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Dîner.
Toujours la même place, interdiction d’en changer. S, P et moi d’un côté de la table recouverte de toile cirée, lui, elle et A de l’autre.
Lui et elle ont les meilleures places, face à la télé, dans notre dos. « L’or à l’appel ». Plus tard, « le Bigdil ». C’est surtout lui qui la regarde. Elle, elle damage control le repas de A, quatrième de la fratrie, âgé de quelques années.
Le public réclame l’ouverture du rideau. « Le rideau, le rideau ». Que cache-t-il ? Et si c’était la voiture pour une fois ?
La regarder, au risque de s’en prendre une bonne. Je me concentre sur mon assiette. Pendant les devoirs, elle hurle derrière moi, pareil. Un chant de sirène auquel il est tentant de succomber.
Je rêve de posséder une télé rien qu’à moi. Je m’enfermerais à l'intérieur de ma chambre et n’en sortirais plus, jamais. Et S, P et moi pourrions enfin terminer nos jeux vidéos.
La console branchée sur l’unique télé du salon nous oblige à découvrir un point de sauvegarde avant 19 h, sinon, toute notre progression, anéantie, anéantie par nous-mêmes, la mort dans l’âme nous pressons le bouton Power sans être parvenus à sauver des heures d’avancée laborieuse, suicide vidéoludique. Putain en verra-t-on un jour le bout de cet interminable cratère du CD 3 de Final Fantasy 7 ?
Car s’il trouve la télé encore occupée passée 19 h, alors, qui sait ce qui pourrait nous arriver, et surtout ce qui pourrait arriver à la console. Il serait capable de la balancer à travers la pièce. Hors de question de débrancher la Peritel en laissant allumée afin de reprendre le lendemain : « Je vais te la faire payer moi l’électricité, petit con ».
P, lui, il tourne la tête, assiette à moitié pleine. Le fou. Son attention traine pendant au moins 10 secondes. Une énorme claque derrière le crâne manque de le renverser de sa chaise.
— T’as intérêt à te magner le cul de terminer ton assiette ou c’est moi qui vais te la faire finir.
P se rattrape, de justesse, à la table, la vaisselle secouée provoque de nouveau mécontentent injurieux. P a le regard mauvais. Ce que lui nomme le « regard de travers ». « Tu oses me regarder de travers en plus ? ». Sans doute de bonne humeur il se contente de rappeler P à l’ordre.
— Tu t’écrases.
P me ressemble, il parait. Ou il ressemble à S. C’est ce que les autres disent. Les adultes, qui le confondent avec l’un de nous deux, et même ses copains de classe qui de loin m’interpellent par son prénom à la fête foraine de la Saint-Jean, trou noir de tentations et d’autotamponneuses qui aspirent les pièces de 10 francs thésaurisées des mois à l’avance.
Une apparence dédoublée, à l’intersection d’un diagramme de Venn de l’aîné et du cadet. Qu’on trouve à P une ressemblance avec S me semble logique. Une seule année les sépare. Mais moi, qui en ai 3 de moins.
Il est vrai que je le rattrape déjà en taille. Des heures à comparer les courbes de croissance de nos carnets de santé respectifs. La mienne au dessus de la moyenne, la sienne, en dessous. Mon poids à la naissance, 4 kilos et quelques, « gros bébé », avec un capital de départ pareil je ne peux que le rattraper.
La perspective de ne jamais devenir plus grand, pas seulement plus grand que P, mais plus grand que lui, m’obsède. Peut-on vraiment dépasser en taille quelqu’un de plus vieux ? L’écart en centimètres, frappé du même sceau d’irrattrapabilité que celui de l’âge.
Le lait renforce les os et aide à grandir grâce au calcium. Une publicité me l’a appris. J’en ingurgite au petit-déj, avec des céréales, au goûter je vide une gourde Agrigel décorée d’un pingouin, avec du chocolat en poudre, en unité SI un volume équivalent à 750 millilitres.
Le dos collé à celui de P, je balaye le sommet de nos crânes. Il me manque quelques centimètres. « Rêve pas ». P dit que je ne le dépasserais jamais.
Une différence fondamentale nous distingue P et moi. Face aux coups et à leurs menaces, je m’écrase. Systématiquement. Je m’écrase parce que j’ai compris que cela ne servait à rien de faire autrement. P, lui, ne s’écrase pas toujours.
« Tu t’écrases ». C’est ce qu’il dit quand il sent que la contestation monte chez l’un de nous 3. « Tu t’écrases ». Un signal, une alerte, pousser au-delà signifie les coups, assurés. S’écraser, disparaître, s’aplatir, se transformer en tapis, en paillasson sur lequel on s’essuierait les pieds.
Mais non, P persiste. Plutôt que d’en rester là et de vider son assiette, il tient tête. Il maintient ce regard de travers qui fait basculer un simple rappel à l’arbitraire en branlée. Pourquoi P fait ça, il devrait se soumettre, c’est quand même plus facile.
Je voudrais lui chuchoter d’arrêter, de baisser les yeux et de manger, mais ça se retournerait contre moi. Prendre le parti, de quelque façon, de celui qui reçoit les coups c’est déjà le contredire et en mériter à son tour.
Et lui, il a vu que P le regarde mal, que P lui montre les crocs, comme le chien.
Le chien a parfois le malheur de s’oublier. Lorsque personne ne le sort, par exemple. Il va chopper l’animal par la peau du cou, le traine à travers la maison et lui écrase la gueule dans la flaque de pisse, une explication des coups qu’il lui donne.
Le chien ne pige rien. L’innocence. Il couine, d’abord, les cris d’un animal qu’on bat ont de quoi vous déchirer le cœur. Puis après de longues minutes à accepter les coups de son maitre, les crocs sortent. Que l’animal se défende, menace de mordre (ce qu’il ne fait jamais) redouble la fureur des coups.
Et c’est ce que fait P. P montre les crocs lorsqu’à son tour il écrase sa tête dans une casserole rangée au placard encore humide alors qu’elle devrait être sèche. Dans la même situation, moi, je fais tout l’inverse. J’accepte. Faut pas imiter le chien. Le chien ne comprend pas.
Soudain, c’en est trop. Que P s’évertue à le fixer le fait bondir de sa chaise. Sous l’effet des coups, P tombe pour de bon par terre.
— Pour qui tu te prends petit merdeux ? Avec moi, tu t’écrases.
Le calvaire de P dure plusieurs minutes. Puis quand il estime l’avoir assez frappé, il lui ordonne de foutre le camp dans sa chambre. Elle proteste mollement, t’exagères de le renvoyer dans sa chambre, il a pas mangé.
Qu’est-ce qu’il lui passe par la tête à P, franchement. Faut s’écraser. Il n’y a rien à faire, s’écraser. On dirait qu’il a pas compris qu’il fallait s’écraser. Qu’il n’y avait pas d’autre solution.
J’ai un petit tableau noir et des craies dans ma chambre. Avec P, on joue à l’école. Il incarne le maitre et moi l’élève. Pendant qu’il explique au tableau la leçon du jour, je chahute, je pose des questions stupides, il essaye de ramener le silence dans la classe en me tapant pour de faux. On rigole.
Et si on inversait les rôles, pour une fois.
Je lui expliquerais la stratégie à adopter, la série de manips qui permettrait de triompher d’un boss de fin de niveau trop balaise.
Ne pas résister, cela ne sert à rien. Combat perdu d’avance. On est pas assez fort. Il faut attendre, attendre le jour où nous serons plus grands et plus forts.
Dès qu’on sent poindre les coups, mieux vaut se rouler en boule au sol immédiatement et économiser la douleur de la chute plutôt que de chercher à rester debout. C’est ce qu’il attend de nous, et c’est le meilleur calcul, quoi qu’il arrive.
Peu importe la situation, il ne faut rien dire. Se retenir d’exprimer le moindre mécontentement, la moindre plainte, parce qu’elle risquerait d’être sanctionnée, de déclencher les coups ou d’en aggraver l’intensité. Exemple : quand il nous rase la tête à la tondeuse au sabot trop petit, mieux vaut se résigner à être moche plutôt que de demander à être coupé moins court. Sinon, il se passe quoi, il enlève le sabot et nous rase à blanc, le contact de la lame émoussée sur nos peaux laisse des micro-coupures écarlates.
Et la haine, inutile de la montrer, il faut la garder dans la tête.
Imiter Jarod, le Cameleon de la trilogie du samedi soir. Il a 1001 raisons de vouloir se venger de ceux qui l’ont retenu captif au Centre. Cependant il élabore toujours des plans avant de confronter ses ennemis. Jarod n’est pas lâche, mais rusé.
Ce qu’il faut faire c’est la boucler, finir son assiette en silence, se lever, aller au frigo chercher les desserts destinés à S et P, selon l’arrivage des restos du Cœur des liégeois secoués afin de briser l’équilibre mousse crème chocolat et bien rigoler à la découverte de la bouillie cachée sous l’opercule doré, ou des Frutos au parfum que personne ne veut manger comme fruits exotiques tout en prétextant l’avoir choisi « par pur hasard », puis passer à côté de lui, le voir se marrer devant les pitreries de Vincent Lagaf », ne sentant rien venir, imaginer prendre son gros Opinel qu’il prend soin de nettoyer en le suçant et l’essuyant sur sa serviette avant de le replier, sortir la lame, la bloquer grâce à la rotation de la bague métallique, planter dans la gorge, taper assez fort, que la lame rentre en entier, bien viser surtout, bref et expéditif, je suis revenu sur mes projets de supplice interminable, trop compliqué, il faut savoir faire des compromis, que le coup par surprise interdise une réponse qui serait alors terrible, aucun intérêt de lui planter dans la main, porter ce coup peut-être juste après qu’il l’ait aiguisé sur cette longe tige à manche en bois dont le frottement produit des « couic couic » satisfaisant.
Quant à se défaire de l’effroyable sentiment d’incompréhension et d’injustice des coups gratuits, seul un esprit de l’escalier nourri par les décennies permet d’y suppléer.
Une qualité de l’arbitraire est de prétendre installer un ordre. D’apparence légitime, il ne tient, au fond, qu’à vous de le respecter. Ce qui s’exerce sur vous à une logique, un sens caché qui vous dépasse, doit être justifié.
Sauf que les coups n’ont pas grand à voir avec un traitement injuste.
La justice, une justice, domestique, aussi sévère soit son cadre, aurait le souci de trouver une peine compensant un tort causé au bien commun. Car elle sait que le châtiment n’a en soi rien de bénéfique, qu’il ne sert qu’à infléchir un comportement dans l’intérêt de l’enfant.
Elle punirait d’une intensité différente la bêtise la plus anodine et la plus grave, considérerait une forme de proportionnalité, entendrait la parole du puni qui cherche à se défendre de ce qu’il lui est reproché sans que cela ne se se retourne contre lui et empire son cas.
Les coups dépassent la question de l’éducation, ils ne sont que l’expression d’une potestas extrême.
Pas de justice donc, mais accepter de se soumettre à un pouvoir qui ne tolère aucune contradiction.