une verrue caractéristique, verrue qu’arbore également l’enfant illégitime et qui permettrait d’établir la filiation). Adulte Justinien devient bourreau (un plan de carrière comme un autre) et inflige le supplice de la roue à un malheureux. Le chatiment consiste à attacher le condamné à une roue et à lui briser les membres un à un à l’aide d’un bâton. Bingo. Cela ressemble au démembrement et le mec a l’air de douiller. Mais ça demande du matériel. Une sacrée logistique. Et puis faudrait réussir à le capturer, à l’immobiliser. Tendre un piège comme ceux que Coyote tend à Bip Bip ? Mais ils foirent tout le temps les pièges de Coyote.
Idée 2 : me tuer.
C’est une envie de crever différente à celle ressentie sous les coups, alors envisagée comme une libération au comble du désespoir. Cette envie de crever là s’inscrit bien dans le cadre d’une équivalence. Du type : « Ils seront embêtés mes parents si je me tue, ça leur fera les pieds ils vont faire que pleurer, ça leur fera regretter de me taper dessus et de me dire sans arrêt des horreurs ».
L’idée s’installe en moi. Elle me séduit par son caractère accessible, une solution à ma portée puisque j’en suis l’unique variable. Si cela va trop loin, je pourrai le faire. Je l’envisage.
En terme pratique, là, par contre, j’ai beaucoup moins d’imagination. Comment on s’y prend pour se tuer ? Peu de référence, je suis encore novice en la matière. Il faudrait que je me renseigne. J’ai vu quelqu’un prendre pleins de médicaments une fois dans un film. Est-ce qu’on a ce qu’il faut ici, vu qu’on a rien de rien ? Avaler un pot de vicks vaporub dont on me tartine parfois lors de mes crises d’asthme, c’est suffisant ?
Il y a quand même un truc qui me dérange : le risque de rater mon objectif. Si je me tue, peut-être qu’il se moquera de moi. Lorsque je me jette au sol en larmes à l’idée de qu’il va me faire subir, il dit : « pleure, tu pisseras moins ». Peut-être alors il verra dans mon geste pareil que dans le reste. De la faiblesse et rien de plus.