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C’est S qui me retient par le bras dans le couloir. Ou P qui m’apostrophe, au retour de l’école, à peine mon cartable ôté. Et quand, sans prévenir, les deux déboulent dans ma chambre, les augures se télescopent en écho sinistre :
— T’es mal.
— Olala oui, t’es mal.
La main de P s’agite. Rapide, circulaire. On dirait qu’il essaye de l’essorer, de se débarrasser d’un liquide poisseux. S en rajoute une couche :
— J’aimerais pas être à ta place. Tu vas te prendre une de ces branlées. Une grosse, grosse branlée…
« Branlée ». Nous nous sommes approprié ce mot, omniprésent, « branlée ». Comme dans « Je vais te coller une branlée si tu fermes pas ta gueule ». Les coups, à sa manière. Sauf que là ça sent l’arnaque. Ils me font encore marcher. Je ne compte pas me laisser avoir.
— Ah ouais, et qu’est ce que j’ai fait ?
Qu’est-ce que t’as fait ? répond P, les yeux ronds comme des billes. Tu le sais très bien.
Privilège des aînés sur les cadets : faire gober des trucs invraisemblables. Ils me font croire que je suis promis au coup alors que j’ai rien fait, comme ils me font croire qu’en branchant la manette au second port de la console je peux contrôler les ennemis d’un jeu solo.
— Ouais c’est ça. Arrêtez de vous foutre de ma gueule. J’ai rien fait.
J’essaye, aussi, en retour, de les convaincre qu’ils vont se faire défoncer sans raison. Uniquement pour leur rendre la monnaie de leur pièce, c’est eux qui ont commencé. Ça ne marche pas. Il ne me croit jamais. Dès mon mensonge déblatéré, l’intensité avec laquelle ils me regardent me provoque un fou rire. Je n’arrive pas à rester sérieux plus de deux secondes. Eux sont plus grands, plus malins. Ils savent s’y prendre. Ils ont déjà lu tout un tas de bouquins que je déchiffre à peine.
— Ah ouais, t’as rien fait ? T’en es sûr ?
Si j’en suis sûr ? J’en suis sûr. Presque sûr. Ils affirment avec tant de sérieux, leur aplomb installe le doute. Le jour où je lâche la seconde manette de jeu, les ennemis à l’écran continuent de bouger, où je pointe du doigt la mention « 1 joueur » sur la jaquette du jeu, autant de preuves dévoilant le mensonge, S et P arrivent encore à me persuader du contraire. Il m’a fallu du temps avant de réaliser qu’ils ne voulaient juste pas me passer la manette.
— Et tout à l’heure, en rentrant de l’école ? C’est pas des conneries Hamana, je te jure.
Putain, ils disent vrai. J’ai fait quelque chose qui mérite les coups. Mais quoi ? Cette phrase, ce « en rentrant de l’école », aussi sibyllin soit-il, balaye la conviction d’être irréprochable. Le doute l’emporte.
Sur le chemin du retour de l’école ? Je ne l’ai pas vu, lui m’a vu faire un truc qui mérite les coups. C’est déjà arrivé.
Je n’ai pas chahuté. Je n’ai pas traversé quand le petit bonhomme était rouge. J’ai attendu. Les copains se foutent de ma gueule parce que j’attends que le petit bonhomme passe au vert alors que la rue est déserte. Tant pis. Lorsqu’il m’a surpris traverser au rouge, l’impact de la grosse bague sur ma joue m’a contraint à dormir sur le même côté pendant au moins une semaine.
J’ai scrupuleusement essuyé mes chaussures sur le paillasson. Je n’ai pas laissé mon cartable trainer dans l’entrée, je n’ai pas de devoir à faire.
Dans la cuisine, je l’ai croisé elle. Elle y est souvent. On dirait que c’est son espace, sa pièce préférée. Elle en chasse les intrus qui s’y éternisent sans bonne raison. « Traine pas dans mes pattes ».
Avec elle, j’ai été gentil. Sinon elle aurait balancé quelque chose comme : « tu te permets de me parler sur ce ton ? Tu vas voir si je lui dis ». Elle met parfois ses menaces à exécution. Parfois non.
Quand il rentre alors, on ne sait pas si elle lui a dit. Mais son attitude trahit s’il sait. Et s’il sait, c’est la branlée, les coups, assurés. J’examine ses moindres gestes, en douce, sinon l’examen scrupuleux pourrait être interprété comme de la défiance.
Pourquoi chercher à deviner s’il est au courant ? « L’ignorance est une bénédiction ». Mon cul. C’est mieux de savoir à quoi s’attendre. Ça permet de se préparer.
La plupart du temps, je devine correctement. Mais il arrive que je me trompe. M’a-t-il démasqué et, en contrepartie, il simule l’air de rien pour endormir ma vigilance et me prendre au dépourvu ? « Alors petit merdeux, c’est vrai ce que j’ai entendu ? Que tu te permets de “. Que je me permets de.
Mais entre le moment où je l’ai quitté elle et où j’ai rejoint ma chambre, il ne s’est rien passé. J’ai lu, puis S et P ont déboulé. Si je mérite les coups, ce n’est pas à cause d’un motif certain, par exemple casser un verre par accident, lire en cachette au lit, rentrer de jouer dehors passé 18 h 30, se débattre, répondre à une de ses insultes à elle ou à lui, le ou la regarder de travers, avoir de mauvaises notes. Là, je serais déjà fixé sur mon sort.
Si je mérite les coups, c’est à cause d’un de ces motifs aléatoires et nouveaux. Oublier un cahier à l’école, trop parler pendant un film à la télé, mal ranger la vaisselle dans le placard ou se tromper en mettant le couvert, etc., des motifs jamais exhaustif et soumis à l’humeur, sanctionnés de coups un jour sur deux. Impossible de savoir. Ça pourrait être n’importe quoi.
S est P ont dû identifier ce n’importe quoi qui me manque. Je devrais peut-être leur casser la gueule, qu’ils crachent le morceau. Ils sont en train de mimer le move de Honda, l’attaque des cent mains. Ils le font trop bien les cons.
Les coups portent en eux une promesse. Celle de simplifier le réel, de le réduire à un calcul élémentaire. Ils disent : les choses se règlent facilement, il suffit de taper assez fort. La moindre situation se transforme en affrontement où celui qui a l’ascendant physique l’emporte.
Contre P, j’ai peut-être une chance. Je grandis vite et bientôt je le rattraperais en taille. Mais contre S pas moyen. Et s’ils se mettent à deux contre un, j’ai aucune chance. Et après je serais sûr de me la prendre la branlée.
Soudain, S et P interrompent leur représentation. Ils me toisent et quittent ma chambre. Des bruits de pas en provenance de l’escalier. Je suis capable de reconnaitre n’importe qui au son. Je leur ai déjà prouvé, une fois. Ils ne me croyaient pas. Ma démonstration les a scotchés, en tout cas ils en avaient l’air. Et là, aucun doute, c’est lui.
Il rentre dans sa chambre. Les gonds de l’énorme armoire normande grincent. Des vêtements. Il va donc se doucher. L’ouverture et la fermeture de porte de la salle de bain, voisine, confirment.
De longues minutes s’écoulent. Après sa douche à priori. J’aurais préféré avant. Après, ça laisse une odeur tenace d’eau toilette. Brut, de Fabergé. Pour homme. La seule fragrance qu’il estime. « Surtout pas du Scorpio, ça pue la pisse ».
Les coups après, alors. Perspective glaçante. Il faut faire en sorte que cela se déroule bien. En quête d’une façon de les amenuiser, j’envisage d’enfiler plusieurs couches de vêtements. Risqué. Mon accoutrement ridicule redoublerait sa fureur.
Commencer au sol, plutôt que debout. Cela évite la chute, de se cogner sur un truc. Devrais-je m’échauffer, m’étirer ? J’en sais rien. Je me chie dessus. Je choisis d’attendre assis par terre, prêt à me rouler en boule.
La porte de la salle de bain s’ouvre. Il sait que je suis là, dans ma chambre. Où pourrais je me cacher de toute façon. Ça serait pire. S’il entre, S et P ont dit la vérité. Un silence aux proportions occultes. À nouveau, les marches de l’escalier. Un soulagement.
Aujourd’hui, lorsque S et moi évoquons ce climat absurde qu’installait les motifs, nous arrivons à un curieux constat. « Et dire qu’il ne buvait pas ». Quand il buvait, là, pas de doute, les motifs aléatoires devenaient certains, et les certains très certains. Mais ce constat d’absence d’alcoolisme exprime presque une déception. Qu’il boive aurait donné une explication, une forme de cohérence. Des coups gratuits et totaux ne peuvent être dépourvus d’origine.
Si S a le souvenir de coups de serpillère le laissant trempé d’eau sale, il en a oublié le motif. Pour être exact, il n’a pas été porté à sa connaissance. Nous supposons : « ne pas avoir essuyé ses pieds sur le paillasson et avoir mis de la terre un peu partout ».
Parmi les quelques motifs énumérés, celui de recevoir des coups lorsqu’on en a soi-même donné est paradoxal. Sans doute le plus paradoxal.
Furieux que P refuse de me passer la manette, je lui casse sur le crâne mon totem d’indien Playmobil. Un autre jour, S et P se battent. Une arcade sourcilière explose, il y a du sang un peu partout et des points après. On supposerait ces usages encouragés. Valorisés. Mais dans ces cas, l’auteur des coups ne reçoit pas de félicitations. Il est sévèrement puni d’en avoir donné.
Les coups sont un privilège réservé, un privilège qui lui est réservé. Et dans cet ordre, la structure familiale, privée, au fond, se mêle au fonctionnement de la structure publique. Elle en singe les pratiques. Celles d’un micro-État seul gardien de la violence légitime.