Suite à la reprise post-covid et surtout à la guerre en Ukraine, les marchés de l'énergie ont atteint leurs niveaux les plus hauts depuis la crise de 2008. Mais cette fois-ci, les cours élevés pourraient constituer un plateau et non un pic comme à l'époque. Alors que le président russe Vladimir Poutine devance les sanctions européennes en réduisant ses livraisons de gaz, l'Europe est à la merci d'une pénurie cet hiver. Et comme les marchés de l'énergie sont interconnectés (entre états et entre sources d'énergie), c'est toute l'Europe qui frémit.
C'est dans ce contexte que les patrons des trois grand groupes énergétiques français - TotalEnergies, Engie et EDF - ont signé une tribune détonante dans le JDD, nous invitant à réduire notre consommation, à faire la chasse au gaspillage, à la sobriété : "la meilleure énergie reste celle que nous ne consommons pas", "économiser l’énergie, c’est augmenter le pouvoir d’achat et c’est aussi réduire les émissions de gaz à effet de serre".
Des patrons de multinationales nous enjoignent de moins consommer leurs produits ! En écho, on apprend que le gouvernement d'Elisabeth Borne planche sur des mesures contre le gaspillage dans sa future loi pouvoir d'achat.
La guerre économique contre la Russie converge-t-elle avec la lutte contre le réchauffement climatique, pour engager la "transition écologique" tant annoncée ? Une révolution est-elle en marche ? Les grands patrons ont-ils succombé aux préceptes de la "décroissance" ?
Ne nous berçons pas d'illusions, cet appel pétri de bon sens apparent cache en réalité une grande hypocrisie conservatrice.
Quelle sera l'efficacité de cette n-ième exhortation aux petits gestes que l'on nous rabâche depuis les années 80 ? Éteignez les lumières, couper les appareils en veille, mettez un couvercle sur votre casserole, fermez le robinet quand vous vous brossez les dents, etc... Ce type de discours est devenu contre-productif car les personnes qui y sont sensibles réalisent déjà en grande partie ces petits gestes, et la sur-responsabilisation individuelle agace les autres (j'invite à relire ce billet de 2018 sur une initiative de quelques YouTubeurs naïfs).
Si notre consommation énergétique nationale recule un peu, c'est uniquement pas l'effet des hausses de prix sur les ménages les plus modestes qui, pris à la gorge, se retrouvent forcés de baisser leur chauffage et de réduire leurs déplacements.
Nos dirigeants, qu'ils soient patrons ou membres du gouvernement, sont-ils désarmés au point de devoir supplier leurs concitoyens à agir individuellement ? En réalité non, il existe de nombreux leviers qu'un gouvernement pourrait actionner pour réduire rapidement notre consommation. Il n'est pas nécessaire de chercher très loin, la récente convention citoyenne pour le climat avait formulé de nombreuses propositions dont les plus concrètes ont pourtant été écartées.
Voici quelques exemples que j'avais formulés à l'époque :
- taxer ou limiter le recours aux jets privés et à l'avion en général;
- réglementer les températures de chauffage et de climatisation des bureaux et des lieux publics;
- réduire ou interdire les serres chauffées (surtout au gaz);
- bannir les enseignes publicitaires lumineuses;
- suspendre la pratique des sports mécaniques;
- limiter la vitesse à 110 km/h sur autoroute;
...
Je pense même, que si de telles mesures collectives étaient prises de concert et annoncées dans un "effort de guerre" national pour le climat et en soutien à l'Ukraine, l'efficacité du discours sur les gestes individuels anti-gaspi en serait décuplée. L'action individuelle insignifiante en soi retrouverait un sens collectif.
Mais ces mesures ne seront pas prises, et c'est là que réside pour moi l'hypocrisie des appels répétés aux comportements vertueux. Culpabiliser l'individu et un stratagème pernicieux, visant à décharger l'Etat et les collectivités de leurs responsabilités : si nous consommons trop, c'est parce que les individus libres l'ont décidé et n'ont pas daigné rogner sur leur confort. Comme des dealers de drogue qui se justifierait de seulement rendre service à leurs clients.
Je ne cherchais pas dans ce billet d'humeur à dénigrer les "petits gestes" anti-gaspi, gestes qui gardent tout leur sens pour le porte-monnaie et ont un intérêt psychologique de prise de conscience de notre environnement immédiat. Mais prenons garde aux discours qui les instrumentalisent, ils ne nous disculpent en rien de notre responsabilité et seule une action collective et globale s'avèrera efficace. Gardons au moins conscience de ce subterfuge, car ne s'en remettre qu'à cette posture nous assure de la défaite, que ce soit dans la guerre économique contre la Russie, ou dans la lutte contre le changement climatique.