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Billet de blog 21 juin 2022

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7 - Domaine

4 heures qu’on roule sans interruption. La fratrie, au complet, serrée comme des sardines sur la banquette arrière. Bientôt : Fresnes. 4 heures aussi qu’A joue aux chaises musicales sur nos genoux. Le rehausseur adapté à son âge bouffait toute la place, on a dû le virer. Grimpé sur les genoux de S ou P, je lance un décompte mental. Je les suspecte de se débarrasser de A plus vite que moi.

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4 heures qu’on roule sans interruption. La fratrie, au complet, serrée comme des sardines sur la banquette arrière. Bientôt : Fresnes.

4 heures aussi qu’A joue aux chaises musicales sur nos genoux. Le rehausseur adapté à son âge bouffait toute la place, on a dû le virer. Grimpé sur les genoux de S ou P, je lance un décompte mental. Je les suspecte de se débarrasser de A plus vite que moi. Ça serait injuste.

Une voiture, vraiment, ça change la vie. La dernière qu’on a eue, il y a si longtemps je ne m’en souviens plus mis à part des sièges en cuir, probablement en skaï, qui crament les cuisses lorsqu’on s’y assoit en short, l’été.

Un jour, elle a disparu avec le reste. Un monsieur poli et sec est venu chez nous, il fallait absolument le détester même si on ne le connait pas. Il a embarqué la voiture et le magnifique buffet aux vitraux décorés d’un blason de lion. Après son départ elle s’est mise à pleurer parce qu’elle aimait autant que moi ce buffet, un héritage lointain, et lui a dit « putain heureusement qu’on a les gosses sinon cet enculé nous aurait foutu à la rue ».

Ensuite les choses rentrent dans l’ordre. On a eu une BMW. Je m’en vante autour de moi. Une belle BMW noire, cet écusson bleu et blanc si j’avais pu en faire un pin’s à épingler au mur de ma chambre je l’aurais fait. Elle a également disparu, du jour au lendemain.

« La voiture ne leur a jamais appartenu. C’était celle d’un petit dealer qui cherchait à la dissimuler au fisc » me révèle S, des décennies plus tard. Une conversation captée inopinément, entre elle et lui.

La voiture, c’est son truc à lui. Il n’y a que lui qui la conduit. Elle, elle occupe toujours le siège côté passager. Elle n’a pas le permis.

Il roule vite. Il entretient l’avance sur le camion des déménageurs.

Il est « en tenue ». En tenue de surveillant. Polo bleu clair, bandeau foncé niveau poitrine, une mention : « administration pénitentiaire », un pantalon, bleu aussi, sombre. L’ensemble confère une aura d’autorité forcée et non nécessaire, un peu ridicule même, sans moustache il ressemblerait aux femmes qui collent des amendes sur les pare-brises.

On se gare, Allée du Château d’Eau. A me délivre de son poids. Je pousse un long soupir. Malgré ma vigilance, je suis sûr que S et P l’ont moins pris.

Un mur se dresse face aux immeubles d’appartements — notre nouveau chez nous. Un mur, immense. Haut comme au moins trois étages il court d’un bout à l’autre de la rue, je dois basculer la tête en arrière pour retrouver au-dessus du marron sale le contraste du ciel blanc de janvier. Est-ce lui qui est devant nous, ou nous qui sommes derrière lui ?

Si je ne savais où je me trouve, je le croirais abandonné. Sa décrépitude évoque des murs de forts en ruine, ceux qui jadis gardaient la rade du port que nous venons de quitter. De quoi protège-t-il celui-ci ? À chaque extrémité, des tours blanches de châteaux forts, surmontées de cubes aux petites fenêtres teintées, habitées, épiantes, silencieuses. Des miradors.

Lui, il connait l’endroit. Il est déjà familier avec. Il a dû faire quelques aller-retour avant le déménagement à cause d’une formation obligatoire. Une formation signifie apprendre un nouveau métier. Une sorte d’école des surveillants pénitentiaires. Qu’enseigne-t-on là-bas ? À fouiller une cellule, à vérifier qu’un détenu de retour du parloir n’a pas caché de la drogue dans son cul.

Les déménageurs prennent leur pause repas sur une aire d’autoroute, il a le temps de nous faire visiter. Après, on déjeune, puis il retournera se former.

Il pointe du doigt des fenêtres au dernier étage de l’immeuble. Notre appartement. Et là, devant chez nous, derrière le mur, la maison d’arrêt des femmes. Du salon on voit les cours de promenades et le bâtiment principal. Les hommes, eux, sont détenus ailleurs, de l’autre côté du domaine, on y passera quand on ira manger.

Domaine.

J’entends le mot pour la première fois. Dans sa bouche à lui, à elle, puis au collège dans celle de D, un copain de classe qui habite ici. Domaine. Tout le monde l’emploie afin de désigner cet univers. Domaine m’impressionne, distingué, moyenâgeux, seigneur et sujets.

Le domaine, version courte de « domaine pénitentiaire de Fresnes », comprends la maison d’arrêt des hommes, des femmes, les bâtiments annexes comme un hôpital chargé de soigner les détenus (à privilégier à « prisonniers ») malades à cause des morsures de rats ou des épidémies de gale, hyper contagieux, on va surement tous la chopper parce que ces porcs ne savent pas se laver correctement, ou quand l’un d’eux rate son suicide, malheureusement, ça ferait de la place, un suicide c’est pas compliqué à croire qu’ils font exprès, mais aussi les logements des familles de surveillants et de surveillantes qui vivent à proximité immédiate du lieu de travail, pratique. Il peste. Lui ne profitera pas longtemps de cet avantage : il se forme, mais ensuite, direction une prison à Paris. La Santé.

Globalement, l’administration cherche à rendre la vie des gens du domaine facile.

On le suit. On marche 2 minutes à peine, déjà l’école maternelle et primaire où ira A. Derrière nous, en contrebas, protégées de grillages, des parcelles de jardin potager, ça peut prendre des années avant d’en avoir une à moins d’être pistonné par le mec qui les attribue. On revient sur nos pas, quelques minutes à longer un mur plus long encore que le premier, le mur sud de la prison des hommes, terrains de jeux et toboggans. Et une petite épicerie, qui fait dépôt de pain.

— C’est bien, ça dépanne, approuve-t-elle. Mais les enfants, ils peuvent se déplacer seuls ? Je suis pas rassurée…

— Aucun risque. Des patrouilles circulent sur le domaine, et les entrées-sorties sont contrôlées. Faut badger.

Je touche le morceau de plastique noir accroché au porte-clés au fond de ma poche. Le badge. Je ne dois surtout pas le perdre ou le prêter. Car si le domaine pourvoit à de nombreux besoins, il est parfois nécessaire de le quitter.

Par la sortie en haut de l’escalier, côté Rue des Frères Lumières. S, P ou moi l’emprunterons au quotidien sur le chemin du collège et lycée. Par celle côté autoroute A86, doubles portes doubles badgeage, en métal, lourdes, l’épicerie dépanne mais il faut faire de vraies courses à Intermarché, un grand avec un tabac presse. Enfin l’unique accès véhicule du domaine, par lequel on est passé en arrivant, à barrières et poste de contrôle.

Illustration 1
Entrées du domaine pénitentiaire

On dépasse l’épicerie, prenons à droite au bout du mur sud jusqu’à un bâtiment sans qualités, en périphérie de l’entrée de la prison des hommes. Aux heures prévues défilent les fourgons blindés des transferts de détenus. Le clou de la visite : la salle polyvalente.

À peine rentré, je fonce au flipper et à la borne d’arcade installés dans un coin. Un flipper, c’est Sonic Spinball en vrai. Un peu chiant, donc.

Sur la borne d’arcade, le jeu, c’est Metal Slug. Génial Metal Slug. Un jeu en 2D comme Aladdin ou Earthworm Jim mais rien à voir. Des explosions partout à l’écran, des tanks, pleins d’armes différentes, les ennemis butés hurlent, au corps-à-corps le perso sort un couteau et les poignarde, stratégie économe en munitions mais risquée.

J’y glisserais quelques pièces de 10 francs de mon argent de poche — car le domaine permet cela, l’argent de poche — je les réserve vite à l’achat exclusif et hebdomadaire du Journal de Mickey. Au tabac presse d’Intermarché ils l’ont un jour à l’avance.

De temps en temps, la salle polyvalente accueille les événements du domaine. Le bingo par exemple. Le bingo c’est très drôle, davantage que Metal Slug parce que la partie dure longtemps. Je ne comprends pas pourquoi je n’en ai jamais entendu parler.

On achète un carton, plusieurs si on est riche, des numéros sont tirés au sort par l’organisateur, il les annonce dans un micro identique à celui de Philippe Risoli, le présentateur du Juste Prix, sauf qu’il ne le jette pas en l’air. Parfois, à la place d’un numéro, il donne le nom d’un département, j’en apprends des nouveaux tels que « La Mayenne » ou « Le Cantal » même si franchement à quoi ça sert de les connaitre on s’en branle, les gens râlent s’ils n’ont pas le numéro, ou bondissent des chaises à la validation d’une ligne ou mieux, d’un carton complet. L’assistant de l’organisateur vérifie, et si c’est OK, on remporte un lot comme une télé ou une PlayStation. S et P ont une play, mais si, par chance, je gagnais les deux gros lots, je pourrais m’enfermer à clé et ne jamais ressortir de ma chambre. Hélas, au bingo, je ne remporte rien d’autre qu’un grill électrique. Je suis content. Je n’en ai aucune utilité.

Vient l’heure du déjeuner. Direction « le mess ». Je m’étonne qu’on puisse manger à une cérémonie religieuse. En réalité le mess désigne la cantine fréquentée par les employés de la prison.

Là, ma mémoire me fait défaut. Le mess est soit immédiatement voisin de la salle polyvalente, soit à l’intérieur de la prison des hommes. Je mangerai à La Santé et confonds probablement les localisations.

Règle officielle ou petit arrangement, les familles du personnel sont autorisées à y venir. Cependant, je n’y vois et n’y verrai aucun enfant à l’exception de mes frères et moi. Que des adultes, en tenue.

Ravi, en tout cas, d’aller à la cantine pour la première fois. On peut choisir ce que l’on veut parmi les différents plats présentés dans des bacs rectangulaires en inox. Steak haché frites et mousse au chocolat, royal. Au collège, je fais l’aller-retour tous les midis. Je sens que je manque quelque chose lorsque, à la reprise, les camarades discutent de ce qui s’est passé à la pause. Le sentiment d’être tenu à l’écart d’importants conciliabules, l’envie de commencer à fumer pour intégrer les cercles où les histoires naissent. Considérant le prix en coups qu’a payé P, reconnu coupable de tabagisme, j’y renonce.

Le déjeuner terminé, on monte voir l’appartement.

Je me précipite au salon. Le choc provoqué par ce panoramique sur la prison des femmes, monde terrifiant et singulier. J’aurai l’occasion d’y revenir en détail.

3 chambres. Deux d’entre elles contiennent des lits superposés. Va falloir se répartir. S et P dans une, A et moi dans l’autre. Plutôt triste de ne plus avoir ma chambre et de la partager de surcroit avec A, encore un bébé à mes yeux, et pas avec S ou P qui s’isolent.

Par contre, en tant qu’aîné, je suis « obligé » de dormir en haut. Cette blague. Qui refuserait de dormir en haut ? Même pas besoin de me bastonner, j’y suis « obligé ».

Il regarde sa montre. Les déménageurs ne vont pas tarder à arriver à l’entrée véhicule du domaine. Il file leur ouvrir avant de retourner bosser. Nous, on reste avec elle.

— Vous êtes content ? Ça va aller mieux pour nous maintenant.

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