Cette tribune s'inscrit dans le cadre des débats initiés par l'appel Demain il sera trop tard et fait suite aux tribunes libres de Paul Ariès, Vincent Liegey, Marie-Louise Dubois et Renaud Duterme.
Lorsque le film de Cosima Dannoritzer, « Prêt à jeter », qui est à l’origine de mon livre « Bon pour la casse » a été produit, en 2010, il existait à ma connaissance, en tout et pour tout, deux livres consacrés à l’obsolescence programmé, celui déjà ancien de Vance Packard et celui plus récent de Giles Slade dont je me suis très largement inspiré. La sortie du film a sans doute été une sorte de déclencheur et a considérablement accru l’intérêt sur un sujet qui a commencé à toucher le grand public. Aujourd’hui de nombreuses études ont vu le jour, des propositions de loi ont été élaborées tant en Belgique, en France et en Italie, qu’au niveau de l’Europe, des rencontres avec des parlementaires et des industriels ont été organisées. Des actions en justice contre des entreprises ont été intentées. Une masse considérable de documents a ainsi été produite qui fait contraste avec la pénurie antérieure. Souvent répétitive, cette littérature ne modifie pas beaucoup les fondamentaux de la question, elle apporte cependant des précisions, permet d’enrichir les données, de nuancer certaines affirmations, offre de nouveaux éclairages et ouvre de nouvelles perspectives.

A défaut de sortir de la société productiviste de consommation et de croissance qui serait la seule façon vraiment efficace d’attaquer le phénomène à sa racine, la volonté de lutter contre l’obsolescence programmée s’est développée du côté du monde politique, par l’élaboration de divers projets de lois et du côté de la « société civile » par le développement des marchés traditionnels de seconde main (Emmaus), l’apparition, en particulier sur internet, de toutes sortes de sites d’échange (le bon coin), ou des formes nouvelles de résistance, comme les repair cafés (réunions souvent conviviales d’usagers et de bricoleurs où on amène ses appareils en panne pour tenter de les remettre en marche) .
Jusqu’à présent, les législations environnementales visaient plus les pratiques des consommateurs que celles des industriels qui font du lobbying pour influer sur leur rédaction aussi bien à Bruxelles qu’à Paris. Timidement, les choses sont en train de changer. La plupart des projets de lois proposés commencent en général par une condamnation pénale du phénomène, mais celle-ci est surtout symbolique, car il est à peu près impossible de donner une définition opérationnelle du phénomène. Comment prouver, s’agissant d’objets complexes, qu’il y a introduction délibérée d’une pièce défectueuse aux fins d’obliger l’utilisateur à acheter un nouvel appareil ? Les lobbies industriels, ceux des équipements électriques et électroniques, domaines particulièrement visés, n’ont pas tout à fait tort de prétendre que l’obsolescence programmée entendue dans le sens d’un complot ou d’un sabotage, n’existe pas. Certes, la durée de vie des équipements est limitée, mais cela, font-ils valoir, correspond au désir des consommateurs qui en leur grande majorité n’attendent pas la mort de l’objet pour acquérir un nouveau modèle. De ce point de vue, le téléphone portable est emblématique. Sa durée de vie moyenne est de 24 mois, mais le renouvellement se fait en général au bout de 18 mois et pour les jeunes 12 mois, et souvent moins ! Evidemment, le consommateur a été formaté par le marketing et l’industrie dans son ensemble porte une grande part de responsabilité dans ce comportement compulsif d’achat.
D’autre part, les mêmes lobbies contestent aussi les affirmations des associations sur le fait que les biens durables durent de moins en moins. Pour eux l’obsolescence programmée est tout simplement une « triste légende »1. Pour les associations de consommateur au contraire, les appareils tombent en panne plus tôt et les ménages sont contraints à en racheter plus souvent. Là encore, le débat est faussé, car les comparaisons sont toujours discutables, puisqu’on n’a plus affaire tout à fait aux mêmes biens et les différentes statistiques n’évaluent pas les mêmes choses. Chacun peut ainsi trouver des statistiques qui lui donnent raison. Même en admettant que la durée de vie des produits n’ait pas baissé, un esprit naïf pourrait s’étonner que les chercheurs soient capables de permettre à des chirurgiens de pratiquer des opérations à distance mais pas de faire en sorte qu’un réfrigérateur dure plus de dix ans. Les industriels eux-mêmes conviennent volontiers que la durabilité du produit n’est pas leur objectif marketing prioritaire et on les comprend…
Un autre argument plus pervers utilisé par les professionnels est celui de l’écoefficience. Les nouveaux appareils, les nouvelles machines seraient plus économes en matières premières et en énergie dans leur fabrication et dans leur fonctionnement. Ce recyclage « écologique » des industriels, véritable opération de greenwashing (verdissement ou ecoblanchiment), permet de justifier l’abandon d’anciens appareils pourtant encore en parfait état de fonctionnement pour l’achat de nouveaux produits qui consommeraient moins d’énergie. Cela n’est pas faux, et la réduction pourrait même être encore plus forte, si on renonçait à toute une série de gadgets énergivores, qu’il s’agisse de voitures ou de machines à laver, qui souvent annulent la baisse de consommation. Reste donc à faire un bilan complet. Dans la plupart des cas, l’économie réalisée est très inférieure au gâchis représenté par la mise au rancart de l’appareil, sans parler du fait que ces abandons augmentent considérablement les déchets. Abandonner un produit qui fonctionne encore pour l’achat d’un autre dont les consommateurs n’avaient pas besoin dans l’immédiat ne représente pas en règle générale un gain écologique et une diminution de pollution. Toutefois, le consommateur se laisse volontiers prendre à l’argument environnemental, et, mi-duppe mi-complice, s’achète une bonne conscience à moindre frais.Pour compenser le gaspillage énergétique que représente la mise à la casse d’une vieille voiture, par exemple, il faudrait conserver le nouveau modèle sur des décennies.
Enfin, l’une des difficultés et non des moindres de la lutte juridique contre l’obsolescence programmée réside dans le fait que les mesures prises ne pourraient vraiment commencer à fonctionner que si déjà tous les Etats membres de l’Union au niveau Européen les adoptaient. Et, même dans ce cas, en l’absence d’une improbable législation internationale, qui s’imposerait aussi bien à la Chine qu’aux Etats-Unis, les effets de mesures européennes communes resteraient limités.
Plus encourageantes peut-être sont les réactions et les initiatives émanant de la « société civile ». Une des conséquences non négligeables du débat public sur l’obsolescence programmée a été que les langues comment à se délier. Des ingénieurs en retraite ayant travaillé pour de grandes marques dénoncent certaines pratiques. Des initiatives naissent pour les contrecarrer. On peut citer la société de réparation « La Bonne Combine » situé à Lausanne, dont le but est de contourner les astuces qu’utilisent des fabricants d’appareils (le plus souvent électriques ou électroniques comme des appareils électroménagers), et qui a reçu le prix de l’éthique pour son combat contre « le tout jetable ». Les alternatives diverses fleurissent : des plateformes web d’échange entre utilisateurs s’organisent entre autres autour de la réparation de matériel électroniques et informatiques. On assiste depuis peu à un développement déjà signalé des « repair-café » lieux d’une résistance conviviale et concrète2.
Certes tout cela ne va pas très loin, mais constitue un petit pas dans le bon sens et surtout l’impact le plus important réside moins dans l’action immédiate que dans la contribution possible au changement des mentalités qui elle-même constitue un préalable à la nécessaire révolution de la décroissance.
Par Serge Latouche, professeur émérite d’économie à l’université d’Orsay, objecteur de croissance
1 Simavelec, Où il sera question de Garantie, de Réparations, de Pièces-détachées…, document 24 avril 2013, p. 22.
2 Make it up, Livre blanc du Festival d’obsolescence reprogrammée. Ed. Make it up, 2012.