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Billet de blog 9 juin 2022

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6 - Paris

11 ans. On déménage. Paris. Ou plutôt, « près de Paris ». Auprès de mes futurs ex-camarades de classe du collège, je fais sauter « près de ». Sa présence réduirait le sentiment d’importance qu’évoque la capitale. Elle demanderait de se justifier, d’expliquer les kilomètres entre le fantasme et la réalité.

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11 ans. On déménage. Paris. Ou plutôt, « près de Paris ».

Auprès de mes futurs ex-camarades de classe du collège, je fais sauter « près de ». Sa présence réduirait le sentiment d’importance qu’évoque la capitale. Elle demanderait de se justifier, d’expliquer les kilomètres entre le fantasme et la réalité. Que sont, au fond, quelques kilomètres par rapport à l’immensité du monde ? 10 petits kilomètres, à vol d’oiseau, séparent la tour Eiffel et la prison de Fresnes.

« La chance, il déménage à Paris. Tu nous enverras des lettres ? » Une, deux, trois, puis peu à peu écrire à ceux qu’on ne reverra jamais gagne en complexité, les souvenirs s’émoussent. On se lasse.

Car oui, Paris. Paris suffit. Je vais à Paris et vous les bouseux vous restez là, sur cette côte normande immobile, promis à rien, aux fientes de mouettes et interminables averses, aux vaches, aux fromages, à ce parachutiste américain de la Seconde Guerre mondiale accroché au clocher d’une église, ça se voit que c’est un mannequin en plastique déguisé et pas une vraie personne, trop nul.

Et les plages du débarquement, visitées au moins une fois par an en sortie scolaire, connues sur le bout des doigts. À force de l’entendre, le récit des corps fauchés par les mitraillettes nazis et de la mer rouge sang se vide de terreur, il en devient grisant. Un vétéran a même raconté dans le détail l’utilisation d’un lance-flamme. Ça a l’air drôle comme un jeu vidéo.

Vraiment, une chance cette guerre, belle contribution au patrimoine culturel de la région. Les touristes anglais en raffolent. Les ronds-points, par contre, ils les prennent dans le mauvais sens. La presse locale adore mettre en une ces accidents de la circulation.

Ils se repèrent facilement les Anglais. Au supermarché, elle me les désigne. Elle les identifie grâce à leurs cadis remplis à ras bord d’alcool : « ils beuchonnent (boivent) les rosbifs. »

La Normandie est tournée vers le passé, alors que Paris. Paris, c’est l’avenir. L’Histoire à grand H, pas un petit, des monuments, des gens importants qui prennent des décisions importantes. Des trucs incroyables, partout, indéfinis.

Curieuse période que ce début d’adolescence. Je fais mien le dénigrement systématique du lieu qui m’a vu naître et que nous quittons, incapable encore de m’en distancier. Je le répète, pas convaincu, mais que il et elle le disent a valeur de vérité. S’ils estiment l’endroit détestable, c’est qu’il doit l’être.

Je suis pourtant loin de le détester, cet endroit. Des choses ici me manqueront. La mer en particulier, la plage et sa base nautique, à l’horizon les remparts de la fierté locale, la plus grande rade artificielle au monde (dépassée depuis par la construction d’une rade plus grande au Qatar).

La mer et tout ce qu’il est possible d’y faire. Pêcher des crevettes grises à l’épuisette que l’on mange pour de vrai après. Les cours d’Optimist, à l’école primaire, sur l’eau gelée d’automne. Les expéditions avec S et P direction la plage à une vingtaine de minutes à pieds, bien saoulés que je les accompagne car je les ralentis, eux tracent à travers les champs, les méduses embourbées de terre, je préfère contourner de peur qu’un agriculteur débarque armé d’un fusil et nous butte parce qu’on a osé piétiner sa propriété. Une fois arrivés au bord de l’eau, ils se vengent et fourrent mon maillot de bain d’algues gluantes piochées sur le sable. Une respiration, autant d’activités impraticables à Paris. Paris plage n’existe pas encore, puis toute proportion gardée ce n’est quand même pas pareil.

Ce ressenti, ambigu, je le garde silencieux. Une partie de moi adhère au dénigrement parental : j’imagine les coups rester ici, refuser de nous accompagner à Paris. Comme s’ils étaient liés à ce lieu, à cette situation particulière.

Auprès des camarades que je quitte, je me montre exagérément prosélyte vis-à-vis du déménagement. Une attitude inverse signifierait un désaveu de ce nouveau projet de vie, par extension un affront à punir. La menace des coups renforce le phénomène banal d’appropriation aveugle des opinions parentales. Difficile de remettre en doute la parole d’un adulte, encore plus ceux de sa famille. Soit je me trompe, soit je suis trop sensible.

Un autre sujet dépasse ma compréhension : le travail. J’entends souvent répéter : « y’a pas de travail ici ». Mais à Paris. Le travail motive le déménagement. Fini, les périodes où il est une denrée rare qui se pratique « au noir ».

Le remplissage d’une fiche de renseignement scolaire me désempare. Qu’écrire à « Profession des parents » ? Les profs feraient mieux de se mêler de leur cul. Je m’interroge sur l’usage de pareilles informations.

« Il travaille au noir ». Elle me le confesse à voix basse, l’impression que quelqu’un nous écoute. J’imagine une tâche très secrète, littéralement, que travailler au noir signifie travailler dans le noir. Une confusion entretenue par le fait qu’il se réveille parfois aux aurores à cause de boulots liés à la pêche ou à des chantiers.

S’abstenir d’écrire « travail au noir » sur la fiche de renseignement, je l’intègre vite. Quoi, alors ?

— T’écris « En recherche d’emploi ». Pas « chômeur », la honte.

— Et toi, pareil ?

— Surement pas, j’ai un travail moi. Tu écris « mère au foyer ».

Une mention qui m’est inconnue a précédé « En recherche d’emploi ». Un autre métier, avant, que S et P ont dû renseigner. Dans l’armée, la Marine, un rôle en rapport avec l’électricité des bateaux. Sur une étagère, un album de photos prises aux 4 coins du globe. J’aimerais en savoir davantage, mais des mots maladroits sur un passé qu’il évoque avec une amertume énorme provoqueraient des coups sûrs, je m’abstiens. Il a été renvoyé. Sa version : un motif de santé. Aujourd’hui S et moi pensons plutôt à une sanction disciplinaire. On ne saura jamais.

En tout cas le déménagement simplifie le remplissage. Terminé « En recherche d’emploi ». La nouvelle vie près-de-parisienne impose « surveillant pénitentière ». Ou bien est-ce « surveillant pénitentiaire » ? En plus de l’intitulé à rallonge, au point de parfois déborder de l’espace alloué sur la fiche, orthographier ce métier me donne du fil à retordre. Une simplification partielle, donc.

À la première évocation du mot « concours », j’ai des étoiles plein les yeux. Un concours signifie que l’on va être tiré au sort, passer à la télé, et gagner un lot extraordinaire.

Sauf qu’il ne s’agit pas d’un concours que l’on « gagne », mais d’un concours que l’on « passe ». Que l’on « réussi ou non ». Lui, en l’occurrence, il l’a réussi, ce qui lui permet surveiller des criminels. Quel concours débile offre ce genre de lot ? Pas ceux du Journal de Mickey ; ceux de l’administration pénitentière. Pénitentiaire.

Je m’attache à défendre l’absconse formule et vais jusqu’à reprendre mes nouveaux camarades. D, un de mes premiers amis du collège à Fresnes :

— Tu as écrit quoi sur ta fiche ?

— Surveillant pénitentiaire.

— C’est quoi ça ?

Ma description du métier ne manque pas d’amuser D.

— En fait il bosse à la prison. Il est maton. Le mien aussi est maton.

— Rien à voir.

Comme « en recherche d’emploi », qui est préférable à « chomeur », « surveillant pénitentiaire » est préférable à « gardien de prison ». Quand à « prison », il faut le bannir de son vocabulaire et parler de « maison d’arrêt ».

Si sans réfléchir j’utilise un temps les mêmes mots que D, très vite je les abandonne. Mal nommer provoquerait les coups, preuve suffisante que cet attachement féroce à distinguer les termes traduit des réalités différentes. Qu’il existe une hiérarchie incomprise entre surveillant pénitentiaire et maton, qu’une maison d’arrêt n’a rien à voir avec une prison. Une prison, c’est quelque chose d’horrible. Une maison d’arrêt il y a maison dedans.

Du rejet systématique de notre région d’origine, des ruses sémantiques, paraphrases et tournures mélioratives d’un statut social, je ne peux témoigner que de mon propre degré de croyance. Quid du leur ? Comment s’approprient-ils ces mots, cette détestation si soudaine que je la crois concomitante à la réception de la réponse positive du concours ?

On peut sincèrement haïr un lieu pour la violence qu’il nous renvoie, mais aussi faire d’un dénigrement immérité un moyen d’aller de l’avant, de se donner du courage, de faciliter un arrachement.

On peut intégrer des mots en ignorant le rapport de force qu’ils expriment, ou refuser de retourner le stigmate, et aller jusqu’à reproduire l’opprobre porté sur son milieu social plutôt que la honte de reconnaitre en faire partie, comme on peut croire qu’une tournure soutenue recouvre une réalité autre à celle qui consiste à maintenir enfermer quelqu’un contre sa volonté.

Tout est possible.

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