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Billet de blog 15 février 2023

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9 - Eux

Qu’est-ce qui nous sépare d’eux ? Les murs, bien sûr. Les murs marrons et sales qui traversent le domaine pénitentiaire. Je les ai cru interminables à notre arrivée à Fresnes. Moins que la vue, les bruits au-delà en rappellent l’existence : cris entendus sur le chemin du collège, une portion de route rectiligne délimitant le mur sud de la maison d’arrêt des hommes des parcelles cultivables.

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Qu’est-ce qui nous sépare d’eux ?

Les murs, bien sûr. Les murs marrons et sales qui traversent le domaine pénitentiaire. Je les ai cru interminables à notre arrivée à Fresnes.

Moins que la vue, les bruits au-delà en rappellent l’existence : cris entendus sur le chemin du collège, une route rectiligne délimitant le mur sud de la maison d’arrêt des hommes des parcelles cultivables réservées au personnel, entre cour et jardin, on a réussi à obtenir un de ces petits carrés de terre, par piston. On les entend de chez nous, aussi, lorsque nos fenêtres sont ouvertes, les leurs doivent l’être également, elles sont derrière des barreaux, pas nous.

Mais à part les murs, qu’est-ce qui nous sépare d’eux ?

Eux, les « détenus ». Prosélyte je corrige mes camarades, pourtant enfants de surveillants, qui utilisent l’impropre « prisonnier ». Comme si « prisonnier » désignait une situation grossière, caricaturale. À l’inverse, la sophistication professionnelle de « détenu » autorise davantage. Une dignité presque.

Et à quoi ressemble la vie derrière les murs ?

Ce qu’on y mange, par exemple. Il m’est facile de me le représenter.

De retour de surveillance il ramène des boîtes. De grosses boîtes carrées en plastique blanc et aux angles arrondis qu’il empile sur la toile cirée de la cuisine. Elle les ouvre en glissant ses ongles dans la fente qui sépare le couvercle du reste, disposer d’ongles longs aide, S, P et moi devons veiller à les avoir nickel sinon il nous les coupe ras aux ciseaux pour bébé, trop court de minuscules gouttes de sang perlent à l’extrémité, un standard du corps à respecter qui relève d’une discipline totale : crâne rasé, les cheveux longs font tarlouze, ongles impeccables, même raison, nez dégagé ou mouché de force au mouche-bébé, la tête coincée entre l’avant-bras et le biceps parce qu’on cherche à échapper à cette impression de se faire aspirer le cerveau par les narines, se tenir droit, raide en toute circonstance ou un coup viendra de derrière, de ceux qui laissent l’oreille bourdonnante des heures durant, les boîtes sont si hermétiquement fermées que les couvercles semblent scellés. Une fois ouvertes, elle commente ce qu’il a récupéré des cuisines de la prison :

— Quand je pense que les détenus mangent des bons plats tous les jours. C’est une honte par rapport à ce qu’on nous donnait.

Indéniablement, comparé au trio spaghettis/corned beef/chantefais des Restos du Cœur, la nourriture des détenus est plus variée. Qu’elle soit offerte au même titre que les dons des associations est par contre vécu comme une injustice. Parce qu’on a trop souffert ? L’autre, le « mieux traité », est un privilégié. Et qui plus est lorsque cet autre, le détenu, est considéré indigne de ce traitement dit meilleur en réalité dérisoire ? Un poison s’est installé : celui de la compétition que la misère impose.

Il y a parfois motif à se réjouir quand plein de boîtes sont ramenées. Des jours pour venir à bout de ces quantités mal évaluées, de ces menus qui n’ont pas plu, souvent à raison. Eux ont le droit de refuser de manger.

En revanche, ils ne peuvent refuser de s’habiller, au risque de l’être de force. Et comment eux s’habillent-ils ? À nouveau, il m’est facile de l’imaginer.

Rien à voir avec l’uniforme rayé noir et blanc des films américains. Au détenu incapable de se payer ses propres vêtements l’administration donne un ensemble jogging et pull marron informe en matière épaisse. Les détenus se moquent-ils de ceux qui le portent ?

L’absence de forme offre un avantage : une taille S convient à S, P, ou moi. Aussi, parce que j’ai grandi. J’ai poussé. À 13 ans je rattrape P en taille, pourtant de 3 ans mon ainé. P a toujours été de nature chétive. Plus petit, plus mince. Si on doit se bastonner à nouveau j’ai mes chances. On se bat, eux aussi. J’ai presque eu le dessus une fois. Avec S, par contre, pas moyen. Pas encore.

Une chance, S, P et moi ne sommes pas obligé de porter le jogging marron en journée. La honte de se pointer au collège ou au lycée. Seulement le soir, en guise de pyjama. Voler le stock de la prison évite d’en acheter.

Sa texture est si rêche que nous passons notre temps à nous gratter. Au point de déchirer le tissu et de le trouer aux aisselles, à l’entrejambe.

— Qu’est-ce que vous avez à vous gratter les couilles en permanence ? Vous avez des morpions ou quoi ?

A l’air amusé qu’il affiche lorsqu’il s’adresse à l’un de nous trois, j’identifie une blague, une similaire à quand on se gratte la tête et qu’il nous demande si on a des poux. Quelque chose qui devrait nous faire honte, une saleté dont on serait responsable. Le rasage de nos têtes est-il motivé par l’élimination du risque de poux ? La rase-t-on aux détenus ? J’ignore ce que sont des morpions, le mot m’évoque seulement un jeu à gratter.

Mais la blague devient réalité. Une épidémie se déclare à la prison et se propage jusqu’au personnel. Peu probable, mais S, P et moi sommes peut-être atteints.

À elle incombe ce type de responsabilités : la préparation d’inhalations chaudes, l’application sur la poitrine de pommade Vicks VapoRub en cas de crise d’asthme, l’administration de petits comprimés blanc au gout sucré que l’on obtient par une pression sur le tube, mini distributeur de bonbon Pez sans tête rigolote, il faut les avaler en se servant du couvercle car toucher le comprimé annule le pouvoir guérisseur.

Alors, elle s’est chargée de nous expliquer. Elle s’est entretenue avec chacun de nous 3, à tour de rôle. Elle nous a indiqué comment nous auto-examiner.

Après cet épisode il cesse sa blague.

La présence, parmi les coups, d’un espace où s’exprime le souci de prendre soin est aujourd’hui encore source d’étonnement. D’un côté, une tolérance, en tout cas aucune action n’est mise en œuvre pour les stopper. De l’autre, le recours à des remèdes en réponse aux petits tracas du quotidien, à l’efficacité certes douteuse mais cela importe peu. Il existe une démarche. Deux réalités parallèles, incompatibles en apparence, cohabitent sous un même toit.

Autre source d’étonnement, la façon dont les dépendances familières se maintiennent malgré la promesse de mieux formulée à notre arrivée à Fresnes. On n’a pas les moyens, on ne peut pas se le permettre, devoir rogner sur tout, encore. Sauf qu’à la dépendance des associations s’est substituée celle à l’économie souterraine de la prison. Une porosité double, en quelque sorte, à la fois entre les mondes délimités par les murs et entre le passé et le présent. La promesse de mieux, sans doute sincère, rattrapée par une inéluctable réalité : il y a des gens à qui il devra toujours manquer (S et moi supposons depuis des dettes, énormes, liées à une revente catastrophique de la maison).

D’autant que cette promesse de mieux est devenue même en se calquant sur le sort à eux, les détenus. J’adhère vite à l’idée que leur vie n’est au fond pas si terrible. Ils sont bien lotis, rien à voir avec ce qu’on peut parfois entendre à la télé.

D’abord, ils ne branlent rien de la journée. Ils sont « au club MED » (je mets un temps à comprendre le sens « être en vacances »). Et certains ont la chance d’avoir une cellule à eux. Comme Guy Georges, par exemple. Faut voir la manière dont l’administration le traite depuis son arrivée à la Santé. Au petit soin. Alors qu’un mec dans son genre, une balle dans la nuque, affaire réglée. Enfin bénéficier d’une cellule à soi reste une exception. La plupart sont partagées, avec des rats des cafards et des lits superposés. Est-ce que nos propres lits viennent de là ? Et puis, ils ont droit à une télé qu’ils peuvent regarder jusqu’à 22 h. Et s’ils peuvent se la payer, une PlayStation.

Et malgré ces conditions de vie, des détenus se tuent. Ou y pensent. À n’y rien comprendre. Au-dehors, on y pense. J’ignore si S et P y pensent, mais moi, oui. La manière de se tuer des détenus manque d’originalité. La détention limite les options. Ils se pendent avec des lacets de chaussures ou une ceinture si on a oublié de les confisquer, perdre son pantalon en permanence doit être pénible, ou transforment un tissu quelconque en corde de fortune, un drap déchiré par exemple. Déjà plus ingénieux.

Eux se tuent sans connaître les coups, ce curseur qui prend le pas sur tous le reste. Car en donner aux détenus est interdit par le règlement. Il s’en plaint fréquemment, cette administration trop coulante l’énerve. Possible en cachette, en théorie, certains collègues ne s’en privent pas, mais suffit d'une balance et la sanction disciplinaire tombe. Au bout d’un nombre indéterminé de blâmes, le renvoi. Trop risqué.

J’entrevois à peine que la logique des coups qui s’impose à moi est loin d’être une norme.

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